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« Depuis le début, on a une mission : rendre visible les invisibles et donner une voix à ceux qui ne l’ont pas. »
« C’est un exemple ! », tranche Amadou Dabitao, fondateur du média Banlieusard Nouveau, qui veut lui aussi écrire un autre narratif sur les banlieues. Plus jeune d’au moins une décennie, il considère Aboubakar Sakanoko comme un « grand frère » bienveillant. « Son énergie, son histoire, ça motive à entreprendre et, comme lui, à ne pas lâcher. »
En campagne
« Merci pour ce que tu fais, pour ton engagement, pour ta gentillesse. Frangin, merci pour ce que tu représentes », commence dans une tirade le Chairman – présentateur devenu emblématique de l’émission Oui Hustle, diffusée sur YouTube. Aboubakar Sakanoko, 45 ans, prend humblement les compliments, sans manquer de les retourner, un brin gêné dans ce rôle d’invité. Le Chairman en rit même :
« D’habitude, c’est toi qui pose les questions. Mais c’est à ton tour de passer à la casserole. »
Si le discret Aboubakar Sakanoko – qui préfère braquer les lumières plutôt que de les prendre – se plie au jeu de l’interview, c’est qu’il est en campagne de financement depuis début mai 2025. Il voudrait réunir 15.000 euros d’ici la fin août pour « devenir le média incontournable des quartiers ». « Il a fallu neuf ans pour créer un couloir et exister dans un certain paysage médiatique. Il faut que ça continue. » Pour l’occasion, Booska-P, Clique, Le Bondy Blog, Le Parisien, mais aussi divers podcasts dont French Baloo, Le Canard réfractaire ou GriceTv ont relayé son message et sa page Ulule. « Après tant d’années de métier, il a un ancrage sérieux : il connaît tout le monde et n’a jamais hésité à filer des coups de main », glisse Amadou Dabitao, qui l’a également invité sur Banlieusard Nouveau.
« Tu peux te présenter pour ceux qui ne te connaissent pas ? » Sur le plateau de Oui Hustle, le Chairman lance les hostilités. Aboubakar Sakanoko connaît bien le principe de l’émission : des entretiens fleuves et intimes. Alors le reporter déroule : né au Sénégal, il débarque enfant à Grigny la Grande Borne en 1981. L’aîné de la fratrie s’occupe des plus petits quand les parents partent au travail. Il passe du bon temps avec les gamins du quartier, qui sont restés des amis. Les années passent. Le journaliste revient sur les rixes entre Evry-Grigny-Corbeille, case quasi-inévitable pour les ados de 20 ans, comme lui. Il s’en sort grâce au rap, sa passion, mais voit des amis « tomber dans les pièges de la rue » et son « côté obscur ». C’est l’âge où il quitte l’école pour trouver un job de médiateur. Le début d’une carrière dans le social.
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Au quartier, il trouve un nouveau rôle, celui du « philosophe », explique-t-il, toujours prompt à discuter et à débattre. C’est lui, aussi, qu’on appelle pour régler les problèmes, arbitrer, pacifier, qu’il s’agisse d’embrouilles entre grands ou petits. Ce qui lui vaut les surnoms de « grand Bouba », « Black Bruce Wayne » [le nom civil de Batman], « Black justicier » ou « Black 10 ». Il commente en riant :
« Vu d’où je viens, je sais calmer et ramener à la discussion. »
Rétrospective
À la création de Block out Radio en 2014, ses fondateurs lui proposent d’animer une émission sur l’engagement citoyen. Le média associatif de Grigny voudrait des têtes locales pour faire vivre l’initiative culturelle. À 34 ans, Aboubakar Sakanoko refuse, méfiant vis-à-vis des médias. Sur son temps libre, il préfère se concentrer sur ses projets dans le rap, avant de tout lâcher et d’accepter un an plus tard avec une idée précise en tête :
« Je voulais créer mon parti politique. Je me suis dit que c’était un bon tremplin. »
Le rappeur conscient voudrait se tailler son costume de politicien, prêt à aucune compromission. Il lance Disons-nous les choses, une émission de débats à bâtons rompus, sans langue de bois :
« On parlait comme on le faisait dans la vraie vie. C’est quelque chose qu’on ne voyait pas à la télé ou ailleurs à l’époque. »
DNLC a des audiences variées, avec des jolis coups à plusieurs dizaines de milliers de vues, comme lorsqu’il décide d’aborder en trois épisodes le racisme entre noirs et maghrébins :
« C’était YouTube VS reality ! Les gens avaient des émotions, ils voulaient se rentrer dedans. C’est un tabou qui remonte à 40 ans, qu’on a tous vécu, mais dont on ne parle pas. »
Après un temps, le reporter ajoute : « C’était un sujet difficile, mais ça a permis d’asseoir l’émission et de se construire une crédibilité. »
Sur le terrain politique, le présentateur a aussi fait de belles audiences en invitant Kémi Séba, militant panafricain et suprémaciste noir, multi-condamné pour incitation à la haine raciale et antisémitisme. « Je n’étais pas au courant des condamnations », botte-t-il en touche, arguant s’être davantage intéressé à son parcours de militant pour la cause noire.
Il y a aussi cette émission où Aboubakar Sakanoko a invité son père et ses deux oncles à raconter leurs vies d’immigrés africains en France, de 1950 à aujourd’hui. Un podcast cher à son cœur, puisqu’il a été envoyé et visionné dans le village d’origine de sa famille, à Tambacounda, au Sénégal. « Mon oncle a participé à une autre émission comme celle-ci. Il n’y aucun autre espace où l’on peut préserver la mémoire de nos familles comme ça », ajoute Amadou Dabitao, fondateur du média Banlieusard Nouveau. Et lorsqu’il décide de partir sur le terrain en 2016, le premier reportage d’Aboubakar Sakanoko se passe à Beaumont-sur-Oise, après la mort d’un jeune dans la cour de la gendarmerie de Persan, Adama Traoré.
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« Je me suis calmé »
Aboubakar Sakanoko s’est finalement pris au jeu des talks et des reportages, jusqu’à en oublier ses velléités électorales. Il a d’ailleurs hérité d’un nouveau surnom, le « PPDA des quartiers ». Après avoir crapahuté dans la quasi-totalité de la banlieue parisienne avec son acolyte JRI (caméraman), et enchaîner les heures de débats en plateaux, il voudrait calmer la cadence. Non pas du journalisme, mais plutôt de tout ce qui entoure cette activité qu’il garde pour ses soirées et ses week-ends. La journée, Aboubakar Sakanoko est toujours « référent insertion » pour des jeunes de 16 à 29 ans à Massy (91). Un job qu’il affectionne. Mais le « Black justicier » est aujourd’hui fatigué :
« Je me suis calmé après m’être consommé un certain temps. »
Sa bougeotte tient à « son besoin de s’occuper pour éviter de tomber dans la déprime », diagnostique-t-il. Le journaliste a le spleen, rêve d’espaces verts et de voyages, plutôt que des étendues de bitume où il a toujours évolué. Retrouver sa famille aussi, qu’il a parfois délaissé au profit de la cause. « Je conseille aux plus jeunes d’entreprendre, mais de doser et de consacrer du temps à leur vie perso. » Cette levée de fonds, c’est sa chance de professionnaliser une activité jusque-là non rémunérée. Un coup de boost pour une émission « d’intérêt public », insiste-t-il. « Où l’on peut se dire les choses. »
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Pour soutenir Disons-nous les choses et Aboubakar Sakanoko, vous pouvez faire un don sur sa cagnotte Ulule jusque fin août