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    08/12/2020

    « Il en a percuté un puis deux, puis trois. »

    Un gendarme fonce en voiture dans une foule de Gilets jaunes, le parquet requiert une amende

    Par Léa Gasquet

    Décembre 2019 à Rouen, Bastien F., gendarme hors service, fonce en voiture dans une foule de Gilets Jaunes et fait trois blessés. Au procès, il plaide l’état de nécessité. Le parquet requiert une amende et une suspension de permis… temporaire.

    « Quand je les ai vus, inconscients, par terre, je me suis dis : “Il les a tués” », se souvient Jérome, 36 ans et Gilet jaune de la première heure. Il était présent le samedi 16 février 2019, pour l’acte 14, lorsqu’à Rouen (76), un automobiliste lancé dans la foule a percuté trois personnes. À la veille du procès, il repasse le fil des événements. En fin d’après-midi, le cortège s’engage dans l’avenue du Mont Riboudet, une large quatre voies bordée de garages et de concessionnaires automobiles. « Il y avait beaucoup de monde, on voulait faire une action de blocage du centre commercial », explique Jérôme. Deux motards saluent la foule d’un wheeling. Sébastien, second de cuisine, poursuit :

    « Il y avait la place de circuler. Une voiture est passée, puis une deuxième, mais la troisième s’est arrêtée. »

    Un gendarme fonce dans la foule

    Autour de la Peugeot Blanche, un attroupement se forme, le conducteur sort : « Qui a tapé sur ma voiture ?! » hurle-t-il, furibard. « Le véhicule nous a frôlés et je lui ai tapé dans la vitre », expliquera plus tard une jeune femme, aux policiers. Le ton monte. Par réflexe, Jérôme sort son téléphone et commence à filmer. La situation se tend, quelques œufs atterrissent sur le capot, la compagne du conducteur, descendue à son tour, crie que leur bébé est dans la voiture. « Le gars est remonté, il a mis un grand coup d’accélérateur et là boum ! » raconte Jérôme :

    « Il en a percuté un puis deux, puis trois. Le deuxième je le vois encore faire un tour dans les airs, on aurait dit une poupée de chiffon. »

    En juin 2019, alors que l’enquête préliminaire est toujours en cours, France Bleu Normandie révèle que l’automobiliste de 29 ans est un gendarme mobile.

    Des blessés

    Arrêté aussitôt par deux policiers, le conducteur est placé en garde-à-vue pour « violences volontaires aggravées » et ressort libre, quelques heures après. Les trois blessés sont alors toujours à l’hôpital. Olivier, 22 ans, a le pied cassé. Richard, 47 ans, a repris connaissance. Il s’en sort miraculeusement sans traumatisme crânien mais avec le coccyx fracturé et de multiples contusions. Quant à Reynald, « j’ai eu l’épaule déboitée, la clavicule cassée, les tendons et les ligaments arrachés ». Les médecins constatent une Incapacité totale de travail (ITT) de six mois. Le magasinier de 43 ans conserve des séquelles :

    « Au bout de six mois, je n’avais toujours pas récupéré 100% de mobilité. Comme mon boulot est physique, j’ai demandé un mi-temps thérapeutique, sur les conseils du médecin. Ça m’a été refusé… après 20 ans de boîte ! »

    Traumatisme suite choc, soucis financiers qui s’accumulent faute de pouvoir reprendre le travail, Reynald tombe en dépression. « Tout a basculé, ma femme n’a plus supporté mon état, on s’est séparés et moi j’ai dû retourner vivre chez mes parents », rembobine ce grand brun à l’air timide et aux épaules massives, une casquette vissée sur la tête.

