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    05/10/2015

    Son « boss », la thune, les flics

    24 h dans la vie d’Azizur, vendeur de fruits à la sortie du métro

    Par Héloïse Leussier , Michela Cuccagna

    Chaque après-midi, sur une planche posée entre deux cagettes, Azizur étale les fruits qu’il tente de vendre. A StreetPress, il raconte son « boss » qui gagne « des milliers d’euros », sa coloc’ dans le 9-3 et ses galères avec la police.

    Les mains dans les poches, l’air un peu détaché, Azizur scrute du coin de l’œil deux policiers occupés à contrôler un motard. A ses pieds, deux cagettes et une planche en bois sur lesquelles sont étalés grappes de raisins, bananes, pêches et melons. Un client arrive et ausculte un de ses melons d’un air sévère :

    « C’est abîmé ! »
    « Non, pas abîmé », répond le vendeur dans un français balbutiant. Deux euros les deux pièces. Pas cher. Vendus. Il range précieusement les bénéfices dans un petit porte-monnaie noir. Les policiers s’éloignent sans prêter attention à son petit business. Ouf, pas d’amende pour sa pomme ce jour-là. Azizur, chemisette colorée et grosses lunettes, retrouve le sourire.

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    Azizur et son étal / Crédits : Michela Cuccagna

    Carte d’identité

    Tout en grignotant des grains de raisin, il raconte son histoire en anglais. Un brin surpris qu’on s’intéresse à lui. Cela fait près de 6 ans qu’Azizur est arrivé en France, laissant un frère et deux sœurs au Bangladesh :

    « Ils se sont cotisés pour me payer le voyage. 4000 euros pour un trajet avec un faux passeport, via la Slovaquie, puis l’Italie, puis Paris. »

    Il dit avoir quitté son pays parce qu’il appartient à la communauté persécutée des Biharis – un groupe victime d’exclusion pour avoir soutenu le Pakistan lors de la lutte pour l’indépendance. Il a grandi dans le camp de réfugiés Pat Godam, à Mymensingh, à une centaine de kilomètres de la capitale. Il n’a pas fait d’études. Tout son espoir réside dans l’obtention d’un statut de réfugié.

    « J’ai fait appel de mon obligation de quitter le territoire. Mais c’est un peu comme une loterie, je ne sais pas quand ça finira par marcher. J’attends. »

    A 36 ans, le sans-papier originaire du Bangladesh, est vendeur de fruits à la sauvette depuis près de deux ans. Un job qu’il cache à ses proches, restés au pays. Avant, il se faisait un peu d’argent en donnant des coups de main sur les marchés parisiens.

    Made in Rungis

    Ses journées se ressemblent. Vers 13 heures, il retrouve le « boss » qui lui fournit la marchandise. « Il vient avec un gros camion, il file des fruits à plusieurs vendeurs comme moi dans le quartier », affirme Azizur. Pour s’approvisionner, le « boss » va à Rungis, marché réservé aux professionnels où il a ses entrées. Il s’y pointe en fin de matinée, à l’heure où pour éviter les pertes, les grossistes écoulent leurs stocks à bas prix. Ce qui explique les petits tarifs pratiqués par les vendeurs à la sauvette. Azizur connait la combine :

    « Je sais que la marchandise vient de là-bas, mais moi je n’y suis jamais allé. »

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    « On se prévient s’il y a la police dans le coin. » / Crédits : Michela Cuccagna

    Une fois la marchandise récupérée, il s’installe. Ses gestes sont mécaniques. « Il faut donner envie », sourit-il. Les fruits doivent être bien alignés. Un des avocats est coupé en deux pour prouver qu’ils sont en état. Quitte à jeter la moitié la plus abîmée à la poubelle. Et puis il attend le chaland. Vers 19 heures, Azizur retourne les petits cartons sur lesquels sont écrits les prix. Au dos, les promotions du soir. Par exemple, la grappe de bananes passe de 1,50 euro à 1 euro.

    « C’est à la fin de journée que je vends le plus, quand les gens sortent du travail. »

    Le jeu du chat et de la souris

    Stefano, un quadragénaire d’origine éthiopienne, tient un kiosque à journaux à deux pas de son stand. C’est l’une des rares personnes des environs avec laquelle il échange un peu.  « On prend des nouvelles mutuellement. Quand je m’absente pour chercher un café, je lui demande de jeter un coup d’œil à ma boutique », rapporte le kiosquier. Quelques habitués s’arrêtent aussi pour prendre de ses nouvelles. Une dame du quartier, faussement naïve, l’interpelle :

    « Qu’est-ce qu’il s’est passé hier avec la police ? Vous n’aviez pas vos papiers sur vous ? »

    Azizur acquiesce en souriant. Il mime avec ses mains un coup de balai sur ses fruits. Il s’est fait chasser. « Mais après je suis revenu », s’amuse-t-il, avant de soupirer en reprenant son sérieux :

    « C’est tous les jours comme ça, le jeu du chat et de la souris… »

    «Je dois être toujours prêt à déguerpir », explique-t-il, en pointant le caddie bleu sur lequel il est adossé. « C’est pour ça que je n’ai jamais beaucoup de marchandises sur mon stand. Le reste du stock est caché dans un camion un peu plus loin ». La méthode est rodée :

    « Quand j’ai besoin de quelque chose, j’appelle un intermédiaire qui me l’apporte. »

    Tandis que nous discutons, Azizur, téléphone premier prix à la main, reçoit régulièrement des coups de fil d’autres vendeurs de fruits. « On se prévient s’il y a la police dans le coin. Mais on s’appelle aussi pour tuer le temps, on se raconte des choses et d’autres, pas toujours très intéressantes », explique-t-il.

