Un gros pansement blanc couvre l’ensemble de son oeil gauche. À la terrasse d’un café près de l’hôpital Cochin à Paris, Mohamed raconte son histoire. Celle d’une nouvelle violence policière à Argenteuil. Dans une précédente enquête de StreetPress a recueilli 39 témoignages de victimes de multiples passages à tabac, de menaces de mort, d’insultes racistes ou de harcèlement administratif. Depuis, deux autres histoires vécues par des habitants se sont ajoutées. Celle d’Anthony, qui a pris un coup de LBD à moins de deux mètres dans le dos, et celle de Mohamed, ce mineur de 17 ans qui a failli devenir borgne à la suite d’un violent coup de crosse de LBD.
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Il se remémore cette nuit traumatisante. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, Mohamed quitte son travail de livreur dans un restaurant de Colombes. Au volant de son scooter, il est presque minuit quand il rentre chez lui, dans le quartier du Val Nord à Argenteuil. Un ami l’accompagne. En remontant l’avenue Maurice Utrillo, il grille un feu rouge. Une voiture commence à le suivre. C’est la police. Attablé au café, le garçon de 17 ans au fin duvet sous le nez jure n’avoir pas vu la voiture des forces de l’ordre : « J’ai continué de rouler, je ne savais pas que c’était la police derrière. Ils n’ont mis le gyrophare que lorsqu’ils ont été à côté de moi ». Alors que Mohamed s’attend à une amende, les policiers sortent de leur véhicule et le menottent, lui et son passager. Ils enlèvent le casque de Mohamed avant de les frapper. Un policier à la barbe rousse lui donne subitement « un coup de crosse de LBD dans l’oeil », explique Mohamed à la terrasse.
Face à la douleur et au sang qui coule abondamment sur son visage, le jeune crie : « Oh mon Dieu, Allah ». Ce qui entraîne une nouvelle violences des forces de l’ordre : « Ils m’ont dit : “Ah oui, tu dis Allah en plus”. Et un policier m’a mis un coup de genou sur le flanc ». L’oeil gauche de Mohamed continue de saigner, il ne voit plus rien. Il implore les policiers de lui venir en aide. Un des fonctionnaires l’examine et demande à son collègue de ramener une bouteille d’eau. Il enlève les menottes de Mohamed et le met debout en lui tapotant le dos, avant de lui lancer :
« T’as vu, tu n’aurais pas fait de délit de fuite, tu ne te serais pas tapé le poteau. »
Mohamed répond qu’il ne s’est « pas pris le poteau, c’est vous qui m’avez frappé ». Face aux supplications du jeune de 17 ans, les policiers finissent par appeler les pompiers, qui arrivent 30 minutes plus tard. Mohamed part avec eux mais il est menotté à nouveau dans le camion et placé en garde à vue. Son ami est quant à lui emmené au commissariat local. « Il s’est fait frapper et il s’est mangé des coups de pied. Mais il n’a rien eu de grave », estime Mohamed.
Des séquelles toute sa vie
Aux côtés de Mohamed, sa mère Fethiya écoute le récit de son fils avec un sourire triste. Elle a été prévenue à 1h du matin. Une policière l’appelle pour lui signifier que son fils est en garde à vue, qu’il est blessé et qu’il est emmené à l’hôpital d’Argenteuil. « Je commence à pleurer, bien sûr, et je demande comment ça se fait qu’il soit blessé », se souvient cette mère aux cheveux argentés, dont une mèche cache l’oeil gauche :
« La policière a répondu : “Madame, c’est un accident de moto, votre fils a tapé un poteau”. »
Quand elle apprend que Mohamed est à l’hôpital d’Argenteuil, elle s’y rend immédiatement. Mais sur place, Fethiya se heurte au refus du personnel : « On m’interdit de le voir parce qu’il est en garde à vue. Il est blessé et je n’ai même pas le droit de le voir ! ». Du côté de son fils, un médecin demande aux policiers de lever la garde à vue car sa blessure est sérieuse, il peut perdre son oeil. Devant l’urgence, il est transféré à l’hôpital Cochin à Paris. Il y reste cinq jours et endure deux opérations pour sauver sa vision gauche. Avec succès. Les médecins lui ont toutefois prescrit un arrêt de travail jusqu’au 20 août.
« J’étais content quand je l’ai appris parce que je ne voyais rien au début », se souvient Mohamed. Il a pourtant des séquelles : son globe lacrymal est endommagé « et le sera a priori toute sa vie », note son avocate, Camille Vannier. Elle complète :
« Les médecins lui ont dit qu’il aurait des larmes qui couleront sans raison et sans qu’il ne puisse les empêcher. »
Une famille traumatisée
Il n’y a pas que les douleurs physiques. L’histoire a traumatisé toute une famille. « Les frères et soeurs sont très choqués par ce qui est arrivé à Mohamed, qui est l’homme de la famille », détaille Camille Vannier. Le plus jeune, qui a six ans, est particulièrement touché. « Mon fils ne va pas bien du tout. Il pleure la nuit, il crie. Depuis que c’est arrivé, il a complètement changé », se désole Fethiya.
La mère explique aussi que Mohamed crie durant la nuit. « Je ne sais pas comment l’expliquer, je me réveille brusquement », souffle-t-il. À ses côtés, son avocate demande :
« – Tu te souviens de tes rêves ?
– C’est pas des rêves. »
L’IGPN saisie
Mohamed est toujours visé par les deux infractions qu’on lui a signifié lors de sa garde à vue. La première est un « refus d’obtempérer », pour ne pas s’être arrêté, selon la police. « Ça, pourquoi pas, ça peut être caractérisé en fonction du dossier », estime maître Camille Vannier. L’avocate est, en revanche, plus circonspecte sur la deuxième infraction : « dégradations de bien public ». Un fait que les policiers n’ont jamais signifié à Mohamed.
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Quand il a été convoqué à la sûreté départementale du Val d’Oise – qui a récupéré l’enquête préliminaire – le 23 juillet, ils ont tenté d’en savoir plus sur ces mystérieuses dégradations. « Ils étaient mal à l’aise », se souvient Camille Vannier. Elle a demandé à l’officier de police judiciaire (OPJ) qui a reçu Mohamed en audition libre à « quoi cela correspondait » :
« Il nous a répondu : “Je ne peux pas vous dire”. Même eux ne savaient pas. »
Au téléphone, le service d’information et communication de la police nationale (Sicop) assure que c’est la porte avant droite du fourgon de police qui a été dégradée à la suite d’un « choc entre les deux véhicules ». Selon le Sicop, les policiers ont déclaré que Mohamed et son ami les ont aussi « invectivé verbalement, avant de prendre la fuite ». Face à ces faits reprochés à Mohamed mais aussi aux policiers, une enquête administrative et judiciaire a été transmise à l’IGPN le 24 juillet à la demande du procureur de la République. « Elle est en cours », commente le Sicop.
Pour un refus d’obtempérer, la peine de Mohamed serait en tout cas minime. « Et encore faut il qu’il soit caractérisé, car il dit qu’il n’a pas vu la voiture de police, elle n’avait pas le gyrophare activé », souligne Camille Vannier. Comme il est mineur, que c’est sa première procédure et sa première garde à vue, « dans tous les cas, c’est un juge des enfants qui est saisis et c’est une petite mesure éducative, c’est tout ».
Rien qui ne puisse justifier de perdre une partie de sa vue. « L’oeil c’est important, j’ai des projets », s’exclame Mohamed qui veut « ouvrir un restaurant et passer son permis ». « Franchement, avec un oeil, le permis c’est compliqué ». À ses côtés, sa mère Fethiya souhaite savoir ce qu’il s’est passé :
« Ce n’est pas juste, on sent qu’on n’est pas protégé. Normalement, la police nous protège. Ils tapent nos enfants, ça c’est grave. »
Image d’illustration de la gare du Val d’Argenteuil par Geralix sur Wikimedia Commons.
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