Lens (62) – Ce samedi matin le centre ville est presque désert. Seul le QG de la France Insoumise semble animé. « Les commerçants du coin sont venus nous remercier de redynamiser la rue ! », se félicite Djordje Kuzmanovic. Le candidat de la France Insoumise enchaîne les tractages. Après un premier marché dans la 3e circonscription où il se présente, direction la 11e voisine, celle où se présente Marine Le Pen. « D’habitude elle est là. La semaine dernière on lui a filé un tract », se marre Kuzmanovic.
Au volant d’un petit camtar entièrement aux couleurs de la France Insoumise, il fonce rejoindre ses militants déjà sur place. Sur le chemin, il remarque que son affiche de campagne a été recouverte par un grand papier blanc. Il s’arrête, dégaine son matos de collage et répare l’affront :
« La guerre des affiches a commencé, je prends en photo pour signaler à la préfecture, c’est interdit de faire ça. »
Quand on n'a pas l'habitude... /
France Insoumise vs FN
Midi passé, le candidat salue ses soutiens et s’empare d’une pile de tracts consacrés à la petite enfance. Les commerçants rangent leurs barnums. Costume gris, un triangle rouge épinglé au revers de sa veste, il s’approche d’une famille avec l’assurance de quelqu’un qui fait campagne pour la 1e fois :
« – On l’a déjà eu, merci.
– Non, vous vous trompez on n’est pas le Front National. »
Sur le camion garé un peu plus loin, il s’affiche aux côtés de Jean-Luc Mélenchon qui a fait 25% dans la circonscription. Les deux hommes se connaissent depuis 2005. C’est Charlotte Girard qu’il a connu en faisant de l’humanitaire au Rwanda qui lui présente celui qui est encore sénateur socialiste. La trentenaire, aujourd’hui candidate dans l’Essonne, est à l’époque la compagne de François Delapierre, bras droit de Mélenchon, aujourd’hui décédé. Kuzmanovic est immédiatement séduit par le personnage. Mais l’étiquette PS ne passe pas.
En 2008, Mélenchon quitte le parti à la rose :
« Il m’a marqué quand il a eu le courage de quitter le PS, à la différence de Hamon qui après l’Education Nationale aurait dû sortir le sabre et créer son mouvement. »
L’affiche de campagne
Présidentielle de 2012. Kuzmanovic se charge du service d’ordre de tous les meetings. C’est son background d’ancien militaire qui le place à ce poste d’importance, lui qui est entré dans la réserve opérationnelle et a combattu 7 mois au sein des forces spéciales en Afghanistan sous l’égide de l’Otan. Aux législatives suivantes, Mélenchon se présente à Hénin-Beaumont. Il est alors affecté à sa protection personnelle. En se marrant, il raconte les face-à-face virils avec les « gudars que Marine avait ramené dans le coin ».
Son CV d’ancien militaire détonne dans un parti pas vraiment fan de l’institution. D’autant qu’il milite pour le retour d’un service militaire et civique d’un an pour chaque jeune. Il rebondit cash :
« La conscription est un fondement de la gauche et de la Révolution ! À la différence d’une armée qui au XIXe écrasait les ouvriers. »
Il cite l’héritage de Trotski, de Guevara ou de l’IRA, et persiste à croire que « la pensée de la défense est un continuum de la gauche ». Mais il le reconnaît, ces idées dérangent la gauche du PG. « Mais à chaque fois que j’explique, il y a une adhésion à 98% ! »
Le candidat patriote
Dans sa bio Twitter, Djordje Kuzmanovic se présente volontiers comme un « candidat patriote ». Un patriote dans une région de plus en plus séduit par le discours du Front national. Ici, le candidat FN, c’est José Evrard, un ancien communiste qui a quitté le PC au début des années 2000. Au second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen a récolté 58% dans cette circonscription.
