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    07/11/2025

    Salaire impayé, journée de 12 heures, prud'hommes

    « Je me sentais comme une esclave » : Marwa, victime de l’exploitation des contrats saisonniers agricoles étrangers

    Par Lou Brayet

    Persuadée de trouver en France un avenir meilleur, Marwa débourse 6.000 euros pour obtenir un contrat agricole et ainsi quitter la Tunisie pour Berre-l’Étang, en PACA. Elle y connaît l’exploitation avant de voir son contrat brisé, sans être payée.

    2 juin, Berre-l’Étang (13) – Marwa (1), Tunisienne de 38 ans, s’épuise le dos courbé dans des serres agricoles où sont cultivés légumes, racines et tubercules. Le travail consiste à trier et à ranger les produits dans des caisses. Toute la journée, elle se baisse, coupe, ramasse. Et recommence ce rythme « dur » et « physique ». Elle se lève à 3 h 30 pour quitter Marseille à l’aube, le travail s’étale de 6 heures à 18 heures, y compris les dimanches et les jours fériés. « Je me sentais comme une esclave », bredouille Marwa. Pour ce CDD de quatre mois payé mensuellement 1.800 euros — salaire qu’elle n’a jamais touché —, elle a déboursé 6.000 euros. L’affaire est désormais aux prud’hommes.

    Cette ancienne professeure de sport pensait avoir trouvé une issue à ses huit ans de chômage en Tunisie. En janvier, elle franchit le seuil d’un café tunisien où, dit-on, « on peut acheter un contrat de travail pour la France ». Le tarif : 6.000 euros, l’équivalent de quarante SMIC tunisiens (en Tunisie, le salaire minimum mensuel ne dépasse pas 150 euros). Après avoir contracté un emprunt, elle verse le montant à un intermédiaire qui lui promet ce poste agricole dans le Sud de la France. Cet investissement justifie l’espoir de renouveler son CDD pour obtenir un titre de séjour permanent.

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    Marwa doit d’abord obtenir une autorisation de travail et un visa. Elle envoie à son intermédiaire les documents demandés : passeport et carte d’identité tunisienne. Quelques semaines plus tard, elle reçoit par mail son autorisation de travail saisonnier. L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) de Tunis la convoque pour une visite médicale obligatoire. Contacté, cet organisme public explique n’avoir « aucun rôle dans la validation des contrats de travail », ce sont les plateformes de la main-d’œuvre étrangère qui s’en chargent. En cas de suspicion de fraude, la structure peut néanmoins « faire des signalements auprès des services concernés ». Comme TLScontact (2), entreprise de services consulaires basée à Tunis, qui délivre le visa de Marwa en « un temps record », se souvient-elle. Tout semble officiel.

    Après avoir laissé en Tunisie son fils à ses parents, elle arrive à Marseille où se trouve son logement. C’est à Berre-l’Étang, à quelques kilomètres de là, qu’elle prend son poste d’aide agricole en maraîchage-horticulture le 2 juin.

    Heures non payées et rupture de contrat abusive

    Au bout de cinq jours de travail, Marwa réalise qu’aucun contrat n’a été signé. Le document lui est finalement présenté à la hâte. En le relisant, elle découvre la première entourloupe : son employeur, José C., a daté le début du contrat au 7 juin, effaçant ainsi cinq jours de travail.

    Contacté par téléphone, le patron portugais de 59 ans, reconnaît un travail « physique » mais reproche à Marwa de ne pas avoir fourni les efforts attendus. « Elle ne faisait rien », vocifère-t-il. Son épouse, travaillant à ses côtés dans l’exploitation, aurait demandé à Marwa « d’aller ramasser des aubergines et de les couper au sécateur ». La travailleuse aurait refusé puis réclamé un CDI. Elle se serait rendu compte de la dureté de l’emploi, que José qualifie de « contrat de merde ». Il s’emporte :

    « Elle foutait le bordel ! »

    Marwa réclame son salaire, refusant de céder à la violation de ses droits. Une dispute éclate. José lui interdit de revenir et rompt le contrat. Du 2 au 8 juin, Marwa déclare avoir travaillé 7 jours consécutifs pour 56 heures. La semaine du 10 juin, elle dit avoir effectué 28 heures, soit un total de 84 heures non rémunérées. Face à ces accusations, José dément : « Je l’ai payée, c’est elle qui a refusé le chèque ! » Il assure avoir expédié une lettre recommandée contenant le règlement. Problème : Marwa ne dispose d’aucun compte bancaire en France.

