En ce moment

    15/02/2021

    « Je veux qu’on soit le premier média de France »

    Hamad, boss de Booska-P, le média qui talonne Brut et Konbini

    Par Inès Belgacem , Yann Castanier

    Avec deux potes mais pas un rond, Amadou Ba a fondé en 2005 le média rap Booska-P. En 15 ans, le trio a créé un petit empire qui talonne les géants Konbini et Brut. Portrait.

    « Ah mais le Macron du rap est là ! », sourit Hatik en saluant Amadou Ba. Le grand homme de 38 ans au sourire communicatif est plus connu sous le surnom d’Hamad de Booska-P. Voilà 15 ans qu’il a cofondé le média rap le plus puissant de France en toute indépendance. L’équipe de Booska-P est venue interviewer le rappeur dans les locaux de son label pour leur nouveau documentaire, « Hatik l’ascension ». Un portrait de la révélation de la série Validé.

    Booska-P comptabilise en moyenne et par mois plus de 3 millions de visites sur son site, 17 millions de vues sur YouTube et près de 2 millions d’abonnés sur Instagram. De quoi talonner les audiences du mastodonte du divertissement Konbini ou de viser celles du géant Brut. En parlant quasi exclusivement de rap, une prouesse. « Si tu me proposais de mettre un billet sur lui, j’en mettrais deux ! Deux kichtas ! », sourit son ami de longue date, Alassane Konaté – producteur historique du label Din Record. Lorsqu’ils se rencontrent autour de 2005, Hamad est un garçon discret, effacé derrière l’égérie Booska-P Fif Tobossi. « C’est mon tempérament, je fais le show… Hamad, lui, n’a pas besoin. Il n’est pas trop, il est juste », commente l’intéressé. Les deux gamins d’Évry-Courcouronnes (91) ont à peine une vingtaine d’années lorsqu’ils commencent à filmer les rappeurs de leur quartier et à ouvrir leur site, avec leur copain codeur Alexis. « Hamad a toujours été l’homme de l’ombre », explique Alassane Konaté :

    « Mais dans les coulisses, il a pris sa place de leader. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/capture_insta_booska_p_2021-02-15_a_10.24.00_1.png

    Booska-P comptabilise en moyenne et par mois plus de 3 millions de visites sur son site, 17 millions de vues sur YouTube et près de 2 millions d’abonnés sur Instagram. / Crédits : DR

    L’entrepreneur

    Hamad ne participe pas à tous les tournages, mais celui-ci est un peu particulier. Ce documentaire avec Hatik est le second produit par Booska-P, après un premier sur la superstar Damso. L’équipe l’a suivi à Kinshasa, où il a fait la promotion de son dernier projet, QALF. « Il y avait un coup à faire, on était le seul média vidéo français. Mais c’était un bordel, on ne savait même pas pourquoi on y allait… » L’album n’étant pas annoncé, la comm’ du rappeur a gardé sa sortie secrète jusqu’à la fin. Hamad a failli annuler à cause d’un problème de visa. Difficile de s’en procurer en dernière minute :

    « C’est mon coiffeur qui connaissait quelqu’un à l’ambassade du Congo qui nous les a trouvés. Ne me demande pas comment ! J’ai juste filé un billet et je n’ai pas posé de question. »

    Booska-P compte déjà une quinzaine de formats : « Dans la Gova », un remake de l’émission « Carpool Karaoke » version rap français ; Ou « Un son en une heure », où – comme l’indique le titre – un artiste a une heure pour livrer un morceau inédit. Des vidéos innovantes et modernes, qui ont fait du média l’un des leaders français du divertissement.

    Avant de cartonner sur YouTube, Booska-P est à l’origine un site de passionnés qui propose des vidéos en immersion avec des rappeurs. Le média raconte les coulisses d’un milieu qui à l’époque peine encore à être pris au sérieux dans les années 2000. Le nom est emprunté à l’un des personnages du film La Cité de Dieu, celui du jeune garçon qui prend en photos les habitants des favelas, Buscapé. « Booska-P ce n’est pas une success story mytho ! On nous a vu quand on était personne, avec nos petites caméras toutes nulles. », se souvient Fif Tobossi. Lui et Hamad se font connaître à coup de freestyles inédits et d’exclus, jusqu’à imposer leur média dans le milieu. Fif poursuit :

    « Les Melty, Brut et Konbini se sont lancés à coup de milliards d’euros. Booska-P n’est pas qu’un site de rap : c’est un mental ! Booska-P c’est la fierté des mecs d’en bas. »

    À l’époque, Hamad vient d’arrêter sa fac de ciné et travaille dans un vidéo club parisien. « Ce n’est pas un journaliste. Son truc c’est la gestion, c’est un meneur d’hommes », juge Alassane Konaté. À mesure que l’équipe s’agrandit, Hamad devient rédacteur en chef puis manager, pour finir patron.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/yc_hamad_bosska-p_005.jpg

