En ce moment

    30/04/2025

    Après le meurtre d’Aboubakar Cissé, des croyants prennent la parole

    « La vie des musulmans ne compte pas en France »

    Par Inès Belgacem

    Après le meurtre d’Aboubakar Cissé dans une mosquée du Gard, de nombreux croyants ont dénoncé la violence et l’islamophobie du drame. Certains s’interrogent sur la place des musulmans dans la société française.

    « En France, en 2025, on meurt d’être musulman. » Il est presque 3 heures du matin, ce 26 avril, quand Inès Seddiki publie ces mots sur son compte Instagram. « Je n’arrivais pas à dormir, j’avais besoin de poser ce que je ressentais », souffle-t-elle à posteriori. Ils sont accompagnés de morceaux d’articles de presse sur le meurtre dans une mosquée du Gard (30) d’Aboubakar Cissé, la veille, après une attaque d’une extrême violence au couteau. « Je l’ai fait, je l’ai fait. Ton Allah de merde, ton Allah de merde », assène l’assaillant, qui s’est filmé. « Ceci n’est pas un fait divers », écrit Inès Seddiki :

    « C’est le résultat d’une islamophobie normalisée, institutionnalisée, de la piscine municipale jusqu’au sommet de l’État, de la gazette au JT, activement orchestrée depuis des années et facilitée chaque jour par le manque de courage de ceux qui regardent ailleurs. »

    La publication de l’activiste – connue pour avoir fondé Ghett’Up, une association de jeunesse qui milite pour la justice sociale – est relayée sur les réseaux sociaux et atteint bientôt les 10.000 likes, participant à une vague d’émotion collective.

    À LIRE AUSSI : Meurtre islamophobe à La Grand-Combe : la maire a-t-elle été hostile à la marche blanche ?

    « 57 coups de couteaux », répète quant à lui Amadou Dabitao, créateur du média Banlieusard Nouveau. « Se rend-on compte de la violence ? Il faut vouloir mettre 57 coups. Je fais beaucoup de sport, 57 répétitions de n’importe quel exercice, c’est dur ! Il faut beaucoup de haine pour y arriver. » « C’est ce qu’on sentait arriver », ont insisté toutes les personnes interrogées pour cet article. « C’est le climax de l’islamophobie : le meurtre d’un fidèle dans la pratique de son culte », explicite Imane B. Le présentateur Sébastien-Abdelhamid va même plus loin :

    « La mort d’Aboubakar divise la France et crée du débat. Selon qui tu es – une personne de couleur, étrangère, musulmane – une mort n’émeut pas de la même manière. »

    « Où peut-on exister en tant que musulman ? »

    Imane B., 26 ans, fait partie des militants qui tentent de se battre pour plus de vivre-ensemble. Elle est informée de la mort d’Aboubakar dès la première dépêche et ressent une « grande tristesse », suivie d’une « grande insécurité ». « Aboubakar n’avait que 22 ans. Il est mort seul, assassiné sans un bruit, alors qu’il voulait lui apprendre la prière. Le tueur a profité de sa bonne intention et de sa vulnérabilité, alors qu’il était dans une position de prosternation. » Elle pense ensuite : les mosquées sont des lieux ouverts à tous dans la tradition musulmane, dès lors qu’on enlève ses chaussures. « Ça me brise dans mes convictions ce qu’il s’est passé. Si un musulman ne peut pas se sentir en sécurité dans une salle de prière, il ne peut se sentir en sécurité nulle part. Je ne suis plus en sécurité nulle part. » Inès Seddiki rejoint ce sentiment, estimant que :

    « Notre monde [celui des musulmans] devient plus petit de jour en jour. Notre espace public se rétrécit. Nos espaces civiques aussi. En marge, nous sommes méprisés. En action, nous sommes criminalisés. Où peut-on exister (…) ? »

    Elle fait référence aux agressions de femmes voilées – comme ce lundi 28 avril, où un homme aurait arraché le foulard d’une croyante à Poissy (78) -, à la difficile représentation des personnes racisées dans les institutions de pouvoir, mais aussi à la surreprésentation des personnes issues de l’immigration dans les quartiers populaires, et les difficultés de s’organiser politiquement sans être pointé du doigt.

