Pour Ismaël, mentir n’a jamais été une option. À 31 ans, après un burn-out, il quitte la direction d’un lieu queer emblématique des nuits parisiennes qu’il a cofondé. Motivé à retrouver un travail en tant que coordinateur de projets dans le monde du spectacle, il envoie plus de 120 candidatures en un an, à travers toute la France. Aucune réponse. « Je me disais : “Je ne vais jamais y arriver”. » C’est là qu’il passe au « testing » — changer de nom sur son CV. Ismaël devient « Julien Fauché ». « Soudainement, j’ai eu trois entretiens dans la même semaine », dit-il. Ismaël comprend que ces refus n’ont rien à voir avec ses expériences ou ses compétences mais avec son origine maghrébine : « Ça a été douloureux. »
Fatma, une Lilloise de 29 ans, a depuis longtemps enterré son prénom pour trouver un job. « Fatma est trop connotée musulman », selon elle. Dès ses 18 ans, elle le troque pour Leila, son deuxième prénom. « J’ai directement vu la différence dans mes candidatures, c’était plus facile. On me rappelait », assure-t-elle. Après des études en informatique, elle candidate à des postes de cadre dans le secteur. Elle efface aussi de son CV le nom et la localisation de son lycée. « Je trouve qu’il indique trop ma provenance sociale », explique celle qui souhaite à tout prix accéder à la classe supérieure. Sur le papier, elle s’invente des activités sportives « chères », réservées « à l’élite », comme le tennis ou l’équitation. Elle n’y connaît pourtant rien.
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La discrimination raciale est le premier motif de discrimination à l’embauche selon le baromètre de 2021 du Défenseur des droits qui y est consacré. StreetPress a échangé avec une dizaine de diplômés âgés de 22 à 35 ans ayant menti sur leur CV. Certains transforment des stages en contrat ou s’inventent des compétences pour sortir de la précarité. Tous dénoncent les difficultés, la pression pour trouver un travail en tant que « jeune sorti d’école » et les discriminations sociales et raciales.
Changer ses stages en contrat
« Sur mon CV, j’écris que mes stages sont des CDD », explique Emma, 26 ans (1). Depuis maintenant six mois, elle cherche un emploi de chargée de production dans l’audiovisuel, le cinéma ou le documentaire. Des milieux très fermés selon elle. Après des dizaines de candidatures laissées sans suite, elle se met à enjoliver la réalité. « J’ai directement menti avant d’essayer », balance Ian (1), plus confiant. « La première fois, c’était pour mon alternance. Dans mes expériences professionnelles, j’ai mis que j’étais en CDD d’été avec la mairie de ma ville pendant plusieurs années, alors que je n’y ai travaillé que deux étés », lâche le communiquant. Il ajoute :
« J’ai aussi gonflé mes certifications. Par exemple, je n’ai pas été diplômé de mon master d’histoire mais je le note sur mon CV. »
Pour lui, c’était la seule façon de décrocher une place dans le secteur de la communication. « Je n’allais pas mentir à 100 % sur des trucs trop flagrants, mais juste “améliorer” mes expériences et gonfler mes compétences. »
Agathe (1), 31 ans et consultante, reconnaît avoir « triché » sur son CV pour intégrer des postes dans le milieu du conseil. Pour contourner les logiciels de recrutement, qui trient de façon algorithmique les candidatures en leur attribuant une note de compatibilité accessible par la suite aux recruteurs, elle raconte avoir ajouté un texte blanc sur fond blanc — invisible à l’œil nu mais lisible par les algorithmes — des logiciels ou des compétences qu’elle ne maîtrise pas.
Motivée, elle bourre son CV de mots-clés techniques, recherchés dans son milieu : le langage de programmation Python permettant de coder ou encore des outils de datavisualisation, bien qu’elle n’ait suivi qu’une initiation. « Grâce à cette technique, mon CV est référencé », explique-t-elle. « Ça m’a aidée à passer plus rapidement la présélection », résume-t-elle. « À cette époque, mes parents avaient des problèmes d’argent et je devais rembourser mon prêt étudiant. »
Sortir de la précarité
« Au début, j’étais honnête et gentil. Mais ça ne marchait pas, j’ai commencé à changer la réalité », plaisante amèrement Ethan (1). À 18 ans, il fait sa rentrée à l’université et cherche un job alimentaire. Face aux difficultés d’être recruté sans expérience, il s’invente des jobs en hôtellerie et dans la restauration. Il est embauché dans la foulée.
« Je ne trouve pas ça justifié de demander de l’expérience à mon âge et pour cet emploi », ajoute Roméo, 27 ans, aujourd’hui kiné, qui trouvait alors du travail dans des missions d’intérim. À 18 ans, lui aussi a dû mentir pour trouver des « petits boulots » pour payer son école. S’il s’est arrêté là, Ethan a continué les petits mensonges sur ses expériences professionnelles.
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Le fabulateur part à Londres « sur un coup de tête », et alors qu’il n’a qu’une licence d’anglais et n’a jamais enseigné de sa vie, il s’invente des expériences et devient prof de français. « Je crois que j’ai le syndrome de l’imposteur », souffle-t-il. Ironie du sort, Ethan se découvre une vocation pour le métier : il est officiellement professeur d’anglais contractuel dans un lycée, dans le Sud de la France.
Trouver sa place
Emma, la chargée de prod dans l’audiovisuel culpabilise de devoir mentir. Ce sont ses amis du milieu qui l’ont encouragé car « tout le monde le fait ». Elle dénonce : « Les emplois “juniors” sont remplacés par des offres de stages. Les recruteurs prennent des stagiaires alors qu’il s’agit de missions pour junior. »
Ismaël, l’intermittent du spectacle, n’a jamais osé se présenter aux entretiens sous son alias, Julien Fauché. Trop mal à l’aise. Il a hésité à porter plainte avec l’association SOS Racisme avant de se résigner : « Ça demande de l’énergie, du temps et de l’argent aussi. Le spectacle, c’est un milieu fermé, je ne veux pas passer pour l’emmerdeur. » Il a depuis trouvé un travail, sous-qualifié par rapport à ses compétences, mais dans le domaine artistique.
(1)Les prénoms ont été changés.
Illustration de Une par Yann Bastard.
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