    Amadou Ba, 38 ans, est plus connu sous le surnom d’Hamad de Booska-P. / Crédits : Yann Castanier

    Virage

    « On a dû se renouveler. Et puis on avait l’impression de tourner en rond », raconte Hamad. L’année 2016 marque un tournant dans la longue histoire de Booska-P. Cette année-là, ils passent à côté d’un certain Niska, devenu depuis une machine à disque de diamant. « Alors qu’il était de chez nous, d’Évry… » Hamad sait l’importance de rester à la page. Son site s’adresse principalement aux 16-24 ans. À la même époque, Booba lance OKLM, son média urbain décliné en site, télé et radio. Une structure qui semble démarrer avec d’énormes moyens. « Booska-P marchait très bien. Mais Hamad a vu arriver le truc et a voulu moderniser avant même d’avoir une baisse », commente Florian Lecerf, chargé du management stratégique chez Booska-p et fondateur de l’agence de conseils en communication 135 Média. « J’aime bien la compet’, tant que ça reste sain. Ça nous pousse à donner le meilleur », commente Hamad. Les deux hommes ont trois objectifs : moderniser l’image du média, le faire grandir en développant les réseaux sociaux, et s’investir davantage dans le brand content.

    Depuis 2005, Booska-P a fondé son modèle économique sur la vente d’espaces publicitaires sur son site. Avec le brand content, le média propose aux marques de les mettre en avant dans leurs contenus vidéos ou des articles. C’est ce que Booska-P a pu faire avec Oasis, en tournant une série de quatre épisodes – nommée « Dans la street » et diffusée sur leur YouTube – avec le rappeur Koba la D, l’humoriste Vargass, le duo d’acteurs Les Déguns et le champion olympique Tony Yoka. Chacun raconte une journée dans son quartier, pour finir à l’épicerie du coin avec une bouteille de la marque brandée aux couleurs de la ville. « On a travaillé avec Netflix, Disney, Puma, Instagram… », énumère Hamad, qui ne donne aucun tarif, en bon businessman.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/yc_hamad_bosska-p_009.jpg

    « J’aime bien la compet’, tant que ça reste sain. Ça nous pousse à donner le meilleur » / Crédits : Yann Castanier

    Mais c’est leur partenariat avec Apple Music qui a permis à Booska-P de se développer de manière exponentielle à partir de 2016. C’est Florian, à l’époque âgé de 21 ans, qui mène la négociation. « J’étais tellement stressé. Hamad m’a dit : “Ne nous sous-vend pas, mais on a besoin de ce contrat alors ne pousse pas trop”. » Après un temps, il poursuit :

    « J’ai demandé beaucoup plus que la première proposition d’Apple… »

    C’est passé ! De son côté, le média s’engage à créer et mettre en avant les playlists de la plateforme de streaming qui se lance, et de rédiger des contenus écrits brandés Apple – dont sa série « Le Secret de la création » ou « Les 11 rappeurs à suivre » de 2017. Et pour la première fois, Booska-P « a fait de l’argent », explique Hamad. « Jusque-là, on avait une gestion de bon père de famille, en étant à l’équilibre sans jamais trop dépenser. Cette fois, on a tout réinvesti. » Booska-P amorce une perte en 2017, avant de tripler son chiffre d’affaires en 2018.

    Investir sur la jeunesse

    Montrouge (92). Hamad fait le tour de ses locaux flambant neuf et encore vides. Un grand open space, une salle de réunion, trois studios. Aux murs sont accrochés les disques d’or de tout le rap français. Il en avait tellement qu’il a dû se séparer d’un certain nombre pendant le déménagement. La rédaction était située une rue plus haut. Mais avec son équipe qui s’agrandit, le patron a dû voir plus grand. Il a doublé ses effectifs depuis 2016, avec des commerciaux, mais aussi de nouveaux présentateurs et journalistes :

    « J’aime prendre des jeunes qui n’ont rien fait et les former façon Booska-P. C’est une fierté de pouvoir dire : “La première fois que vous les avez vu, c’était chez nous”. »

    Netflix ou TF1 ont déjà tenté de débaucher ces « talents », comme il les appelle. Pour interviewer l’une de ses recrues, il faut passer par le patron qui sait verrouiller sa comm’. Sarah Harouri est l’animatrice lifestyle du média. « J’ai passé 15.000 entretiens avant d’être prise, c’était Koh-Lanta », rit-elle. À l’époque, elle ne connaît rien à YouTube, n’a jamais fait d’animation et postule comme journaliste écrite. « Hamad m’a coaché les premières vidéos. Il a été bienveillant et à l’écoute. Et quand il voit que tout roule, il donne les clés de la maison ! » Comme les autres animateurs, Sarah Harouri est une égérie Booska-P et une mini-influenceuse. Et là encore, c’est Hamad qui manage : « Mon compte Instagram est comme un prolongement de Booska-P. Les contenus avec des marques doivent être validés. On partage quand c’est du placement de produit. »