    Quant aux horaires, José C. conteste tout dépassement. Selon lui, Marwa travaillait « de 6 heures à 14 heures du lundi au samedi ». « C’est ce qui est déclaré », précise-t-il. « Nous ne sommes que trois sur l’exploitation » — lui, sa femme et un ouvrier — pour gérer « 3 hectares et 5.000 mètres carrés de tomates ». Il admet avoir embauché quatre autres travailleurs étrangers par le passé, sans « jamais » avoir eu de problème avec eux. Soudain, il s’interroge :

    « Marwa est encore en France ? Elle n’a pas le droit ! »

    Dès la rupture du contrat OFII, le travailleur perd ses droits au séjour et la validité de ses papiers.

    « Un état de détresse absolue »

    Marwa, en pleurs, se rend au commissariat de Berre-l’Étang mais les gendarmes refusent d’enregistrer sa plainte. Son dernier espoir est la Cimade, une association de défense des droits des personnes étrangères. Le 16 juin, elle pousse la porte de la permanence marseillaise et, pour la première fois, se sent écoutée. Jean-Luc Cipière, militant de l’association, la reçoit dans « un état de détresse absolue ».

    L’association l’oriente vers Jane Becker, avocate en droit du travail. Face au silence de l’employeur, elle saisit le conseil des prud’hommes d’Aix-en-Provence pour rupture abusive du contrat et salaire impayé. Le procès est toujours en attente d’une date.

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    De son côté, José C. confirme avoir reçu la lettre recommandée de l’avocate. Mais il ne l’a « jamais ouverte » malgré le nom inscrit au dos. Il ignorait, dit-il, que sa salariée l’avait poursuivi. L’échange se tend. Il raccroche. (3)

    Réservoir de main-d’œuvre précarisée

    Le cas de Marwa n’est pas isolé. « Les arnaques aux contrats de travail semblent avoir explosé à partir de 2021 », observe une chercheuse spécialiste de ces questions, Anouk Smolski Brun. En cause : une réforme de l’Organisation territoriale de l’État. Avant 2021, les autorisations de travail étaient délivrées localement par des services proches de l’Inspection du travail permettant de vérifier le respect du Code du travail par les employeurs. Depuis 2021, cette compétence a été transférée au ministère de l’Intérieur et centralisée sur une plateforme nationale unique. De fait, la procédure simplifiée a fait exploser le nombre de demandes, sans moyens supplémentaires pour les traiter.

    Les affaires se multiplient. À Malemort-du-Comtat (84), en 2023, 17 saisonniers marocains ont attendu leur salaire après des mois de travail agricole, hébergés dans des conditions indignes, sans eau et sans électricité. Pour Anouk Smolski Brun, de telles dérives sont structurelles. Malgré un discours contre l’immigration toujours plus répressif ces dernières années, l’État « est toujours friand » d’avoir sur son territoire un réservoir de main-d’œuvre « précarisée et vulnérabilisée » par des droits au travail révocables.

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    Dans l’affaire Malemort-du-Comtat, les deux exploitants ont été mis en examen pour « traite d’êtres humains ». Une condamnation « possible » pour José C., prévient l’avocate de Marwa. Deux procès pourraient avoir lieu : l’un aux prud’hommes ; l’autre au pénal pour « traite d’êtres humains ».

    (1) Le prénom a été changé.

    (2) Contactée par StreetPress, l’entreprise TLScontact n’a pas donné suite à nos sollicitations.

    (3) Contacté par StreetPress, José C. n’a plus répondu à nos sollicitations.

    Illustration de Une par Mila Siroit.

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