Il est midi à la Concrete. Sur la terrasse du navire amiral de la nuit parisienne, c’est l’heure du ravitaillement. Abrités sous une vaste tonnelle, une cinquantaine de clubbers prennent un peu l’air après avoir usé leurs chaussures sur la techno sombre des DJ Behzad et Amarou qui jouent ce dimanche au rez-de-chaussée du bateau. « Le matin à Concrete, on voit surtout des gens qui enchaînent après une nuit de teuf. À partir de 14 h, il y a un turnover », raconte Pete, le régisseur de la soirée, casquette vissée sur le crâne et talkie à l’oreille.
Faire la teuf un dimanche en matinée ? C’est la recette qui a rendu célèbre la Concrete. Depuis l’été 2011, ses organisateurs proposent un after qui ouvre à 7h du mat’ sur une grande péniche amarrée sur la Seine juste en face de la Cité de la Mode. L’événement réunit les fans hardcore de techno. « Pendant un moment, ils ont même mis une physio à l’entrée. Elle faisait des commentaires sur ta tenue et elle t’interrogeait sur le line-up du soir », se souvient Kim, une bloggeuse qui écrit sur la nuit parisienne. « Parfois la Concrete, ils se la jouent un peu Berghain. »
Il est 12 h 30 à la Concrete / Crédits : Michela Cuccagna
4 ans après le lancement de la soirée, c’est une petite machine de guerre que les organisateurs ont entre les mains. Au programme : des soirées tous les week-ends, du management d’artistes, un label et même des événements corporate pour les entreprises. Point culminant de cette success story, l’organisation du Weather Festival qui aura lieu ce week-end au bois de Vincennes à Paris. Dans les locaux de Surprize, la boîte qui se cache derrière les deux marques, on retrouve le must have de la start-up branchée : bureaux en open-space, musique en fond et palette de Red Bull à l’entrée. À J – 15 avant le Weather Festival, une grosse partie des 25 salariés planche d’arrache-pied sur les derniers préparatifs.
Enfants de la techno
Dans le coin canap’ de leur vaste bureau, Adrien Bétra, Aurélien Dubois et Brice Coudert reçoivent autour d’un café avant de retourner bosser. Grosses valises sous les yeux, les trois trentenaires sont les fondateurs de Concrete. Avec sa chemise bleue-ciel nickel et une grosse chevalière à la main droite, Aurélien Dubois a la dégaine et le bagou d’un cadre sup’. Ce fils de bonne famille, passé par le conservatoire de musique classique, est aussi un ancien baroudeur de free party. Pendant dix ans, il a sillonné l’Europe avec ses 3 poids-lourds et ses 55 kilo-watts de son jusqu’à se faire un petit nom dans le milieu de la teuf.
Les trois mousquetaires de la Concrete : Brice, Aurélien, Adrien / Crédits : Michela Cuccagna
Les 3 compères sont des enfants de techno. Adrien Bétra s’est fait remarquer avec Blim Records, un label créé en 2007, connu notamment pour avoir sorti le 3e album des Sexy Sushi Marre Marre Marre (2008). Il est aussi à l’origine des soirées electro-clash Scandals qui ont fait bouger la nuit parisienne pendant 4 ans. Brice Coudert, lui, s’est raccroché au mouvement sur le tard. Lors d’un séjour prolongé à Berlin au début des années 2005, il découvre le Berghain, le mythique club techno qui vient d’ouvrir :
« Au départ, j’allais en boîte pour draguer des meufs. Puis j’ai fait la soirée d’ouverture du Berghain, et là, j’ai pris une claque. »
Des soirées pour puristes
L’aventure des trois copains démarre avec la Twsted, une teuf itinérante dont la première est organisée à Saint-Ouen en novembre 2010. Forts de l’engouement, un jour de mars 2011, Aurélien et Adrien lâchent leur job avec le rêve d’organiser des soirées pointues pour amateurs de techno. Ils investissent toutes leurs thunes dans Surprize, une entreprise destinée à l’organisation d’événements de grande ampleur. Brice Coudert, à l’époque ingénieur dans un cabinet de conseil, se joint au duo. La schizophrénie entre son taf costard-cravate et sa vie de clubbeur devient vite intenable. Le solide gaillard à la barbe fournie finit par se faire lourder et se lance à fond dans le projet :
« Mes boss ont trouvé des factures de DJ dans la photocopieuse. Ils sont venus me voir en demandant “c’est qui Radu [un DJ roumain, ndlr] ? C’est une société roumaine ?” C’est à partir de ce moment qu’on est passés au niveau supérieur. C’est devenu le projet de notre vie. »
L’After, bon plan pour lancer une boite d’événementiel
Un dimanche matin en allant en after, Brice tombe sur une péniche amarrée à proximité du Pont d’Austerlitz. Qu’à cela ne tienne, il contacte les proprios pour proposer leurs services. Ces derniers ne sont pas trop chauds à l’idée de voir la fine-fleur des teuffeurs parisiens débouler le samedi soir. Mais ils sont d’accord pour leur louer l’espace le dimanche. Bingo ! Les trois potes y organisent deux Twsted, avant de s’installer définitivement sous le nom de Concrete.