    « Le vivre-ensemble en chute libre »

    « Depuis 2001, je vois le fameux vivre ensemble en chute libre et le racisme monter en flèche », analyse Sébastien-Abdelhamid. Le présentateur de 42 ans cite les scores importants et constants du RN dans les urnes. « Si on m’avait dit, il y a 20 ans, que l’extrême droite arriverait aussi régulièrement au second tour de n’importe quelle élection, je n’y aurais pas cru. » Il ajoute :

    « Le racisme était un tabou et voter extrême droite, une honte. Maintenant, il faudrait respecter cette pensée politique et leur temps d’antenne… Évidemment que ça a des répercussions dans la réalité. »

    Hind Ayadi, militante de Garges-Lès-Gonesse (95) – qui a fondé l’association Espoir et Création pour donner de nouvelles perspectives aux jeunes de sa ville – s’émeut des prises de paroles de personnalités comme l’influenceuse d’extrême droite Mila Orriols, le polémiste Jean Messiha ou le militant identitaire Damien Rieu, tous les deux proches d’Éric Zemmour. « Ils peuvent vomir leurs merdes sur les musulmans partout, autant sur Internet que sur les plateaux télé, et rien n’est fait. » Il y a aussi les politiques, comme le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, qui n’a pas bousculé son agenda après le drame, et a réagi tardivement, selon l’avis des personnes interviewées. Le même qui disait – lors d’une conférence « contre l’islamisme », un mois plus tôt – « À bas le voile ». « Je l’ai ressenti comme une agression », confie Hind Ayadi, dont des amies et des membres de la famille portent le foulard et sont régulièrement discriminées pour cette raison. « On peut questionner le voile, c’est un sujet difficile dans un pays laïc comme la France. Mais qu’un ministre, qui plus est des Cultes, balance cette formule en meeting sous les applaudissements, ça m’a choqué. »

    « Les médias jouent un énorme rôle dans ce qu’il se passe. Ils reprennent sans tri ces paroles décomplexées et attisent un climat islamophobe », s’énerve Amadou Dabitao, le fondateur du média Banlieusard Nouveau, qui voudrait proposer d’autres représentations des minorités. « Le harcèlement médiatique et l’impression de n’être rien pour ce pays atteint tout le monde psychologiquement », résume Inès Seddiki de Ghett’Up.

    « Vous l’avez bien cherché »

    « On a fait de l’islamophobie un gros mot, on a fait de l’islamophobie un fantasme, on a fait de l’islamophobie une chimère », a réagi Sébastien-Abdelhamid sur son compte X, deux jours après la mort d’Aboubakar :

    « Aujourd’hui appelez-ça comme vous voulez, mais votre haine des musulmans en France tue… Dans une grande indifférence. Quand vous cesserez de hiérarchiser les vies en fonction de leurs couleurs, origines, ethnies, religions, etc, on avancera, en tant qu’humain. »

    Une utilisatrice répond : « L’immigration cause des morts à une échelle considérablement plus grande. Alors, s’il te plaît, un minimum de décence. » « Et votre religion, elle a tué combien de gens en France ? », écrit un autre. « Les chrétiens et les juifs sont les plus persécutés en FRANCE, pas les musulmans. Donc shut up ! », réagit encore une autre. Et puis il y a les invectives : « Barrez-vous ça va devenir de pire en pire pour vous partout en Occident… », « traître », « victimaire ». « Heureusement que j’ai du recul, parce qu’il faut avoir les nerfs solides », débriefe Sébastien-Abdelhamid :

    « Ça me fait surtout mal pour la France, parce que ces gens existent maintenant dans la réalité. »

    Même expérience pour Inès Seddiki, sous son post Instagram. « On n’a pas le droit de vivre une injustice, on nous opposera toujours le nombre d’agressés au couteau ou les drames d’une autre communauté », s’indigne l’activiste :