Comme son mentor, il revendique un populisme de gauche. Et pour mener le combat, il n’hésite pas à mettre en avant son profil plutôt inhabituel pour un insoumis :
« Je ne suis pas prof, je suis pas fonctionnaire, je travaille en entreprise, je suis un ancien officier et ça gène le Front National. Avec moi, ils ne peuvent pas jouer la carte “vous n’êtes pas des patriotes, vous êtes des mondialistes”. Les conneries habituelles du FN »
Kuzmanovic mène un combat « patriotique » à la sauce Front de Gauche, reprenant, comme Mélenchon, la Marseillaise, le drapeau français, la patrie, « qui étonne parfois à gauche », mais qu’il affirme s’inscrire dans l’héritage de celle de Jaurès. « On est convaincu que c’est la seule manière d’affronter le Front National durablement. »
Côté programme également, il joue la carte « patriote » : lutte contre les travailleurs détachés, renégociation des traités européens – « un de mes combats principaux au PG ou pendant la campagne de la France Insoumise » – qui fait mouche dans l’ancien bassin minier, ravagé par les fermetures de mines, d’usines et les délocalisations.
Quand il a débarqué dans la circo, il assure aux militants sur place qu’il ne mènera pas une campagne anti-FN :
« Mon objectif n’est pas du tout de taper sur ceux qui votent FN. Je comprends pourquoi ils le font. »
Pro-russe et anti-USA
Samedi en milieu d’après-midi, le camion se gare à deux pas du marché de la Grande Résidence à Lens, quartier difficile du nord de la ville. À peine posé, un militant branche un ampli’ qui diffuse des discours de Mélenchon. Une grosse dizaine de soutiens sont venus filer un coup de main pour arpenter les longues allées du marché. Parmi eux, George Gastaud, secrétaire national du Pôle de Renaissance Communiste en France. Ce tout petit mouvement, qui ne dispose que de quelques fédérations, tracte depuis quelques temps avec la France Insoumise en vue des législatives.
En route ! /
Sur les papiers barré d’une faucille et d’un marteau que Gastaud garde en poche, le mouvement tacle les Etats-Unis, pays qui selon eux « soutient le gouvernement pro-nazi et anti-russe de Kiev » et augmenterait les dépenses militaires européennes « pour encercler la Russie ». François Hollande en prend aussi pour son grade :
« [Il] appelle à la guerre à outrance contre Damas, soutient le pouvoir pro-nazi de Kiev contre Moscou (rappelons aux ingrats que l’URSS a perdu 30 millions des siens pour vaincre Hitler !) »
Comme Kuzmanovic, ils demandent une sortie rapide de l’Otan qu’ils jugent à la solde des ricains. Le petit parti et le candidat de la France Insoumise partagent aussi des positions communes sur la question ukrainienne.
Des militants d’extrême droite dans les manifs ?
Le 22 juin 2014, place de la République à Paris, ils sont une petite centaine à s’être rassemblés pour « la paix en Ukraine », à l’appel de Djordje Kuzmanovic et de Gueorgi Chepelev. Ce dernier est membre du Conseil de coordination des compatriotes, une assos mise en place par l’Ambassade de Russie, d’après Cécile Vaissié (1), spécialiste de la Russie. Il a également créé le Collectif citoyen pour la paix en Ukraine. La date n’a pas été choisie au hasard : elle marque le jour de l’envahissement de l’URSS par les nazis en 1941.
Dans la foule se mêle un auditoire varié. Des militants du PRCF et du Front de gauche brandissent quelques drapeaux. Alain Benajam, membre du Réseau Voltaire fondé par le pape du conspirationnisme Thierry Meyssan, est de la partie. Au micro de l’Agence Info Libre, venue couvrir l’évènement, il assure que le gouvernement de Kiev « bombarde des orphelinats, des écoles et coupe les oreilles des prisonniers ». Une femme brandit une pancarte :
« L’indépendance de la RPD [République Populaire de Donetsk] et de la RPL [République Populaire de Lougansk]. Le chemin vers la paix. »
À la tribune, les orateurs s’enchaînent. L’un d’eux se lance dans une longue litanie contre l’Europe et les Etats-Unis. Les punchlines défilent :
« – L’Europe est aux ordres des Américains »
« – Aujourd’hui l’Otan cherche à faire rentrer la Russie dans ce conflit. Heureusement que la Russie est dirigée par des gens sereins, calmes et mesurés ! »
« [L’Est de l’Ukraine subit un] nettoyage ethnique. »
Celui qui tient le micro n’est autre qu’André Chanclu, ancien du Groupe union défense (GUD), un mouvement étudiant d’extrême droite, et fondateur de plusieurs associations, comme France-Russie, France-Donbass ou Novopole, très pro-Donbass dont StreetPress vous parlait ici.
Si dans son discours Kuzmanovic est beaucoup plus mesuré et pacifiste, préférant axer sur le côté humanitaire, le mélange des genres détonne. Dans son livre La France Russe, Nicolas Hénin cite Kuzmanovic, qui se justifie quant à la présence de ces militants d’extrême droite :
« Il n’y avait pas que moi qui appelait à la manif’. C’est moi qui ai déposé la demande à la préfecture. À un moment, on voit les gens d’extrême droite arriver avec leurs banderoles. On les a repoussés comme on peut, mais on n’avait pas de matraques. »
Un copain avec des hautes sphères russes
Kuzmanovic rejoint le Parti de Gauche en 2009. Deux ans plus tard, il conseille officieusement le futur candidat aux présidentielles :
« Je n’avais pas encore de fonction officielle, mais je faisais partie de ceux qui conseillaient de ne pas soutenir l’intervention en Libye. Aurait suivi un chaos sûr et certain. »
Pas content /
C’est au congrès de Bordeaux en 2013 qu’il est élu au Bureau national du parti, en charge des questions étrangères et de la défense. Il a le CV qu’il faut, puisqu’il est diplômé en sciences politiques et en géopolitique. Il possède aussi de solides relais à l’étranger et notamment en Russie.
C’est en 2009, après s’être blessé au genou en Afghanistan, qu’il rejoint sa femme, partie enseigner à Moscou. Il se dégote un job chez First Moscow Curency Adviser, comme analyste financier. C’est à cette époque qu’il noue des contacts dans les hautes sphères du pays. Un réseau qu’il met désormais au service de son parti. Ainsi en 2015, il organise à Strasbourg une rencontre entre Jean-Luc Mélenchon et Alexeï Pouchkov. Ce dernier, président de la commission des affaires étrangères à la Douma, le parlement russe, est élu sur une liste Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine. Cécile Vaissié, auteure de « Les réseaux du Kremlin en France », reconnait l’importance de ces contacts :
« Pouchkov n’est pas la personne la plus facile d’accès en Russie, comme la plupart des hauts dignitaires russes. Je ne suis clairement pas d’accord avec les positions de Kuzmanovic sur la Russie, mais ce qui est sur c’est qu’il connaît le pays et des gens là-bas. »
Des points de différence avec Mélenchon
Certains voient en Kuzmanovic l’homme qui a modifié la vision de Mélenchon sur la Russie. Le 4 mars 2015, c’est un post de blog de Mélenchon qui met le feu aux poudres, quelques jours après la mort suspecte de Boris Nemstov, opposant au régime de Poutine. Il déclare regretter la mort de l’opposant mais enchaîne en expliquant que « la première victime politique de cet assassinat est Vladimir Poutine ».
Au fil des lignes, Mélenchon y dépeint Nemstov comme un « voyou politique ordinaire », un « libéral fanatique ». En pleine crise ukrainienne, le candidat de la France Insoumise va plus loin dans son argumentaire pro-russe, arguant que « la Crimée est russe depuis toujours, comme l’Alsace et la Lorraine sont françaises ».
Devant une pinte de Leffe dans un café face à la gare de Lens, Kuzmanovic balaie les accusations de complaisance envers Poutine :
« C’est volontaire de la part de la plupart des journalistes, y’a une guerre qui nous est faite. On peut leur expliquer en long en large que si on était en Russie, on ne serait pas avec lui. C’est un oligarque capitaliste, traditionnaliste. Mais on est Français et question géopolitique, on doit discuter avec tout le monde ! On discute avec les USA, même si c’est Trump. »
Chauffé à blanc, il enchaîne :
« Nemstov c’est le type qui a mis en place des politiques ultra-libérales, les gens le détestent là-bas. Il y a un paquet de gens qui ont sabré le champagne quand il est mort, juste parce que c’est une crapule pour eux, parce qu’il a sabordé le pays. »
Sur la même ligne que Mélenchon, il préfère mettre en avant le personnage de Sergueï Oudalstov, leader du Front de Gauche russe, en prison depuis 2012 pour « préparations de troubles massifs » :
« C’est lui qui a mis le plus gros contingent de foule anti-Poutine dans la rue ! C’est lui l’opposition, c’est pas Nemstov »
Mais au sein du Parti de Gauche, le post fait grand bruit. À l’époque militant PG, Michael raconte une ambiance un peu bizarre :
« C’était très troublant pour nous, car on a une longue tradition au sein du PG de défendre les frontières et là on nous explique que pour la Crimée c’est différent. D’autant que tous les autres partis de gauche ont fait un communiqué dénonçant cela, et nous non. »
Autre point de discorde, la guerre en Syrie, où Mélenchon n’hésite pas à s’aligner sur les positions de la Russie. « Sur la Syrie, c’est le carnaval. D’un coup on passe du côté des impérialistes [russes] », s’étrangle Michael, l’ancien militant :
« En interne, on a même des mails disant que l’armée syrienne est notre allié ! »
Interrogé sur ce point, Kuzmanovic assume :
« C’était lié au fait que quand l’armée syrienne tapait sur Daesh ou al-Nosra, elle se retrouvait de facto notre allié. »
Ultime grief pour Michael : une « blague » de Kuzmanovic sur la situation à Alep postée sur Twitter.