    Le boss est aussi sorti de l’ombre, lui qui ne s’était jamais vraiment montré, en animant tous les mois l’émission « L’Oeil de la Rédac ». « Jusqu’à maintenant, on avait Fif qui incarnait la passion de ce média. Il nous fallait quelqu’un pour incarner l’angle business et entreprise », contextualise Florian Lecerf :

    « Pendant nos premiers deals de Brand Content, des responsables des marques passaient sur les tournages et nous disaient : “Je ne pensais pas que vous étiez si pro”. Comme si ça les étonnait… »

    Petit à petit, Hamad a endossé son rôle de patron. Lui qui a appris le management et la gestion sur le tas. « Il a évidemment plein de doutes, mais il sait être à l’écoute et n’hésite pas à demander conseils », explique Alassane Konaté. Couteau suisse chez Din Record pendant des années, récemment nommé responsable du nouveau label de distribution ADA chez Warner, il a cinq ans de plus et de l’expérience à revendre. « Je l’ai pris comme un petit frère. On vient de la même ethnie sénégalaise, les Peuls. On a les mêmes réflexes culturels, ça a matché très vite. » « On appelle ça le “quart d’heure smoothie” : je l’appelle en panique, on se voit. On discute deux ou trois heures en buvant des smoothies et je rentre requinqué et motivé », sourit Hamad, qui lui joue le grand frère pour toutes ses jeunes recrues. « Il manie la double casquette de boss et de pote. Tu n’as jamais ce genre de relation avec ton patron ! Mes parents connaissent Hamad, je parle toujours de lui », rit Sarah Harouri, arrivée à 25 ans chez Booska-P.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/collage_booksa_p.png

    Petit à petit, Hamad a endossé son rôle de patron, mais il tient à garder une gestion familiale de son entreprise. / Crédits : Yann Castanier

    Hamad a une gestion familiale de son entreprise et il est persuadé que ça lui vient de son éducation. « J’ai grandi dans une famille africaine de huit enfants. » Son père arrive dans les années 70’ en France, avant de ramener sa mère une décennie plus tard. « Mes parents étaient des villageois sénagalais. Pour eux, c’était l’Eldorado ici. » Ils font tous les deux des ménages. « Mon père a été monsieur pipi à l’agora d’Evry. Il s’est tué à la tâche avec deux ou trois tafs en même temps. On n’a jamais manqué de rien. » Sa grande sœur les aide avec les papiers administratifs. Lui garde les plus petits de la fratrie. Vite responsabilisé, le garçon commence à travailler très tôt. Il commence lui aussi par des ménages dans des centres commerciaux :

    « Ça m’a appris que je ne voulais pas faire ça. Et c’est aussi pour ça que Booska-P ce n’est pas l’usine : je veux qu’on vienne tous travailler avec l’envie. Sinon, ça ne sert à rien. »

    Voir en grand

    Avec son expérience, il pourrait aller travailler ailleurs « et gagner beaucoup plus ». « Mais ma liberté, je ne veux pas la céder. » C’est ce qu’il expliquait à son père, lorsqu’il avait des doutes sur son activité en 2005. Hamad lui promet qu’il se donne un an. « Les parents africains n’échangent pas forcément beaucoup avec leurs enfants. Mon père c’était tout le contraire : il avait le même tempérament rigolo que moi », sourit-t-il :

    « On parlait beaucoup de Booska-P. C’était mon confident. Il ne comprenait rien mais il m’encourageait. »

    Son père est décédé il y a cinq ans. Il a vu son fils semer ses graines durant plus de dix ans. « Aujourd’hui, il récolte ce qu’il a semé », résume Alassane Konaté. « Entre le Hamad d’il y a 15 ans et aujourd’hui, une chose n’a pas changé : sa volonté de vouloir faire péter le truc ! »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/yc_hamad_bosska-p_002.jpg

    « Plus j’avance, plus je m’imagine en magnat des médias. C’est nous qui allons acheter. » / Crédits : Yann Castanier

    Booska-P s’est placé comme une référence. Les grands patrons sont les trois cofondateurs, actionnaires à parts égales. Alexis est toujours là, discret. « Il sort rarement de chez lui », rigole Hamad. Fif Tobossi a fondé sa boîte de production, 696 Storyfilm. « J’ai fait le tour de plein de trucs, j’avais besoin de développer mes propres projets », explique ce dernier. Et Hamad mène le navire. Pendant longtemps, les cofondateurs répétaient que la meilleure des choses qui pouvait leur arriver était d’être racheté. Le géant Webedia, qui détient Allociné ou jeuxvidéo.com, s’est montré intéressé un temps. Des labels aussi. Ou encore le rappeur Sofiane. Aucune de ces propositions n’a été à la hauteur des attentes des fondateurs. Hamad conclut :

    « Plus j’avance, plus je m’imagine en magnat des médias. C’est nous qui allons acheter. »

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER