Ce 19 août 2018, en début de soirée, Amrik Singh est encore au travail dans son épicerie du 43 rue Heurtault, à Aubervilliers. « Tout à coup, j’ai vu de la grosse fumée noire dans la rue », explique le commerçant en remontant le zip de sa veste de jogging bleue. Des flammes s’échappent des fenêtres de son appartement situé au dessus de sa boutique. « J’ai crié “putain mais c’est chez moi !” »
Six enfants, sa femme, sa belle-soeur et sa belle-mère sont à l’intérieur. Malgré l’intervention des voisins pour extraire la famille Singh, ils ne parviennent pas à faire sortir la grand-mère, âgée de 68 ans, qui périt dans l’incendie, complète Daljit, la femme d’Amrik. Cette dernière ne peut retenir ses larmes en évoquant la scène. « Entre le moment où on a appelé les pompiers, et le moment où ils sont arrivés, il s’est passé au moins quinze minutes », grince le père de famille. Cinq des six enfants présents dans l’appartement sont blessés, dont un grièvement. La belle-sœur d’Amrik est brûlée sur l’intégralité du bras droit.
Les Singh louent deux commerces mitoyens : un salon de coiffure et une épicerie. C’est dans les 96 m2 de combles de cette dernière, aménagés en logement, qu’ils vivaient à 12. Il y a Amrik et sa femme, Dajlit, ainsi que leurs quatre enfants ; leur tante, Jaswindes, son mari, Baljit, et leurs deux mômes ; et enfin les grand-parents. L’alimentation générale et leur appartement sont partis en fumée. Et les soucis ne font que commencer pour la famille originaire du Pendjab, en Inde. Ils vivent aujourd’hui à onze dans un taudis de 25 m2. Les enfants sont encore gravement traumatisés. Le brouillard administratif dans lequel ils sont noyés depuis un an n’arrange rien.
D’hôtels en taudis
Après l’incendie, la famille se retrouve sans domicile. Commence alors pour Amrik et son clan, un chemin de croix pour trouver un toit. Avec sa femme et ses enfants, ils sont placés par la Mairie dans un Ibis à Aubervilliers, avant que le département ne prenne le relais et les loge dans un hôtel social à La Courneuve. L’autre couple ne peut pas bénéficier de cet accompagnement : ils sont en situation irrégulière. En juin, Amrik et sa femme doivent quitter leur hôtel. L’ensemble de la famille finit par se réunir grâce à un membre de la communauté indienne, qui accepte de les héberger dans un local situé à Porte de Vanves. Le temps de trajet pour se rendre à la boutique et déposer les enfants à l’école passe de cinq minutes à une heure. Tous les jours, c’est lever à 6h , départ à 7, pour une arrivée à 8h15.
Mais, surtout, ils vivent désormais à 11 dans à peine 25 m2. Le confort de la pièce est plus que rudimentaire, seules les toilettes font office d’espace d’intimité. « On dort tous sur des matelas par terre. On regrette les hôtels, c’était plus confortable. On avait plusieurs chambres au moins », se désole Daljit dans un français hésitant :
« Ici c’est pas bien isolé et il commence à faire froid. Alors on va installer un petit chauffage, même si c’est dangereux. »
Douleurs palpables
C’est dans ces conditions que les Singh tentent de panser leurs plaies physiques et psychologiques. Jaswindes, l’adulte blessée, remonte la manche de son chandail et écarte son foulard pour montrer l’impressionnante cicatrice qui couvre tout son bras droit. Après l’incendie, elle est restée hospitalisée durant presque deux mois. Elle a encore du mal à le plier et se plaint régulièrement de douleurs. « J’ai mal, j’ai mal », explique-t-elle en anglais en montrant sa blessure. Smile Preet, âgée de cinq ans, a également été gravement touchée. La petite brune présente des traces de brûlures sur le torse et est toujours suivie pour des problèmes respiratoires.
Dans la tête des Singh, les stigmates sont peut-être encore plus profonds. Les enfants n’en dorment plus la nuit, les adultes ressassent. « C’était vraiment dur, les petits étaient alignés sur le trottoir, inconscients », se rappelle Amrik. Gilet Adidas sur les épaules, Daljit grelotte. Depuis la catastrophe, elle pleure régulièrement. L’avocate de la famille leur a conseillé de faire les démarches pour obtenir un diagnostic psychologique. Une étape obligatoire pour chiffrer d’éventuels dommages et intérêts. « Mais dans les centres médico-psycho-pédagogiques, il n’y a jamais de place avant des mois », répond Amrik pendant que la fille de Jaswindes joue avec les packs d’eau de l’épicerie. « En plus, vu qu’on déménage tout le temps, impossible d’avoir un suivi. »
La CAF leur réclame des sous
Pour subvenir aux besoins du foyer, M. Singh a transvasé l’épicerie brûlée dans le salon de coiffure de sa femme. Daljit est triste de ne plus pouvoir exercer son métier et l’aide maintenant à tenir le commerce. Un habitué entre dans l’épicerie, se dirige vers les grands frigos vitrés et s’empare de deux canettes de Heineken. Au moment de payer, il s’adresse à Amrik en portugais. « C’est là-bas que j’ai vécu en arrivant d’Inde, en 1998. J’ai même la nationalité, comme mes enfants », explique le commerçant en comptant la monnaie.