Vue sur la Seine, techno dans les oreilles / Crédits : Michela Cuccagna
Plutôt que les DJs habituels, ils misent sur des artistes en vogue à Berlin et sur des nouvelles têtes, comme les roumains de RPR Soundsystem. L’after fait ses preuves auprès du public et en juin 2013 ils lancent le Weather Festival, grand raout techno avant d’obtenir l’autorisation de nuit pour la péniche en janvier 2014. Malgré tout, pendant deux ans, les trois copains ne se paient pas beaucoup, se souvient Aurélien. Ils apprennent sur le tas, comme lors de cette grosse soirée organisée dans un entrepôt du 20e arrondissement qui est annulée au dernier moment :
« Quand tu montes une teuf, tu penses qu’il te faut un bar, deux platines et des enceintes mais tu ne sais pas qu’il te faut trois licences d’entrepreneurs du spectacle ! Il faut aussi payer la SACEM, le CNV, avoir de la sécurité, des autorisations d’ouverture et de fermeture… »
Coup de maitre niveau business
Mais Concrete, sans parler prog’ ou D.A, c’est avant tout un coup de maître niveau business. Le dimanche, faute d’adversaires, l’after se constitue rapidement un petit monopole. Ancien de Technopol et associé des Rosa Bonheur, Christophe Vix-Gras regarde avec bienveillance l’ascension de ces petits jeunots : « À l’époque, les afters parisiens c’était un peu le néant. Concrete n’avait pas vraiment de concurrence », commente le vieux briscard aux lunettes fumées. À l’heure de Téléfoot, l’événement ne fait pas d’ombres aux pontes de la nuit et certains clubs voient même d’un bon œil le lancement d’une offre « complémentaire ». « Sur notre page Facebook, on faisait de la pub pour d’autres soirées. On n’avait aucun intérêt à se fâcher avec qui que ce soit. On a même envoyé des bus à la sortie du Glaz’art ou du Rex pour ramener du monde à Concrete », raconte Aurélien Dubois.
Au bar Club Maté et pression / Crédits : Michela Cuccagna
L’autre avantage du format, c’est la plage horaire XXL décrypte Jérémy Feinblatt. Joint par StreetPress, l’organisateur des soirées Die Nacht, aujourd’hui Patron du Eko Club, analyse les points forts de la soirée côté coulisse : « Le dimanche ils ouvrent 16 h d’affilée. Ça veut dire que pour le même coût fixe, ils se font le double de gain ». Et à 20 balles l’entrée et 5 euros le demi, ça fait forcément la différence. Pour Feinblatt, qui jongle entre son taf de consultant et ses activités nocturnes, la force de Concrete c’est surtout son modèle économique : « Ils se sont structurés très vite dans un secteur où c’est difficile de durer. » S’il remarque que leur position est quasi hégémonique, le boss des Rosa Bonheur Christophe Vix-Gras ajoute :
« Je préfère que ce soit eux les boss de Paris plutôt que les mecs de Live Nation. »
La teuf préférée de la mairie ?
L’autre force de Concrete, c’est d’avoir su s’attirer les faveurs d’hommes politiques qui ont vu la soirée comme le bon élève de la night. En 2012, la mairie lance une série de consultations pour revitaliser la nuit dans la capitale, suite au succès de la pétition Paris : quand la nuit meurt en silence. La Concrete arrive à point nommé. « Ils ont proposé quelque chose de différent, dans un nouveau lieu, alors que la techno à Paris se résumait à quelques clubs. Pour moi, La Mamie’s, Lakomune et toute cette nouvelle génération d’organisateurs de soirées sont des enfants de la Concrete », vante Eric Labbé, à l’origine de la mobilisation et responsable de la com’ au Yoyo et au Zig Zag.
