« Ça a duré sept à huit minutes. Ils m’ont lynché. Ils rigolaient, me relevaient alors que je tenais plus sur mes jambes, me mettaient des balayettes et des baffes ». Au téléphone, Erwan, 22 ans, a la voix posée mais parle « d’humiliation ». Il décrit par le menu les violences infligées par des policiers de la Brigade anticriminalité (Bac) d’Argenteuil (95), en novembre 2019. Originaire de Marseille, ce sudiste est en vacances à Bezons, une ville limitrophe. Il fume une cigarette dans un square, rue de la Berthie, quand une patrouille de baqueux en civil arrive dans une Skoda noire. « Ils sont arrivés comme des cailleras. Je n’ai pas compris que c’était la police », se souvient-il. Un des agents lui donne un coup de matraque sur les doigts pour lui dégager la clope qu’il grille, avant de l’embarquer dans un hall en face. À l’intérieur, un des policiers lui demande de déverrouiller son téléphone. Erwan s’exécute. L’agent regarde l’écran quelques secondes avant de lui envoyer « deux grosses tartes avec ». « Un putain de grand coup dans l’oeil », s’exclame-t-il, qui lui ouvre l’arcade. La violence est telle que des bouts de verre lui restent dans l’orbite. Le deuxième, au niveau de la bouche, lui ouvre la lèvre supérieure. Un autre policier le cogne deux fois avec sa matraque. Le second coup dans la tempe lui cause « un mini-KO ». Le calvaire se poursuit « jusqu’à ce qu’ils voient que je n’étais pas bien », se rappelle le Marseillais :
« Ils m’ont dit : “Prends tes affaires et casse-toi, on veut plus jamais te revoir ici”. »
E., 21 ans, était de passage à Bezons et ne connaissait pas «la police de Paris». Sa première rencontre avec la BAC d'Argenteuil l'a immobilisé pendant une semaine, sans qu'il ne sache pourquoi il s'est fait lyncher.
— StreetPress (@streetpress) June 4, 2020
Pour envoyer ton témoignage 07 63 87 63 04 pic.twitter.com/DS6pcU40XK
Erwan a témoigné dans le cadre de l’initiative Sur Écoute, lancée par les médias StreetPress, Yard, Booska-P, L’écho des banlieues et Rapelite,. Les victimes de violences policières peuvent envoyer sous forme de note vocale leur témoignage, qui est ensuite vérifié et publié. C’est le deuxième récit qui évoque la police d’Argenteuil, après celui de Sam. Cet ado de 17 ans a lui aussi été tabassé le 27 mars 2020, durant le confinement. Sorti sans son attestation, il est interpellé par des membres de la Bac et leur fameuse Skoda noire. Il se fait rattraper après avoir fui le contrôle et se fait frapper « pendant dix minutes. Ils m’ont donné plein de coups au visage et dans les jambes ». Les policiers ne lui ont jamais demandé son attestation. Il est laissé sur place, le visage en sang et le nez cassé, selon un certificat médical que StreetPress a pu consulter.
Sur écoute | Témoignage #1
— StreetPress (@streetpress) April 29, 2020
S., 17 ans, nous fait part de son expérience violente avec la BAC d'Argenteuil. Il nous lit son témoignage et demande à ce que justice soit faite
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Ces deux témoignages qui concernaient la même unité de police ont décidé StreetPress à enquêter. Pendant près de deux mois, nous avons collecté témoignages et documents sur des violences policières commises à Argenteuil. Ce que révèle cette enquête est édifiant. 17 personnes, âgées de 16 à 31 ans témoignent de violences physiques commises par la Bac ou la police de cette ville du Val-d’Oise : nez ou côtes cassés, tir au flashball dans les parties génitales, le dos ou la cuisse, passages à tabac en réunion, coups de tête… Le niveau de violence est sidérant. À ces brutalités s’ajoutent de nombreux témoignages rapportant des insultes racistes et islamophobes, menaces de mort, de viol, des humiliations et des provocations, du racket de stupéfiant, des déplacements forcés, des faux témoignages de policiers… Le tout accompagné d’amendes et de harcèlement administratif. Au total, StreetPress a recueilli 39 témoignages d’habitants mettant en cause le comportement des forces de l’ordre. Face à cette situation, des riverains et des associatifs se bougent pour essayer de récolter des plaintes et faire remonter les affaires liées à ces policiers. « Ils se comportent comme une bande rivale avec les moyens de l’État », lâche Stanis, un quadra qui défend une dizaine d’Argenteuillais.
Sam s'est fait casser le nez après sa rencontre violente avec la Bac d'Argenteuil. / Crédits : DR
« À Argenteuil, on a les pires baqueux de France »
21 mai 2020. La cité Champagne est inondée par les rayons du soleil. Devant cette longue barre arquée d’environ 150 mètres de long, plusieurs milliers de personnes font chauffer le bitume. Des hommes avec des brassards de sécurité demandent aux gens masqués, déconfinement oblige, de se pousser pour laisser la route vide. Des camionnettes immatriculées 75, 77 ou 95 arrivent et déversent les nombreux participants à la marche blanche pour Sabri. Ce jeune de 18 ans est mort trois jours plus tôt dans une rue un peu plus haut en motocross. Les circonstances de son décès sont floues mais une voiture de la Bac d’Ermont-Eaubonne était à proximité. Pour les habitants, il n’en faut pas plus. La faute à un lourd passif avec la brigade anti-criminalité locale. « À Argenteuil, on a les pires baqueux de France », assure un homme au teint blafard en tête de cortège.
Le décès du jeune homme délie les langues dans la ville. Croisé dans les coursives de la Cité Champagne, Marvin (1) a eu affaire très jeune à ces policiers. « Quand tu vois la Skoda, t’as peur », lance-t-il en accentuant le dernier mot. Cet ado de 16 ans, au petit duvet sous le nez, a volé un scooter il y a trois ans. Les baqueux l’ont « détruit ». « Il y avait deux blancs avec moi, ils n’ont rien eu », note ce brun à la polaire Quechua noire. Si l’histoire a finalement été classée sans suite, il a reçu de nombreux coups à la tête et dans le reste du corps. Des photos de lui à l’époque montrent de multiples hématomes. Il affirme ne pas avoir pu marcher pendant un mois.
Erwan s'est fait tabasser dans un hall lors de sa venue à Argenteuil, comme d'autres habitants. / Crédits : Aurelie Garnier
Une autre fois, il est dans le centre-ville avec quatre amis. Les fonctionnaires de la Bac arrivent à leur hauteur : « Ils nous contrôlent et disent : “Sortez vos stups”. On n’a rien nous, on ne consomme pas. On a vidé nos poches. Un des baqueux arrive et envoie une droite à mon pote. Il n’a pas compris. » Lui s’est fait balayer par un autre agent durant l’altercation.
À Champagne ou dans les autres quartiers populaires d’Argenteuil, la jeunesse n’est pas la seule à subir ces violences. Habibou a 30 ans. Garé devant la cité Champagne, cet habitant taillé comme une armoire à glace sort de sa voiture pour discuter. « Des fois, les plus jeunes nous racontent leurs histoires. On se dit que ça n’a pas changé par rapport à nous. On prend la situation différemment. On est déjà passé par là », lâche-t-il. Il témoigne de plusieurs faits de violences policières éprouvées sur près d’une décennie. Le dernier remonte à l’année dernière. Il se fait contrôler par des policiers, accompagnés d’agents de la Bac. « Au début, ça se passe bien », se souvient le trentenaire. Ce n’est qu’après avoir regardé brièvement son téléphone qui sonne que tout dérape : « Un policier me parle mal. Je lui réponds qu’il n’y a pas de problème depuis tout à l’heure, qu’il n’en profite pas pour mal me parler ». L’agent s’énerve et un de ses collègues de la Bac intime à Habibou de « fermer sa gueule », avant de lui envoyer une claque quand ce dernier proteste :
« J’ai vu rouge. Je le pousse, je me mets en garde et je me ravise. Parce que c’est la police. »
Trop tard, les agents l’encerclent. Habibou se rappelle avoir tenté de calmer le jeu. « Ils m’ont tabassé et je me suis laissé faire. Je me suis protégé avec mes bras », dit-il en mimant le geste. Lorsqu’il entend que les bleus veulent le taser, il se jette au sol, les mains « en évidence » pour les menottes. Il finit au commissariat mais est relâché : « Ça me fait une garde-à-vue alors que je n’ai rien fait. » Il confie son ressentiment, qu’il estime général :
« Argenteuil, c’est pire qu’ailleurs, tout le monde le sait. »
« Dès que l’agent ouvre ma porte, il est violent »
Aymen (1) connaît bien la Skoda sombre de la Bac. Ses occupants l’ont interpellé il y a plus d’un an alors qu’il conduit un fourgon. À l’époque, il récupère les trottinettes en free-floating pour les recharger. Il roule vers l’hôpital d’Argenteuil quand la Bac lui met « un coup de gyrophare ». Contrôle de police. « Dès que l’agent ouvre ma porte, il est violent. Il me dit de descendre, me sort du camion et me colle dessus », se souvient ce vingtenaire brun en claquettes-chaussettes. Il demande au fonctionnaire pourquoi il réagit aussi violemment. « Il le prend mal et me dis : “Tu vas m’apprendre mon travail ?”. Il commence à me brusquer de ouf ». Le baqueux l’interroge sur ce qu’il y a à l’arrière du véhicule. Aymen répond : une motocross 450 crf. « Sur la voie publique, c’est interdit, mais là elle est dans mon camion et j’ai l’habitude d’aller sur les terrains », précise l’Argenteuillais. Il n’en faut pas plus pour que l’interpellation déraille :
« Quand j’ai dit ça, il a réagi comme si j’avais dit : “J’ai une moto volée”. Il a commencé à me mettre des coups. Il m’a pris la tête et m’a tapé contre le camion. »
Le jeune majeur, au physique plutôt frêle, se fait ensuite embarquer de force à l’arrière de son véhicule et se prend « trois coups de tête » de la part de l’agent. Mais il affirme « se laisser faire ». L’agent continue de le frapper, prend sa tête « et la claque » avant de lui tordre le bras. Aymen résiste et refuse de se mettre au sol. « J’avais peur », avoue-t-il. À l’entrée du coffre, un policier menace d’utiliser son taser. Aymen s’exécute et met un genou à terre :
« L’autre baqueux a mis son pied dans mon dos et il m’a tordu le bras, j’ai cru qu’il allait me le casser. J’ai eu une entorse. »
Finalement, les agents de la Bac laissent partir Aymen. « Tout était en règle », conclut-il, amer.
Sofiane et Youssef ont aussi leur histoire avec la Bac. Un soir, il y a quelques années, ils aident un ami à changer une roue crevée. « Là, un gars arrive en courant sans brassard et sort sa matraque télescopique. Il prend l’un de nous par le col et ordonne de nous mettre contre le grillage », expose Sofiane, à la doudoune Fila sur un pull vert. Pendant le contrôle d’identité, un des agents vient derrière eux avec son taser et l’enclenche. « Il a demandé : “À qui je vais mettre un coup ?” ». Un autre se met en équilibre sur un petit terre-plein et sort son arme, mime Sofiane en se mettant sur un pied :
« Il a dit : “Si je trébuche et que je tire sur l’un d’eux sans faire exprès, on peut dire qu’il s’est rebellé et a sorti une arme ?” Les autres ont rigolé en répondant : “Bah oui”. »
Flashball dans les parties génitales
« Je me suis déjà mangé des claques, des pêches dans les bâtiments. C’est tout le temps ». À l’évocation de la Bac, Toufik (1) fait la moue. Debout dans un square de la cité des Musiciens où l’herbe est plus jaune que verte, ce proche de Sabri a du mal à trouver une histoire en particulier. Il montre du menton les barreaux qui délimitent le square et ceux des immeubles blanc et rouge voisins. Il s’est parfois retrouvé à les tenir fermement pour ne pas que les baqueux « m’emmènent dans un hall ». Et qu’il se fasse frapper à l’abri des regards de cet endroit du Val-d’Argent-Nord – un des quartiers HLM les plus peuplés de France. À ses côtés, Lina et Syrine soufflent. « Pour eux, on n’est personne », lâchent-elles.
Quand il s'est fait embarquer et frapper pour un vol de scooter, Marvin s'est fait prendre en photo et mis dans une discussion WhatsApp « où ils ne parlaient que de trucs racistes ». / Crédits : Aurelie Garnier
Elles évoquent le cas d’Amine Mansouri, un ado de la cité qui a pris un coup de flashball dans les testicules le 14 juillet 2015, à 14 ans. Une histoire d’abord évoquée par le site Islam & Info. Là aussi, c’est la Bac qui est pointée du doigt. On rencontre Amine fin juin à côté de la dalle où il a été touché il y a cinq ans. La place est célèbre pour sa visite par Nicolas Sarkozy en 2005, où l’ex-président lance cette phrase : « Cette bande de racailles ? On va vous en débarrasser ». Rien qui ne concerne Amine en 2015. Il retrace l’histoire : « C’était la nuit du destin pendant le Ramadan. C’est un moment où on prie à la mosquée jusqu’à 1h du matin ». Comme c’est également soir de fête nationale, il a aussi un sac avec des petits pétards, des « clac-doigts ». À sa sortie de la mosquée, il part les lancer avec ses potes au fond de la place. « À ce moment-là, il n’y a rien sur la dalle », indique-t-il.
Trente minutes plus tard, la tension monte entre les habitants et la police. « Ça devient plus sérieux, les grands nous disent de partir », se souvient l’Argenteuillais. Il descend les marches et se poste près d’un parc avec « des familles, des mamans avec des poussettes ». La police charge les émeutiers qui reculent vers Amine. Ce dernier hésite à courir ou à rester : « Je suis en djellaba, je n’ai rien fait du tout, je suis un petit. Je me dis que je vais rester, qu’ils vont faire la différence. » Il enjambe la rambarde du parc à sa gauche pour s’écarter de la foule qui fuit. Alors que les policiers sont à moins de 20 mètres de lui, un des agents le vise et lui tire dessus dans l’entrejambe :
« Au début, je ne sens rien, je me retourne, je cours et je m’effondre quelques mètres plus loin. Un ami arrive et crie aux policiers : “Venez nous aider”. Eux s’en foutent et nous lancent des lacrymogènes. Un grand arrive pour me porter. Je n’en pouvais plus. J’étais tout blanc. J’avais trop mal. Je suis parti à l’hôpital. »
Il est opéré dans la nuit. Son testicule qui a éclaté en trois morceaux est reconstitué par la chirurgienne. « Je n’ai pas pu marcher de tout l’été », confie-t-il. La procédure révèle l’implication de la Bac d’Argenteuil, à la manoeuvre ce soir-là. « Ils se croient tout permis. Il y a des bons policiers comme des mauvais. Mais la plupart ici… Ils ont une haine contre nous qu’on ne comprend pas. »
Bienvenue chez les Ch’tis
À Argenteuil, tous les baqueux ont leur petit surnom : Forrest Gump, Tête brûlée, Babacar, Lucky-Luke ou Pacman. Mais un groupe en particulier se distingue. Les habitants les appellent « les Ch’tis », « parce qu’ils viennent du Nord ». Une Bac de nuit selon eux. En réalité, ces policiers font ou faisaient partie du Groupe de sécurité et de protection districal (GSPD) du Val d’Oise. En 2013, le GSPD était composé de neuf membres selon un rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Son rôle y était bien décrit :
« Une Bac en tenue qui officie, selon un rythme de travail identique, à l’échelon du district, sur les sites sensibles, de 18h à 2h. Son action est principalement orientée vers la lutte contre les stupéfiants et l’occupation des halls d’immeuble. »