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    La routine est quotidienne / Crédits : Michela Cuccagna

    Pour ses ventes, illégales, Azizur encourt une contravention et la destruction de sa marchandise. « Parfois la police jette mes fruits à la poubelle et j’ai déjà eu des amendes de 35 euros », dit-il. Heureusement pour Azizur, les ventes de fruits à la sauvette ne sont pas vraiment la priorité des policiers. « Entre un vendeur de fruits et un dealer, on va plutôt s’intéresser au dealer, confirme un policier qui a travaillé dans le 18e arrondissement, mais cette activité a tendance à agacer les commerçants. » Pour les primeurs, les vendeurs à la sauvette représentent une concurrence qu’ils jugent déloyale, comme nous l’explique l’un d’entre eux :

    « Nous on paie la voirie et des taxes, donc on ne peut pas se permettre de proposer des petits prix comme eux. »

    Le « boss » empoche

    21 heures, Azizur remballe son étal. Les fruits invendus sont jetés à la poubelle. Les cagettes et la planche de bois sont glissées dans un buisson. A quelques mètres de son stand, un groupe d’hommes bangladais l’attend. Un type un peu rond en veste noire, l’air affable, semble être au centre des conversations. On me demande de m’éloigner. Plus tard, Azizur explique :

    « Le plus gros, c’est le boss. Chaque soir on lui donne l’argent des ventes. Les autres, c’est des vendeurs du quartier, comme moi. »

    Au total, ils sont sept à travailler pour ce même « boss », connu par le bouche à oreille au sein de la communauté bangladaise de Paris. Les vendeurs lui reversent la recette du jour, près d’une centaine d’euro chacun et ne gardent que 25 euros. « Il gagne beaucoup d’argent, des milliers d’euros chaque mois. », commente le vendeur qui de son côté a bien du mal à boucler les fins de mois :

    « 25 euros par jour, ce n’est pas assez. J’ai juste de quoi manger, payer mon loyer et les transports. Je ne fais aucune économie. »

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    Azizur est en coloc' avec 7 autres Bangladais / Crédits : Michela Cuccagna

    En travaillant du lundi au vendredi, Azizur gagne 500 euros par mois. 130 euros partent dans la location d’un deux-pièces qu’il partage avec sept autres Bangladais.

    La vie en coloc’

    En trente minutes de métro, Azizur retrouve son domicile en Seine-Saint-Denis. En milieu de soirée, les trottoirs de son quartier à Aubervilliers restent bondés. Les vendeurs de maïs africains continuent leurs affaires, tandis que des groupes de jeunes tuent le temps devant le KFC. Une fille passe, déclenchant un sifflement. Azizur marche d’un pas pressé. « Ça peut être dangereux », estime-t-il. Il pousse enfin la porte d’un bel immeuble haussmannien. « Je vis ici depuis que je suis arrivé en France», explique Azizur, un peu gêné. « Le propriétaire vient aussi du Bangladesh, c’est un ami, il n’habite pas loin d’ici. » Il s’empresse d’ajouter envieux : « Il a réussi à faire venir sa femme et ses enfants. »

    L’appart, situé au 6ème étage, est propre et en bon état. Dans le salon trône un grand écran. L’un de ses colocataires, assis sur une petite banquette, regarde les informations diffusées par une chaîne bangladaise. « C’est mon ami, il travaille dans un bar », précise Azizur. Un second colocataire se repose dans une chambre voisine. La porte entrouverte laisse apercevoir quatre lits superposés. Les autres résidents sont absents. Ils travaillent dans la restauration jusque tard dans la nuit. Un bon boulot, selon-lui :

    « Tous les week-ends je cours à droite à gauche pour trouver un autre job. Il y a beaucoup de Bangladais et Pakistanais qui tiennent des restaurants “indiens”. Je suis prêt à faire tout ce qu’on veut : balayage, plonge, cuisine… Mais pour l’instant je ne trouve rien. Si tu entends parler d’un plan, j’espère que tu me feras signe. »

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    Azizur est musulman et très pieux. / Crédits : Michela Cuccagna

    En attendant, le vendeur de fruits mène une vie très simple, quasi monastique : surtout pas d’alcool, ni de café (« ça énerve ») et jamais d’Internet (« inutile »). Le seul petit écart qu’il s’autorise est d’acheter parfois un paquet de Malboro aux vendeurs à la sortie du métro. Azizur est musulman et très pieux. Il y a une petite salle de prière en bas de son immeuble :

    « Parfois, j’ai peur de finir en enfer pour mes péchés. Chaque jour j’essaie de faire mon mieux. Je vais à la mosquée le plus souvent possible. »

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