Il est presque deux heures de l’après-midi à Sarajevo et l’atmosphère est feutrée. Les importantes chutes de neige de la veille et de la matinée ont réduit l’éventail de couleurs à la portion congrue : blanc pour la neige, noir pour les routes et les arbres. Avec les montagnes qui cernent la capitale bosnienne, on se croirait presque en Suisse ou en Autriche : il ne manque qu’un chant de Noël et une tasse de glühwein pour donner la touche finale à cette atmosphère typique de marché de Noël.
Le chant vient finalement, mais ce n’est ni « Douce nuit », ni « Mon beau sapin » : il est 13h52, et c’est l’heure d’al-asr, la prière musulmane de milieu d’après-midi. Dans le pays montagneux qu’est la Bosnie-Herzégovine, la présence de mosquées et de l’Islam est le fruit d’une très longue histoire. Ici, l’Islam est un pont entre l’Orient et l’Occident.
Chorizo et décolletés
Jasenka, 24 ans, habite Sarajevo. La silhouette longiligne et un diplôme de psychologie en poche, elle se confie : « Je suis musulmane mais je ne porte pas le voile. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire. Je bois de l’alcool aussi, mais je ne mange pas de porc… tout simplement parce que je n’aime pas ça ». « Je ne veux pas trop en manger », reprend de son côté Sabina. Mais pour cette étudiante en droit de 20 ans, il arrive que les restrictions alimentaires se taisent face aux gargouillements de son estomac : « Lors d’un voyage en Croatie, je mourrais de faim après un trajet en bus… J’ai sauté sur la première pizza au chorizo que j’ai vue ; je l’ai dévorée ! ».
Chaque jour à Sarajevo, cet islam se donne en représentation. La pratique religieuse est assez faible dans la capitale bosnienne (environ 90% de ses habitants sont bosniaques, donc a priori musulmans) et il y a à peine plus de femmes voilées qu’en France. « Ici, les filles portent le décolleté musulman », s’amuse un expat’ français qui nous désigne du doigt les jeunes femmes qui passent dans la rue, bien plus dévêtues que la traditionnelle Parisienne.
« Je n’ai aucun problème avec le fait de porter un décolleté, reprend Sabina. C’est en contradiction avec les préceptes de l’islam, mais c’est comme l’alcool et plein d’autres choses que les gens font. L’important, c’est la foi et la personnalité ».
L’Islam suisse, très largement issu des Balkans
Diapo – Les minarets de Bosnie
L’écart entre la représentation générale de l’Islam qui peut exister en France et la réalité de la communauté bosniaque est saisissant. Et ici, la votation suisse reste en travers de la gorge. Bashkim Imeni, docteur en sciences politiques résidant en Suisse et spécialiste des questions albanophones, a compris que les Européens de l’Ouest n’avaient rien compris à l’Islam des Balkans, cet Islam qui compose la grande majorité de la communauté musulmane helvète.
Les initiateurs de la votation affirmaient l’incompatibilité fondamentale de l’islam avec l’identité géographique et culturelle suisse. Pour Imeni , c’est l’inverse : L’Islam des Balkans est « un islam européen ayant évolué et mûri dans un environnement socio-historique particulier, celui des Balkans, connu, hélas pour des drames collectifs, mais aussi pour être une mosaïque de la diversité et un pont culturel entre l’Orient et l’Occident » .
Jasenka : pas forcément pour les minarets, mais contre leur interdiction
L'Islam des Balkans en 5 dates:
- 866: Le pape Nicolas écrit que les musulmans constituent un problème pour la région du Danube.
- 1389: Les Ottomans l’emportent contre les Serbes, à la bataille du Kosovo.
- 1526: Suleiman le magnifique bat les Hongrois, à la bataille de Mohács. Il scelle l’alliance franco-ottomane contre les Habsbourg mais échoue devant les portes de Vienne.
- 1974: Tito définit une nationalité musulmane. Les Musulmans sont un de ces peuples qui constituent la Yougoslavie communiste.
- 1984: Le régime communiste de Zhivkov en Bulgarie lance un programme d’assimilation. Les musulmans doivent adopter des patronymes bulgares et de renoncer à leurs traditions : circoncisions ou rites funéraires.
Pour Jasenka, c’est que les Européens ont toujours « recherché un ennemi commun: pendant la [Seconde] guerre [mondiale], c’étaient les Juifs, et maintenant, de plus en plus c’est l’islam ».
Sabina rappelle de manière pédagogue que « la construction d’un minaret n’a aucune signification religieuse. Les minarets ne sont mentionnés ni dans le Coran ni dans aucune écriture sainte : c’est bien plus un symbôle d’une revendication d’un pouvoir politique ». Elle en conclut alors que vouloir construire des minarets peut provoquer et n’aidera pas « à faire la paix entre les religions » et que dès lors cela va contribuer à la propagation de la vision fondamentaliste de l’islam ». Au dernier moment, toutefois, elle rajoute ceci : « Ça n’en est pas moins une violation de la liberté de culte et cela contredit les valeurs fondamentales de la Constitution de la Fédération Helvétique… Je pense que la construction de ces minarets aurait du être autorisée ».
Un Islam plus européen que les Européens
A bien regarder, les bosniaques et les peuples « balkano-musulmans » seraient presque plus européens que les Européens. Deni, un sarajévien de 23 ans, président d’une ONG de jeunesse, aime citer la devise de l’Union européenne, « Unie dans la diversité ».
Que ce soit en Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBiH), en Albanie ou au Kosovo, c’est à dire sur les territoires avec une population majoritairement musulmane, on voit toujours d’un oeil très favorable une adhésion future à l’Union européenne. Dans un récent sondage , 76% des individus interrogés en FBiH déclaraient que l’appartenance de leur pays à l’Union européenne serait « une bonne chose ». Ce taux monte à 88% en Albanie et jusqu’à 93% dans les régions albanophones du Kosovo. C’est à comparer aux 26% de Croates (majoritairement catholiques) et aux 50% de Serbes (majoritairement orthodoxes). Une preuve, une énième s’il en est, de la forte adhésion des communautés balkaniques de tradition musulmane aux valeurs et aux idéaux européens.
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