    « Le message, c’est qu’on ne fait pas partie de la communauté nationale, qu’on ne mérite pas l’empathie et qu’on l’a même un peu cherché. »

    « On sait qu’on est un problème pour une partie de la France, c’est clair », ajoute Amadou Dabitao, le fondateur du média Banlieusard Nouveau. « Quand tu compares la violence de la mort d’Aboubakar et la réception des faits, que fallait-il de plus pour s’émouvoir ? Une kalashnikov ? » Après un temps, il ajoute : « La vie des musulmans ne compte pas en France, c’est ce que je comprends. »

    « La moitié de la France danse la salsa »

    L’auto-entrepreneur de 32 ans se réjouit tout de même que des gens de la communauté musulmane, mais également en dehors, montent au créneau pour soutenir la famille d’Aboubakar Cissé, et participent aux rassemblements en son hommage, ce dimanche 27 avril. « Ça m’a fait du bien de voir son frère entouré », complète Hind Ayadi, la militante de Garges-Lès-Gonesse. Imane B. et Inès Seddiki sont plus critiques sur le moment de commémoration parisien. « J’ai ressenti un sentiment très bizarre Place de la République », explique cette dernière. Elle regrette le manque de monde et les prises de paroles désordonnées, ajoutant qu’à son arrivée des gens dansaient la salsa sans s’intéresser au rassemblement :

    « Ça a autant symbolisé notre manque d’organisation que le manque d’intérêt. La moitié de la France danse la salsa pendant qu’on crie qu’on meurt d’être musulman. »

    Un avis partagé par Imane B., qui estime « n’avoir pas été à la hauteur collectivement ». Elle énumère les heurts : le socialiste Jérôme Guedj chassé du rassemblement et insulté de « sioniste », des frondeurs ex-Insoumis pris à partie, des discours sans rapport avec le drame ou même avec l’islamophobie. « Si ce n’est pas l’électrochoc pour se réunir et agir collectivement en concorde, autant dans les forces de gauche que nationales, ça sera quand ? Il y a tellement de non-dits sur l’islamophobie, que ça ne fonctionne pas. » La jeune femme explique se sentir « blessée » et « heurtée dans ses convictions », autant devant cet échec que le climat actuel, explique-t-elle :

    « Je pensais pouvoir être Française, de confession musulmane, et pouvoir vivre normalement. Peut-être que je me trompe depuis le début et je n’ai pas de raison de croire qu’on va pouvoir effacer l’islamophobie et vivre ensemble. Ça fait vraiment mal, c’est comme une trahison. »

    « Je suis peut-être candide », s’interroge Sébastien-Abdelhamid sur cette même idée. « Je pensais que les problèmes de racisme se gommeraient naturellement avec le temps. À force de vivre ensemble, de se rencontrer, et de s’instruire. Mais non : le problème s’est transmis de génération en génération. » Si ses activités professionnelles sont toujours domiciliées en métropole, lui a quitté la France il y a plusieurs années pour les États-Unis :

    « J’aime mon pays, mais le climat était trop pesant. »

    En 2018, le présentateur expliquait à StreetPress les discriminations qu’il a pu vivre lorsqu’il portait la barbe. « Et je vis mieux ma foi aux USA, il n’y a pas photo. » Hind Ayadi, militante à Garges-Lès-Gonesses, a cette idée de départ dans un coin de la tête. Sa sœur a déjà passé le pas avec sa famille, fatiguée par les discriminations liées à son foulard. « T’as l’impression qu’on mène le combat seul », souffle-t-elle. « On se bat tous les jours avec nos armes – le droit, la mobilisation citoyenne, la fraternité – et ça ne marche pas. Je suis super inquiète », la rejoint Inès Seddiki de Ghett’Up. L’activiste, fatiguée mais persuadée, insiste :

    « Il faut une riposte structurelle et politique à l’islamophobie et pas seulement morale. On ne peut pas laisser ce travail sur les seules épaules de la communauté musulmane. On a besoin que ce soit un sujet national. »

    Photo de Une de Hamama Temzi.

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER