Joinville-le-Pont, Val-de-Marne (94) – À 17 heures, Alex, installé à la terrasse d’un kebab, trempe ses frites dans un pot de sauce samouraï. « Premier repas de la journée », sourit-il. Depuis quatre mois, son quotidien se résume à amasser quelques pièces pour se remplir le ventre. En ce week-end de fin d’octobre, le trentenaire résume : « Il y a six mois, j’avais encore ma boîte dans le sud. Un soir, une voiture m’a percuté de plein fouet. » Alex, montre la cicatrice qui lui traverse la joue. « J’ai passé des mois à l’hôpital, j’ai perdu ma société. J’ai découvert que ma copine me volait de l’argent et me trompait. Je suis rentré à Paris, sans rien. » En juin, sans famille sur qui compter, Alex se retrouve à dormir dehors. Au-dessus de son maigre avant-bras, il a un tatouage avec le nom de sa grand-mère, la seule parente qu’il ait connue.
Après deux mois de galère dans la capitale, à subir les vols et les violences de la rue, Alex prend le RER A et descend à Joinville-le-Pont, commune d’environ 20.000 habitants (chiffres de 2022). Il connaissait de nom pour sa réputation de « jolie banlieue » parisienne. Sur les bords de Marne, à une trentaine de minutes de Paris, ce semblant de campagne suffit à l’apaiser. Il y rencontre Bruno, avec qui il dort sous le même pont et partage un passé similaire.
En juin, sans famille sur qui compter et après un accident, Alex se retrouve à dormir dehors. / Crédits : Antoine Goullin
Malgré les efforts de l’État, qui a triplé les places en logement social en Île-de-France depuis 2012, 125.613 personnes seraient sans domicile fixe sur toute la région francilienne.
Fuir la violence de la rue
Abrité sous un pont de Joinville, Alex range son sac de couchage. Sur d’anciennes photos, on le reconnaît à peine tant la faim lui a creusé les joues. Son sac à dos de 32 kilos devient plus lourd de jour en jour à porter. « À Paris, dans un parc, un soir, on m’a frappé à la tête avec une barre de fer. On m’a tout pris, même mes chaussures », lâche-t-il. Encore traumatisé par ces souvenirs, il ajoute :
« Un soir, j’ai vu un homme se faire poignarder dans son sac de couchage dans un parking, près d’une gare. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. »
Fin octobre, le collectif Les Morts de la rue a fait état de 912 personnes sans domicile fixe décédées dans la rue en France en 2024. L’Île-de-France concentre 37 % des décès.
Après deux mois de galère dans la capitale, à subir les vols et les violences de la rue, Alex prend le RER A et descend à Joinville-le-Pont. / Crédits : Antoine Goullin
Alex se roule une cigarette. Son périple parisien était marqué par des allées et venues entre parcs, gares et devantures de boulangerie, mais aussi par d’interminables trajets en bus à la recherche de distributions alimentaires. « J’étais tellement crevé, je me souviens à peine de ces semaines-là. » Bien qu’agité par de nombreux tics, Bruno, son compagnon de galère, l’écoute. Lui aussi a connu les courtes nuits. « Gare de Lyon, les Halles, Porte de la Chapelle, c’est l’enfer sur Terre entre le crack, les vols et les coups de couteau. Il fallait que je parte », enchaîne-t-il, emmitouflé dans sa parka rouge. Cet ancien éclairagiste n’a plus d’appartement depuis fin août. Il ne pouvait plus payer son loyer, malgré ses petits boulots « non déclarés ».
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« À Joinville-le-Pont, au moins, on se sent un peu plus en sécurité », assure Alex, même s’il concède connaître les mêmes galères : les rats, la faim, le froid et les contrôles de police incessants.
Ne plus se sentir invisible
« Même si les Joinvillais n’ont pas l’habitude de voir des SDF, ils demandent comment ça va, pourquoi nous sommes là », raconte Bruno, en montrant les familles qui font leur balade ce dimanche. « Ici, on est traités comme des êtres humains », confie-t-il d’une voix cassée et inquiète. « Parler, ne plus être vus comme une nuisance, ça aide vraiment mentalement. » Alex confirme :
« À Paris, personne ne te voit, personne ne te calcule. Tu fais partie du paysage. »
« Paris rend la vie difficile. La survie plus facile », rétorque Aude Laupie, sociologue au sein de la Brigade d’assistance aux personnes sans-abri de la Mairie de Paris. « On y trouve davantage de travail “au black”, de revenus issus de la manche ou de distributions alimentaires. » Si les structures parisiennes sont complètement surchargées, « rien ne garantit qu’elles ne le soient pas dans le Val-de-Marne ».