Il reprend et expose la situation avec des mots simples. En plus des problèmes financiers liés à l’incendie, le RSA que touchait le couple leur a été retiré en décembre 2018. Pire : la CAF leur a demandé de rembourser les trois derniers versements, de janvier à mars 2019, à cause d’une erreur informatique. De quoi rendre fou Amrik. « Comment tu peux demander 1.800 euros à une famille comme nous à cause d’un problème d’ordinateur ? », dit-il en écarquillant les yeux. « On ne dépense presque plus rien. Pour faire les courses, on pioche dans le stock du magasin. »
« Ils ont l’impression que toutes les portes sont fermées », commente leur avocate, Maître Azia-Mumtaz Taj. Amrik et sa femme sont noyés sous la paperasse administrative. Ils attendent un logement social, en vain. « On a essayé de leur trouver une solution en les mettant dans le plan de lutte contre l’habitat indigne », affirme Soizig Nédelec, adjointe en charge du logement à Aubervilliers. « Mais c’est compliqué car leur situation est peu claire et qu’ils n’ont rien déclaré depuis le RSA en 2018. »
Que pouvait la mairie ?
L’immeuble des Singh est situé au cœur du quartier du Marcreux, le plus vétuste d’Aubervilliers. Ici, pas de tours ni de barres HLM, le secteur est constitué de petits bâtiments pas plus hauts que trois étages. Les portes cochères en bois sont cassées, les boîtes aux lettres débordent et les cours intérieures sont jonchées d’ordures. Le 43 rue Heurtault, malgré son insalubrité apparente, ne faisait pas partie du programme national de requalification des quartiers anciens et dégradés (PNRQAD). Ce dispositif de lutte contre l’habitat indigne assure un relogement aux habitants dont l’immeuble serait détruit ou profondément réhabilité. De plus, le bâtiment des Singh, déclaré en péril en 2004, avait vu cet arrêté levé après des travaux du propriétaire. Mais pour l’avocate de la famille, la mairie n’a pas joué son rôle. « Le service d’urbanisme était forcément au courant que des personnes vivaient dans cet immeuble en mauvais état. Tout le monde savait. Mais on a fermé les yeux. »
La ville se défend, assurant avoir saisi son service d’assistance sociale et suivre le dossier du mieux qu’elle le peut. « L’immeuble n’était ni en péril, ni dépendant du parc social. On n’était pas tenus de prendre en charge la famille. On l’a fait car ça nous semblait humain », assure Soizig Nédelec :
« Pour autant, on ne peut pas faire du cas par cas et vérifier tous les logements d’Aubervilliers. »
« Un marchand de sommeil »
Les conditions du bail sont très floues. En 2015, la famille Singh signe un contrat auprès de la société civile immobilière (SCI) Saint-André, via un intermédiaire d’origine pakistanaise. Le propriétaire fait signer un bail commercial tout en sachant que les Singh y habiteraient, affirme la famille. Montant du loyer : 2.400 euros par mois pour un logement qui n’en est pas un. Les murs sont lézardés et les installations électriques à nu. Amrik dépose cette somme auprès de l’agence immobilière Foncia, qui n’a jamais semblé s’en émouvoir.
« Il y a eu tellement d’anomalies dans ce dossier. Foncia est une agence locale, elle était forcément au courant que le logement était vétuste et que des personnes vivaient à l’intérieur », explique l’avocate. « Le propriétaire a clairement profité de leurs lacunes en français pour leur faire signer un contrat véreux. » Après l’incendie, la SCI Saint-André lance une procédure d’expulsion contre la famille Singh. Alors qu’ils sont en Inde pour l’enterrement de la grand-mère, la décision tombe et le bail est rompu. Conséquence : même après réhabilitation ils ne pourront pas retrouver ce logement et le commerce situé en dessous. Ils gardent cependant l’ancien salon de coiffure, converti en épicerie.
Quelles étaient les motivations du bailleur ? L’argent, selon Maître Taj. Une aberration quand on sait que la SCI Saint-André appartient à la famille De Hulster, des notables spécialistes des investissements immobiliers, qui possèdent une dizaine de sociétés immobilières. « On est dans un souci d’investissement et de rentabilité. On peut clairement parler de marchand de sommeil », tacle l’avocate. Contactés par StreetPress, la SCI Saint-André n’a pas répondu à nos sollicitations et son avocat, Me. Bertrand Cahn, a refusé de s’exprimer.
Et maintenant ?
Jaswindes et son mari attendent les papiers. « La préfecture m’a dit qu’en janvier, je pourrai demander la carte de séjour car ça fera cinq ans que je suis en France », précise son conjoint en anglais. « Une fois régularisés, on pourra faire des démarches pour travailler et demander un logement social. » De leur côté, Amrik, Daljit et leur famille, espèrent toujours se voir attribuer un HLM, ou n’importe quoi qui leur permettrait de quitter leur local indigne à Porte de Vanves.
Pour l’heure, ils tiennent toujours leur deuxième commerce, le salon de coiffure transformé en épicerie qu’ils louent pour 1.200 euros mensuels. Problème : ils ont des impayés de 9.000 euros contractés lors du voyage d’obsèques en Inde et ne sont pas à l’abri d’une seconde expulsion. Une véritable épée de Damoclès pour la famille. « Ma femme hésite parfois à rentrer en Inde, elle en a marre », confie Amrik. « Mais même si c’est la merde pour nous ici, ce sera toujours mieux que ce qu’on avait au pays. »
Article en partenariat avec le CFPJ.
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