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    09/03/2020

    Option art, fausses adresses et lycée privé

    À Issy-les-Moulineaux, les plus riches grugent la carte scolaire

    Par Jean Ventouillac

    À Issy-les-Moulineaux, ville très cossue du 92, le lycée public n’a pas la cote malgré des bons résultats. Et certains parents sont prêts à tout pour envoyer leurs enfants ailleurs.

    C’est devenu un rituel. Chaque année, à l’approche du troisième trimestre, Louise (1) est assaillie. Dans sa salle de classe d’une école élémentaire d’Issy-les-Moulineaux, les parents défilent en quête de stratégies pour « protéger » leurs rejetons d’une inscription dans leur collège de secteur. « Généralement, il s’agit de familles socialement privilégiées en quête de bons tuyaux pour contourner l’établissement public de rattachement. Une bonne partie finit par expédier leurs enfants dans le privé », détaille Louise. Prof dans le public depuis des années, elle ne s’offusque pas de ces atteintes à la mixité sociale :

    « Ce sont des parents, ils veulent le meilleur pour leurs enfants. »

    Nicolas Moreau, président de l’Union locale de la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves (FCPE) et père d’enfants scolarisés sur la ville se désole que ces « pratiques de contournement soient devenues courantes à Issy ». Non content de résider dans une commune qui ne compte aucun établissement REP+ (Réseau d’éducation prioritaire), certains ménages jouent la carte de la maximisation scolaire. Un bon établissement ne suffit pas, c’est un sésame vers l’élite qu’il faut débusquer pour sa descendance !

    « Le contournement de la carte scolaire est beaucoup plus répandu à mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale », pointe Quentin Ramond, doctorant à Sciences Po et auteur d’une enquête sur le sujet dans les Hauts-de-Seine. À l’issue d’une soixantaine d’entretiens menés dans le département, il a identifié trois grands types d’esquives à la carte :

    « D’abord, la demande de dérogation à expédier à l’inspection académique et qui doit être justifiée par des arguments plus ou moins sincères comme le choix d’options spécifiques. Ensuite, la fausse adresse de domiciliation qui, elle, est illégale. Et, enfin, la fuite vers le privé ».

    Très avares de commentaires sur ce phénomène, les rectorats livrent peu de chiffres. Mais à Paris – dont la sociologie globalement CSP+ est proche de celle d’Issy-les-Moulineaux – Julien Grenet, chercheur à l’École d’Économie de Paris, évalue à presque un sur deux la part d’enfants qui n’intègre pas son collège de rattachement.

    Le charme des Cham

    « En tant que référent FCPE, je participe aux commissions de dérogations à la carte scolaire. Et chaque année à Issy, je vois des parents plaider pour que leurs bambins intègrent une Classe à Horaires Aménagés Musique (Cham). Ils sont clairement à la manœuvre car les Cham n’existent que dans les établissements convoités », rapporte Nicolas Moreau. « Ils se ruent sur les Cham, les langues rares ou les filières “Arts plastiques”, elles aussi réservées aux collèges et aux lycées de prestige, pour des raisons tactiques », ajoute le président de la FCPE locale :

    « D’ailleurs quand on interroge les enfants, ils nous répondent : “Ah non, c’est maman qui veut que je fasse ça, moi ça ne m’intéresse pas !” »

    L’Éducation nationale tente de dégainer des parades en élargissant la palette de ses options mais ça ne convainc pas les familles en quête d’excellence. « Ce n’est pas tous les jours, mais il m’est déjà arrivé de voir des parents prendre rendez-vous pour me demander de modifier mes appréciations et, ce faisant, de valoriser le dossier scolaire de leur enfant. Évidemment, je refuse ! », sourit Louise qui s’amuse de ces comportements plus qu’elle ne les condamne.

    Le lycée Ionesco, ce formidable bordel

    À Issy-les-Moulineaux, c’est le lycée Eugène Ionesco qui tient lieu d’épouvantail. En plus des filières générales, il a la « mauvaise idée » d’héberger des classes technologiques, dont les élèves d’origine modeste au regard des standards isséens donnent des sueurs froides à certains parents. Pas de quoi frémir pourtant : Avec un taux de réussite de 90 pourcents au bac 2019, Eugène Ionesco soutient la comparaison avec les établissements limitrophes comme Rabelais à Meudon (89 pourcents) ou Prévert à Boulogne (87 pourcents). Devant le lycée de « tous les dangers », aux confins des bourgeois Meudon et Boulogne-Billancourt, un petit groupe profite de la fin des cours pour griller une cigarette : « Nos profs sont aussi bons qu’ailleurs, je n’ai jamais vu de violence et l’ambiance est tranquille. Ceux qui nous fabriquent une sale réputation ne sont jamais venus voir, c’est sûr ! », se marre Lucas, natif d’Issy et issu d’un milieu « pas riche, mais sans soucis d’argent ».

    Si Louise, la prof dans le public, comprend si bien ces parents, c’est parce qu’elle aussi a contourné la carte scolaire. « Mon mari et moi voulions un endroit où ils seraient bien encadrés et l’image du lycée Ionesco n’était pas fameuse. Alors on a triché, on a pris un logement sur une autre commune pour qu’ils y soient scolarisés », confie celle qui se définit comme une « bourgeoise bohème ». Participer ainsi à l’entre-soi ne la chagrine pas une seconde :

    « Nous avons fait le nécessaire pour que nos enfants aient toutes les chances de leur côté ».

    Jules Ferry en deuil

    Dans un bistrot isséen proche du métro Corentin Celton, Florent, natif de la ville, raconte dans quelles conditions ses parents l’ont parachuté dans un lycée privé du 15ème arrondissement. « C’était impossible pour eux de me mettre à Ionesco, ils pensaient que c’était mal fréquenté et pas assez sérieux. Ce n’était pas à la hauteur de notre rang. Sur ce coup, ils ne m’ont pas consulté, j’ai pas apprécié mais c’est comme ça », se souvient-il. Issu selon ses propres mots d’un « milieu très aisé », il fait silence sur les activités professionnelles de sa famille. L’institut catholique dans lequel il évolue désormais « est très bourge, on ne va pas se le cacher ». Avec une pointe de regret dans la voix, il précise :

    « J’ai des potes à Ionesco et, même si je ne suis pas malheureux aujourd’hui, je serais bien resté avec eux. »

    La trajectoire de Florent n’a rien de surprenant. Dans son rapport titré « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession », la fondation Jean Jaurès note que la fréquentation des établissements privés a baissé de 3 points pour les enfants d’origine sociale défavorisée et de 7 points pour ceux d’origine sociale moyenne entre 2002 et 2012 alors qu’elle a augmenté de 10 points pour les enfants issus des classes sociales les plus favorisées. Depuis des années maintenant, le classement Pisa de l’OCDE (organisation de coopération et de développement économique), qui compare les systèmes éducatifs de 79 pays, classe la France championne de l’inégalité des chances. Un record qui n’émeut pas grand monde à Issy-les-Moulineaux.

    (1) Le prénom a été changé

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