« La société, je la vois comme une bulle de savon. Plus tu restes dans la rue, plus tu t’éloignes du centre », explique Alex. / Crédits : Antoine Goullin
De son côté, Alex — inscrit dans des dispositifs d’aide de la ville et du département — attend depuis plus d’un mois pour déposer sa première demande de logement social. Le délai moyen est de deux ans et neuf mois dans le Val-de-Marne. Il ne désespère pas. Et pour l’aider, Alex est suivi sur Paris par une psychologue bénévole : « Ça m’aide à traiter tout ça dans ma tête », confie-t-il du bout des lèvres.
Se faire discret
« La société, je la vois comme une bulle de savon. Plus tu restes dans la rue, plus tu t’éloignes du centre. Rester propre, rester actif, lire, c’est ma façon de rester dans la bulle », explique-t-il. Alex commence ses journées vers 6 heures avec pour but de trouver un endroit où se laver et déjeuner, après s’être rasé. Se déplaçant souvent en bus, il n’ose pas y poser son sac de peur de prendre trop de place. « Tu vois, c’est là que couper mes cheveux, me brosser les dents, ça aide », dit-il en souriant. « Les gens pensent que je rentre du camping, ça m’évite les regards et les contrôleurs. » Alex descend presque chaque matin près du Secours catholique de la ville voisine de Saint-Maur-des-Fossés (94).
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L’association propose un accueil de jour avec des douches, des machines à laver, des cours de français et une aide administrative. Dans leur local, une quinzaine de personnes attendent : « 70 % des gens viennent de Paris mais on est souvent obligés de les refuser, faute de place », observe Nesrine Kerbouche, bénévole. « On voit de plus en plus de détresse, bien que les dons affluent dans cette ville plutôt aisée. Sans ça, on ne tiendrait pas. » La violence dépasse le périphérique : « L’an dernier, un homme a été tué pour une dispute autour d’un colis alimentaire », poursuit-elle.
Manque d’hébergement
Un autre bénévole pointe du doigt la politique anti-sociale de certaines villes du Val-de-Marne, qui « refusent de construire des logements sociaux ». Depuis 2013, la loi impose pourtant à chaque commune une part minimum de 25 % de logements sociaux. À Saint-Maur-des-Fossés, où la part reste bloquée à 10 %, la commune a dû verser 5,5 millions d’euros d’amende à l’État en 2024. La municipalité de Joinville-le-Pont assure que « dès 2026 » la ville dépassera les 25 %.
Fin octobre, le collectif Les Morts de la rue a fait état de 912 personnes sans domicile fixe décédées dans la rue en France en 2024. / Crédits : Antoine Goullin
Elle déclare soutenir depuis 2024 la construction de « 324 logements sociaux », mais pour Tony Renucci, conseiller municipal d’opposition, cette annonce est à relativiser : « Elle construit surtout des logements intermédiaires comme des résidences étudiantes, que les personnes en détresse ne peuvent pas se payer. On comprend vite la logique de garder Joinville comme une ville bourgeoise. »
L’Île-de-France concentre 37 % des décès. / Crédits : Antoine Goullin
Des accusations fermement démenties par la municipalité qui précise à StreetPress que « 84 unités seront destinées aux plus précaires ». En 2021, la mairie a pourtant fermé un gymnase qui servait d’abri hivernal pour neuf personnes. Cette dernière se justifie en évoquant la fin du financement de l’État du dispositif ainsi que « des plaintes d’associations sportives ». Elle affirme avoir depuis lancé un nouveau centre d’hébergement pérenne de 60 places, qui devrait ouvrir « dans les prochaines semaines ».
« Une chance de s’en sortir »
En octobre, une bénévole du Secours catholique de Joinville-le-Pont propose à Alex un CDI de technicien en informatique, soumis à une période d’essai, à Vélizy-Villacoublay (Yvelines). « Un boulot, c’est la chance de m’en sortir », explique-t-il. Il espère obtenir un logement dans le Val-de-Marne, là où il a ses habitudes. Sur le pont, il contemple les feuilles orangées tombant sur la Marne :
« Ça peut paraître bizarre, mais cet endroit va me manquer. À Paris, le plus dur, c’était de se lever le matin face à tout ce gris. Ici, quand le soleil se lève et fait briller la rosée dans l’herbe, c’est beau. »
Il a appris récemment qu’il n’était pas reconduit après sa période d’essai. Il dit avoir obtenu un autre emploi, cette fois-ci en tant que surveillant des traversées scolaires. Il commencera mi-décembre. Quant à Bruno, son camarade de fortune, il a quitté Joinville-le-Pont. Il aurait enchaîné les crises de panique et recommencé à boire. Il dort aujourd’hui devant la Gare de Lyon.
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