    Le gendarme plaide l’état de nécessité

    Après plusieurs reports, l’affaire est enfin jugée ce mardi 8 décembre. Franck-Laurent Liénard, l’avocat parisien préféré des forces de l’ordre, a fait le déplacement jusqu’à la 4e chambre correctionnelle du tribunal de Rouen. La défense des gendarmes qui ont interpellé Adama Traoré, c’est lui. Celle du policier qui a éborgné Pierre Douillard, alors âgé de 17 ans à Nantes, c’est lui aussi. L’avocat du faux-policier Alexandre Benalla, encore lui.

    Maitre Liénard, qui entame sa plaidoirie en « compatissant » avec les victimes, invoque pour son client, le gendarme Bastien F., l’état de nécessité. Cette disposition définit l’irresponsabilité pénale de « la personne qui, face à un danger […] accomplit un acte nécessaire ». En somme, pour sauver la vie de son enfant et la sienne, Bastien F. n’aurait pas eu d’autre choix que de foncer dans la foule et de renverser trois personnes. « Il ne pouvait pas partir à faible vitesse sinon, il n’aurait pas pu sauver son bébé », insiste Me Lienard après s’être épanché sur la violences du mouvement des Gilets Jaunes lors des manifestations précédentes :

    « Entre une blessure occasionnée à ces gens, j’en suis désolée mais je me dois de le dire, et le décès d’un enfant d’un mois, il a fait un choix proportionné. »

    « C’est dommage que l’on n’ait pas le son car nous aurions pu vous entendre dire “Qui a tapé mon véhicule ? Qu’il se dénonce !” », remarque, à l’adresse du prévenu, la Présidente après avoir demandé le visionnage d’une vidéo de l’accident :

    « C’est de la peur, ou de l’agacement parce qu’ils étaient en train d’abîmer votre véhicule neuf, Monsieur ? »

    La voie où s’est arrêté Bastien F., à droite de l’avenue, était dégagée. Il aurait pu poursuivre sa route. Tous les témoins l’affirment. Pourquoi alors avoir dévié sa route en direction du cortège, interroge la présidente. « J’ai paniqué, j’ai baissé la tête pour éviter les projectiles et j’ai démarré franchement », se justifie le prévenu, tempes rasées, longiligne dans son pull kaki à larges côtes. « Pourtant sur cette photo, on ne vous voit pas tête baissée, mais bien levée au moment où celle de M. Richard R. heurte le pare-brise », le détrompe la présidente.

    Malgré des témoignages et vidéos qui contredisent le récit contrôlé par le gendarme pendant sa garde à vue, Bastien F. n’a jamais été reconvoqué. Sa voiture lui a même été rapportée à domicile, sur un plateau bâché, s’étonne Chloé Chalot, l’avocate de Richard. Un traitement de faveur pour le prévenu du fait de son métier ? « Ce qui est factuel, c’est que cette enquête a été beaucoup moins rapide que d’autres confiées au même moment à la cellule d’enquête spéciale dite “gilets jaunes” », souligne Me Chalot. La requalification des poursuites en « violences involontaires » a suscité l’incompréhension :

    « Mon client l’a très mal vécu. Il a vu cette voiture foncer sur lui. Cette qualification, c’est une violence supplémentaire qui lui est faite. »

    Une amende et une suspension temporaire de permis

    Le procureur assure fermement dans ses réquisitions « qu’il n’y a pas de citoyens de seconde zone ». Le gendarme, reconverti en agent administratif entre temps (1), ne sera pas trop mal traité dans son réquisitoire. Il requiert contre Bastien F. 2.000 euros d’amende et une suspension de permis de huit mois. « La peine compte peu pour mon client, l’important pour lui s’est d’être reconnu comme victime et indemnisé afin de pouvoir tourner la page », commente Me Chalot. Un an et demi après les faits, les victimes, visiblement très éprouvées, quittent le tribunal les larmes aux yeux. Les demandes de dommages seront jugées plus tard au civil. Le délibéré sera rendu le 4 janvier 2021.

    Photographie prise à Paris le 8/12/2018 par Yann Castanier.

    (1) Précision ajoutée le 9/12/20

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