Pas classe.... / Crédits : Lucas Chedeville
Dans un long article posté sur son blog, Kuzmanovic présente son tweet comme une erreur, « la concision des messages Twitter [ne permet] aucune argumentation sérieuse » :
« Ce tweet, qui cherchait à dénoncer la propagande à l’œuvre dans les guerres sur un exemple spécifique, a blessé un grand nombre de camarades du Parti de Gauche. »
Insuffisant pour Michael, qui décide de rendre sa carte.
Famille chrétienne
Dans une cité ouvrière de Billy-Montigny, village posé entre les anciens terrils, Kuzmanovic continue de se présenter aux habitants. Le Pas-de-Calais, il connaît mal. Il aurait préféré candidater dans la 3e circo’ du Nord, où il a des « attaches familiales ». Il s’appuie sur les militants du cru pour comprendre ce territoire. Pas toujours simple, d’autant que toujours en costume, il détonne. Qu’importe, il assume garder des côtés « traditionnalistes » :
« Je suis dans cette tradition des intellectuels organiques de la classe ouvrière d’avant, qui elle même à une époque allait en meeting, bien habillée, pour montrer aux bourgeois qu’on peut faire pareil. »
Au coeur de l'ex-bassin minier /
Son héritage politique vient de sa famille. Il est né à Belgrade, dans ce qui était encore la Yougoslavie de Tito, d’un père serbe et d’une mère française. Il arrive à Paris à l’âge de 7 ans. Son père sociologue et sa mère employée chez Renault ont la fibre humaniste :
« En Yougoslavie, mon père accueillait des réfugiés, aussi bien du Chili que de Syrie, quand c’était papa Hafez Al-Assad, avec des doigts coupés. »
Ils lui ont aussi transmis des valeurs spirituelles. Dans l’hebdomadaire Famille Chrétienne, il revient sur son parcours, et surtout sur sa vision de la religion et de la famille, lui qui se revendique comme Orthodoxe pratiquant, « “J’aime le côté chatoyant, festif et libre de la liturgie”, confie ce paroissien de l’église russe Saint-Serge à Paris. »
Une interview donnée à un média religieux et conservateur qui agace Mélenchon, confesse Kuzmanovic. Il se marre :
« Depuis, y’a même Radio Notre Dame [très catho tradi, ndlr] qui m’a proposé une interview. »
Kuzmanovic le gamer
Sur la terrasse du Loco, bar de supporters du RC Lens, une bande de jeunes reconnaît Kuzmanovic. « On est la jeunesse de Mélenchon ! Demain on pète le QG d’En Marche ! », blague l’un d’eux. Hilare, Kuzma paye sa tournée.
Pour cette campagne, le candidat a pas mal adapté son quotidien. Il s’est installé dans un petit appart’ du centre ville de Lens. Sa famille, elle, est restée sur Paris. Sa femme, qui bosse à l’Assemblée et ses deux filles scolarisées, ne peuvent pas quitter la capitale. Salarié chez Ubisoft, la major du jeu vidéo, lui posait congés sur congés pour mener à bien la bataille.
20h tout juste passé, il file vers son dernier tractage de la journée, sur le parking d’un Cora à la sortie de la vile. Avant de le laisser, on l’interroge sur ses chances :
« On sera au second tour, je le sens bien. »
Le QG. /
(1) Djordje Kuzmanovic a porté plainte pour diffamation contre Cécile Vaissié suite à son livre « Les réseaux du Kremlin en France »
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
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