« Quand ils sont entre eux, ils sont monstrueux », estime Stanis. Ce quadra défend depuis des années des habitants de la cité Champagne face aux dérives policières. Il fait visiter les alentours, notamment le terrain de football en bas de la butte d’Argenteuil, située à côté de la barre d’immeuble. À côté du stabilisé, deux hommes finissent un McDo sous un arbre. Posé sur une chaise à roulettes de gamer endommagée, Amir (1) a déjà croisé de nombreuses fois les Ch’tis. Cet homme chauve de 31 ans est connu dans le quartier pour fumer du shit. Les policiers lui en taxent parfois. Une fois, alors qu’il n’en a pas, il se fait verbaliser par cette équipe pour une infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). « Pour lui faire payer de ne pas pouvoir leur donner de shit », explique Stanis devant Amir qui opine du chef. « Ils veulent de la soumission. Si je suis désagréable, ils vont me faire des coups comme ça », explique l’homme d’une trentaine d’année. Un autre jour, ce dernier fait un barbecue sur la butte avec des amis. Il rentre chez lui quelques minutes en laissant scooter, blouson et téléphone. Les Ch’tis viennent contrôler le groupe à ce moment-là. Ils ont renversé son scoot’ et mis la veste et le Samsung dans le barbeuc’. « Ils venaient pour faire des coups de gazeuse et tabasser. Ils faisaient des doigts… C’étaient des voyous ! », se souvient Habibou de la cité Champagne. À ses côtés, Tarek s’est fait braquer par un taser sur le front par ces agents. Après une interpellation dans un fourgon où il est allongé et entouré des Ch’tis, l’un d’eux s’amuse à lui placer son arme sur la tête en criant : « Par le tonnerre de Zeus ! ».
Des jeunes tentent de porter plainte pour violence policières, ils écopent d’une quarantaine d’amendes. D’autres sont verbalisé 5 ou 6 fois en 15 minutes. À Argenteuil, la police pratique le harcèlement administratif. / Crédits : Aurelie Garnier
Depuis quelques temps, l’unité n’est plus vue par les habitants rencontrés par StreetPress. Certains membres sont restés à Argenteuil mais sont dans d’autres groupes de policiers. Présent aux côtés de Sofiane et Youssef, Ilies assure que la « vraie équipe » désormais, c’est « ceux qui ont tapé le gars à Sartrouville », dit-il, en référence à un livreur de pizza qui a perdu une dent après une intervention de la Bac d’Argenteuil durant le confinement, selon 78Actu.
La police en uniforme n’est pas en reste
Les violences concernent les agents de la Bac mais aussi la police nationale en uniforme. Comme le raconte Aymen. Alors qu’il sort de son travail le 12 janvier 2019 à 4h du matin, celui qui s’est déjà fait tordre le bras dans son camion se fait contrôler dans une petite ruelle par trois agents. Arrive un quatrième qui lui envoie « une droite dans l’arrière de la tête ». Durant plus d’une minute, les coups pleuvent sur Aymen, comme le montre une vidéo tournée par une caméra de surveillance que StreetPress s’est procurée. À la fin de l’interpellation, trois policiers sont sur lui. L’un lui fait une prise d’étranglement, un autre est sur son dos et un troisième lui écrase la cheville. « Il m’a dit : “Je vais te la casser”. J’ai cru que j’allais crever », souffle Aymen. Il est ensuite embarqué au commissariat où il vomit et se plaint de douleurs à la tête. Il n’est examiné que six heures plus tard. Son avocate, maître Adelaïde Jacquin, est appelée pour assister Aymen lors de la confrontation à minuit, presque 20 heures après les faits. À cette occasion, son client se sent à nouveau mal. « Les policiers ont dit qu’il simulait », se souvient l’avocate, qui a dû lourdement insister pour qu’ils préviennent les pompiers. « À ma demande, il a vu un médecin pendant la nuit qui lui a immédiatement prescrit un scanner ». Le docteur note également sur le certificat médical un « traumatisme abdominal ». Après ça, fini les livraisons, il a dû arrêter son travail.
D’autres témoignages affluent de tous les quartiers de la ville. Posé sous l’arbre près de la butte d’Argenteuil avec son pote Amir, Ayoub (1) raconte que lors d’un contrôle, il prévient les policiers qu’il a « un peu de shit » sur lui. « Je l’ai sorti de mon caleçon, j’ai été honnête ». Le policier lui demande de montrer « le reste » caché, croit-il, dans ses sous-vêtements. Ayoub proteste et affirme qu’il a donné tout ce qu’il avait :
« Il m’a mis une droite avant de me plaquer contre le mur. Son collègue a collé son taser sur ma nuque. »
Marvin, l’ado déjà frappé par la Bac, s’est aussi fait cogner par un bleu. Le fonctionnaire a craché devant lui avant de dire : « Ça c’est 48 euros d’amende ». « Je lui ai dit que je ne comprenais pas, il m’a envoyé une droite. » Une histoire presque similaire à celle à laquelle a assisté Donia, dans un autre quartier. Un « gamin de 14 ans » se fait contrôler. « Le flic crache par terre et force le gamin à essuyer avec sa main. Son copain à côté le charrie en disant que lui ne l’aurait jamais fait. Le policier l’étrangle, comme ça, d’un coup », relate cette trentenaire.
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À Champagne, on évoque surtout Rayane. Pendant les émeutes liées à la mort de Sabri, en mai dernier, ce jeune de 18 ans s’est caché dans le petit bois à côté de la cité quand il a entendu des CRS arriver. « Les policiers tiraient au flashball au hasard », détaille-t-il. Les pandores finissent par le trouver, à quelques mètres de cocktails molotov planqués là. Il nie avoir quoi que ce soit à voir avec ça. « Ils m’ont dit : “T’es tout seul, c’est parfait” et ils m’ont tabassé. Je pissais le sang au niveau de l’arcade. Ils m’ont menacé, m’ont dit que j’allais mourir », énumère-t-il, taciturne.
Alerte enlèvement
Une autre spécialité de la police locale est de prendre des habitants en voiture et les lâcher loin de leur domicile. Geoffrey raconte. Un jour où il sort de chez lui pour aller à la boulangerie en bas de la cité Champagne, les bleus l’interpellent. Il n’a pas pris sa carte d’identité pour les quelques mètres à faire. Bien que les policiers aient vérifié son identité la veille, ils l’embarquent au poste à deux kilomètres. « Une fois arrivé à deux minutes du commissariat, ils m’ont dit : “C’est bon en fait, on connaît ton identité. Rentre chez toi” », narre-t-il. Il est revenu à pied avec sa baguette sous le bras.
Une autre spécialité de la police locale est de prendre des habitants en voiture et les lâcher loin de leur domicile. / Crédits : Aurelie Garnier
Une situation absurde et humiliante qu’ont vécue d’autres Argenteuillais. Certains citent des endroits plus éloignés comme la forêt de Franconville ou l’autoroute A15. Il y a aussi la forêt de Cormeilles où Amir a été emmené il y a une dizaine d’années. « J’étais avec des copains. Ils ont fait plouf plouf dans le groupe pour savoir qui ils embarquaient », précise-t-il, assis dans sa chaise de gamer noire et rouge. Il a fait plus de quatre kilomètres pour rentrer. « C’est traumatisant, les gens ne veulent plus sortir de chez eux après », estime Aymen, qui a des proches qui ont déjà subi cet « enlèvement ». Quant à Stanis, il se rappelle d’Omar, un ami de son frère, qui a été embarqué et déposé à Saint-Gratien, à plus de trois kilomètres :
« Les policiers l’ont lâché devant une bande de jeunes et ont crié : “C’est une balance”, avant de filer. Heureusement, ils ne lui ont rien fait. »
« T’es de la même couleur que la merde que je chie »
Ces interpellations violentes sont également accompagnées d’insultes, parfois racistes et islamophobes. Quand ces policiers viennent dans les quartiers populaires d’Argenteuil, ils disent venir à « bougnouland, bambouland ou en bougnoulie », assure Stanis. Ce dernier raconte l’histoire de Thibaut qui s’est fait déchirer sa pièce d’identité car il n’avait pas « une tête de Français ». Lors de leur contrôle par la Bac où ils sont menacés d’un taser et d’une arme, Sofiane et Youssef sont eux traités de « sales arabes ». Les fonctionnaires parlent aussi de leur « islam de merde, avec vos robes de filles pour la mosquée ». Quand Marvin et son ami se prennent une amende, elle est accompagnée d’un « ferme ta gueule, sale bougnoule ». Ce dernier a aussi assisté à des propos racistes quand il s’est fait embarquer et frapper pour le vol du scooter il y a trois ans :
« Ils avaient une discussion WhatsApp où ils ne parlaient que de trucs racistes. Ils écoutaient à côté de moi et disaient : “On a chopé un gars, encore pas très Français” ».
Le frère de Toukoussa, une proche de Sabri, a également encaissé son insulte raciste : « Un policier lui a dit : “T’es de la même couleur que la merde que je chie” ». À ses côtés, Toufik lève les yeux au ciel. Il assure se faire insulter « tous les jours » au Val-d’Argent-Nord, dans la cité des Musiciens. Les policiers passent à côté et l’appellent par son nom de famille : « Ils nous disent : “Regardez les petites putes” ». Aymen s’est, lui, pris des attaques sur sa famille. « “Je vais te niquer ta mère”, “ta mère est mal baisée”. C’est pire que des voyous », déplore le jeune homme.
Les filles ne sont pas épargnées, même mineures. Quand les policiers sont passés à côté de Lina et son père, ils lui ont lancé : « T’es bonne ma chérie », se souvient celle qui avait 16 ans à l’époque. À côté d’elle, Camélia a une fois fait remarquer à un agent qu’il n’avait pas dit « s’il vous plaît » lors d’un contrôle. Réponse cinglante : « Tu ne veux pas qu’on te suce la bite aussi ». Elle a 14 ans.
Des plaintes qui se retournent contre les habitants
Devant tous ces cas de violences, d’humiliations et de provocations, des habitants essaient de se mobiliser. Sur Snapchat, un compte nommé « Team Argenteuil » s’est créé il y a quelques semaines pour récolter des témoignages. Derrière la page, trois jeunes que StreetPress a rencontrés. Ils nous transmettent le témoignage par note vocale de Naël (1). Un soir d’hiver, ce dernier assiste à une course-poursuite entre la police et une voiture avec son frère et son ami Kenzo (1). La voiture se fait arrêter, le trio s’approche pour regarder. « Une policière sort de la voiture et nous demande de dégager. Son collègue sort de la voiture avec une lacrymo et nous fixe à moins d’un mètre », raconte Naël, qui pense que c’est une sommation. À tort :
« Il m’a aspergé directement. On a commencé à courir et Kenzo s’est pris un flashball dans la cuisse. »
Un autre document transmis par la team est le récit écrit de deux jeunes lycéennes voilées. Lors d’un contrôle devant leur école en décembre dernier, elles se font insulter par les policiers :
« “Vous faites honte à la France”, “Il n’y aurait pas tout ce monde, je t’aurais enlevé ton voile et enculé derrière mon camion”. »
En 2018, la ville a aussi vu la création du collectif Argenteuil Stop Violences Policières, dont Donia fait partie, qui a relayé des témoignages de violences policières. « Ce n’est pas normal qu’ils viennent faire les cow-boys comme ça. Au-delà de causer des séquelles physiques, il y a des séquelles psychologiques. C’est compliqué de faire comprendre à un jeune, qui s’est fait frapper par un policier, qu’ils ne sont pas tous pareil. Et que la police est là pour protéger les citoyens », estime cette trentenaire.
D’autant que les plaintes sont souvent classées. Olivier a eu plusieurs côtes cassées après un contrôle de police à Champagne, à cause de coups de poings et d’un chien lâché sur lui. Sa plainte n’a rien donné. Après des amendes abusives, une autre pratique policière courantes à Argenteuil dont StreetPress vous parle ici, dix habitants de la cité Champagne ont fait des signalements à l’IGPN. Les plaintes n’ont, là aussi, pas été prises en compte.
Des signalements à l'IGPN ont été effectués pour dénoncer les amendes et les violences. Elles n'ont fait l'objet d'aucune suite. / Crédits : DR
Des signalements à l'IGPN ont été effectués pour dénoncer les amendes et les violences. Elles n'ont fait l'objet d'aucune suite. / Crédits : DR
Avant ses contrôles violents avec la Bac et la police, Aymen s’était déjà fait tirer dans le dos par un flashball à bout portant, début 2018. Une histoire détaillée par Mediapart. Suite à ces faits, il fait un signalement à l’IGPN, qui n’a, lui non plus, rien donné : « Il y a eu une petite enquête chez eux. Ils ne l’ont pas bien pris. Ils m’ont menacé dans la rue, des choses ouf. »
Avant ses contrôles violents avec la Bac et la police, Aymen s’était déjà fait tirer dans le dos par un flashball à bout portant, début 2018. / Crédits : DR
Après s’être pris un flashball dans les testicules, Amine a aussi déposé plainte auprès de l’IGPN. Mais elle a, comme les autres, été enterrée. La police a même porté plainte contre lui. « Ils m’ont accusé d’être le chef des émeutes, celui qui a tout organisé, alors que j’avais 14 ans ! », soupire-t-il. Il est finalement relaxé en 2018. « Leurs accusations étaient ridicules », juge le brun au t-shirt Dragon Ball Z. Aymen, lui, est passé devant la justice le 8 janvier 2020, après le contrôle violent il y a un an. Mais il s’est retrouvé dans le box des accusés, pour des faits d’outrage et de rébellion. Les policiers l’accusent de les avoir frappés et mordus. C’est la vidéosurveillance d’un commerce glanée par Aymen et Adelaïde Jacquin qui a changé la donne. « Ce n’est pas un document de l’enquête, les policiers avaient juste vérifié les caméras de la ville qui ne montraient rien », précise l’avocate, qui n’a « jamais autant lutté » pour récupérer une vidéo. Face aux coups bien visibles, la procureur requiert la relaxe. « Ils ont eu l’air bête », sourit Aymen. Il conclut :
« C’est vrai que certains habitants font des conneries, mais la police doit agir de façon normale. C’est quand même des personnes qui représentent l’État et la France. »
Cela pourrait-il changer ? Le service d’information et communication de la police nationale (Sicop), contacté par StreetPress, nous répond :
« Sans démentir ou affirmer la présence ou non d’enquêtes judiciaires, c’est le principe du secret de l’enquête, si des manquements sont constatés ou portés à la connaissance, elles feront l’objet d’enquêtes. Et si l’enquête permet de déterminer une faute, bien entendu il y aura des sanctions d’ordre administratives et/ou pénales. La Bac d’Argenteuil n’échappe pas à ces règles. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Enquête : Christophe-Cécil Garnier / Montage : Cléo Bertet / Illustrations : Aurelie Garnier
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
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