A la Concrete, la 3e édition du Weather s'annonce en grand / Crédits : Michela Cuccagna
Dans la foulée, la mairie s’entiche des boss de Surprize dont la soirée et le festival font figure d’argument com’ béton quand il s’agit de promouvoir la nuit parisienne à l’étranger. Joint par StreetPress, Frédéric Hocquard, élu du 20e et maire délégué à la nuit, s’emballe à propos du Weather :
« C’était insensé que Paris n’ait pas son festival techno comme le Sonar à Barcelone. Cette année, quand ils sont venus nous voir pour organiser le Weather au Bois de Vincennes, on a dit oui, direct ».
Aujourd’hui, Aurélien est porte-parole du CSCAD (Chambre Syndicale des Cabarets Artistiques et des Discothèques) et membre du conseil de la nuit, une instance politique née au lendemain des États Généraux de la nuit en 2010. Mais les échos de la Concrete se font même entendre jusqu’à l’Élysée. « À l’époque du premier Weather, on avait rencontré le conseiller culturel de François Hollande. Le projet l’intéressait beaucoup », se souvient Aurélien Dubois. Tristan de La Rivière, pote d’Adrien Bétra et ancien actionnaire de Blim et de Surprize, a mis les deux hommes en relation. Dans les vastes bureaux de la boîte de son père, non loin des Grands Boulevards, ce promoteur immobilier nous raconte les coulisses de l’entretien : « ils avaient besoin d’appuis dans le monde politique et je connaissais bien ce mec : j’avais organisé la bar mitzva de son fils ».
Une machine de guerre
Surprize c’est 1,3 million de chiffres d’affaires en 2013, 25 salariés et une grosse notoriété. Connue dans le monde entier, la boîte est devenue en 4 ans une sorte de label rouge du savoir-faire français en matière de techno. Alors que leurs artistes signent à l’étranger – comme François X sur Ostgut Ton, le label du Berghain – les trois copains se payent le luxe de s’exporter dans les meilleurs clubs du monde. Comme à Berlin pour une soirée Concrete X Club der Visionaere dont Brice a des souvenirs émerveillés :
« On est resté là-bas 30h. Les artistes du lendemain sont arrivés, on était encore là. Cabanne [un de leur DJ, ndlr] a joué 18h. »
Niveau compliments, les médias ne sont pas en reste. The Guardian fait de la péniche l’un des 25 meilleurs clubs en Europe tandis que Beatport s’extasie devant cette nouvelle génération d’artistes bleu-blanc-rouge que Concrete promeut. Adrien, qui a dessiné par le passé des pochettes d’albums pour Jeff Mills, Fela Kuti, Manu le Malin ou les Beastie Boys, est salué pour l’identité visuelle de Concrete et du Weather.
Toujours dans l’underground ?
Avec le Weather 2015, les trois copains s’attendent à péter les scores. 3 jours de teuf, 50.000 spectateurs attendus du côté de Vincennes, 5 scènes, et un line-up à faire pâlir les poids lourds du secteur comme les festivals Dekmantel et Dimensions. De 90 à 120 euros le pass 3 jours, la manifestation n’a pourtant plus rien d’underground et certains reprochent à Concrete d’être un peu gourmands niveau tarifs : « à l’époque du premier Weather, on sentait vraiment une cassure avec une partie du public. Beaucoup de personnes avaient trouvé que le prix d’entrée était trop cher » commente un ancien de chez Concrete. Pas à un grand écart prêt, les trois boss de Surprize viennent de lancer Le Ponton, une branche de leur boîte dédiée à l’organisation d’événements « corporate » sur la barge. Bientôt des séminaires d’entreprises pourront prendre place sur le bateau le plus célèbre de la nuit parisienne.
La fête continue / Crédits : Michela Cuccagna
De leurs côtés, certains puristes sont déjà nostalgiques des débuts à l’arrache. « C’est devenu une boîte comme les autres. T’y vas pour faire la teuf, prendre de la drogue et te montrer. J’ai même vu des mecs payer leurs bouteilles », s’énerve Kim. Assise en terrasse, sa vapoteuse aux lèvres, la blogueuse déroule une liste de griefs longue comme le bras à l’encontre des boss de Surprize. Leur principal tort ? Avoir fait de la techno une musique pop alors qu’elle était autrefois réservée à une élite. Après avoir avalé son verre de vin blanc, la jeune fille se ravise et finit par conclure :
« Je suis allée voir ailleurs et c’est pire. »
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