Auditionné par les sénateurs en février 2022, Patrick Drahi fanfaronne. « J’ai sauvé Libération », assène-t-il. Les près de 75 millions d’euros investis entre 2014 et 2020 l’ont été à perte. Du mécénat ou presque, sans la moindre arrière-pensée, assure l’homme d’affaires :
« Sincèrement, honnêtement, quand j’ai racheté Libération, je ne savais pas ce que j’allais en faire. Je savais que j’allais faire plaisir à mes parents… »
Pas seulement… Grâce aux #DrahiLeaks, Reflets, StreetPress et Blast sont en mesure de révéler la face cachée du rachat du quotidien : une opération immobilière ultra-rentable. En mai 2022, Patrick Drahi a revendu « le garage », siège emblématique de Libération entre 1987 et 2015, situé au cœur du troisième arrondissement de Paris, pour 78,7 millions d’euros hors taxes. Le montage financier qui entoure le rachat et la cession du journal à un fonds prétendument indépendant aurait aussi permis à l’empire Drahi de réduire ses impôts. Bilan des opérations : le milliardaire n’a pas perdu d’argent. Il se serait en réalité enrichi sur le dos du journal en difficulté financière. Un dossier qui pourrait lui causer quelques tracas, puisqu’il intéresserait la justice.
#DRAHILEAKS
Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11ème fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…
Courant août, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.
Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endetté. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.
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L’achat du journal
Retour en arrière. À l’été 2014, la presse titre sur le « sauveur de Libération ». Patrick Drahi vient de renflouer les caisses du quotidien au bord de la faillite, d’abord par un prêt de quatre millions d’euros – comme l’avait révélé Médiapart – puis par un apport de dix millions d’euros. C’est l’homme d’affaires Bruno Ledoux, à l’époque actionnaire et président du conseil de surveillance du journal, qui fait entrer le loup dans la bergerie. Nous avons mis la main sur le contrat établi entre les deux hommes. Comme souvent avec Patrick Drahi, le montage financier est complexe.
Drahi n’a pas prêté les quatre millions d’euros directement à Libération. L’une de ses sociétés (domiciliée au Luxembourg) prête cette somme à Bruno Ledoux Holding Média (filiale d’une société également domiciliée au Luxembourg) qui elle-même la prête au journal. Ça aura son importance plus tard.
Comme souvent avec Patrick Drahi, le montage financier est complexe. Le milliardaire n’a pas prêté les quatre millions d’euros directement à Libération. / Crédits : DrahiLeaks
Comment Patrick Drahi s'… by Garnier
Vous pouvez lire le contrat en entier ici.
Ledoux et l’un des associés historiques de Drahi, l’homme d’affaires Marc Laufer, avaient placé Libé au sein d’une société baptisée PMP Holding. C’est dans celle-ci que Patrick Drahi injecte dix millions d’euros. Après quelques mois et un tour de passe-passe comptable, le voilà indirectement propriétaire de 55 % de cette société (1) et donc de Libération.
Via des montages très compliqués, Patrick Drahi est devenu propriétaire de Libération. / Crédits : Document réalisé par StreetPress, Reflets et Blast, non issu du leaks
L’immeuble est dans le deal
Si l’homme d’affaires renfloue les caisses de Libération, c’est peut-être pour rendre fière sa maman mais pas seulement. Il lorgne sur l’immeuble du journal propriété de Bruno Ledoux. Ce dernier, pour convaincre Drahi d’investir les 14 millions d’euros dans Libé, accepte de refiler l’immeuble. Là encore, le montage financier est acrobatique. Les deux hommes créent ensemble la société civile immobilière (SCI) 11 rue Béranger. Ils sont initialement propriétaires à parts égales de cette coquille administrative dans laquelle Bruno Ledoux place l’immeuble de Libé, contre un peu moins de 30 millions selon un proche de ce dernier. Il va ensuite céder ses parts à Patrick Drahi contre l’effacement de la dette de quatre millions d’euros, contractée pour renflouer le journal. Ce qui, d’un point de vue comptable, reviendrait à valoriser l’immeuble à seulement huit millions d’euros alors qu’il en vaut au moins 30 selon une estimation de la banque du milliardaire. À la sortie, Drahi s’est donc offert et le journal et l’immeuble pour, semble-t-il, 14 millions d’euros. « Il navigue dans l’opacité. L’objectif de tout ça est de compliquer les choses inutilement », commente un avocat d’affaires spécialiste de ce genre de montages. Des magistrats ou Bercy pourraient tiquer…
Le montage pour l'obtention de l'immeuble de Libération par Patrick Drahi est tout aussi acrobatique. / Crédits : Document réalisé par StreetPress, Reflets et Blast, non issu du leaks
En mai 2022, Patrick Drahi a revendu « le garage », siège emblématique de Libération entre 1987 et 2015, situé au cœur du troisième arrondissement de Paris, pour 78,7 millions d’euros hors taxes. / Crédits : Assembly
Dans un mémoire à l’attention de la justice qui, comme l’a raconté Le Monde, s’intéresse de près à l’opération, Patrick Drahi explique qu’il souhaite y installer « un hôtel, des restaurants, des bars ainsi qu’un espace de coworking ». Un projet qui rappelle étrangement celui présenté par Bruno Ledoux aux journalistes de Libération, trois mois plus tôt (début février 2014) : le président du conseil de surveillance avait annoncé son intention de transformer les locaux de la rue Béranger en « espace culturel » multi-fonctions. « Un Flore du XXIe siècle (…) porté par la puissance de la marque » Libération. La rédaction s’était fortement insurgée, titrant en Une : « Nous sommes un journal, pas un restaurant (…) ». Après cette levée de boucliers, Ledoux avait fait mine de renoncer pour refiler l’idée (et l’immeuble) à Drahi.
Face au projet de Bruno Ledoux en 2014, la rédaction de Libé s'était insurgé et avait titré en Une : « Nous sommes un journal. » / Crédits : Libération
Une opération immobilière rentable
Le patron d’Altice va patiemment acheter – ou dans certains cas troquer – des appartements, places de parking et autres lots au sein du même immeuble, jusqu’à disposer d’un ensemble de près de 6.000m2. Dans le détail, deux sous-sols, un rez-de-chaussée, neuf étages et une terrasse de plus de 100m2 avec vue sur Paris et sa banlieue. En mai 2022, l’homme d’affaires cède l’immeuble au fonds d’investissement Mark Paris Urban régénération slp, pour la modique somme de 78.700.000 euros hors taxes. Le nouveau propriétaire prévoit d’y installer, après travaux, des bureaux haut de gamme qui pourront « accueillir jusqu’à 650 collaborateurs et offrir les conditions de travail les plus innovantes et adaptées à notre époque ».
Sur cette opération immobilière, Drahi déclare aux impôts une « marge taxable » (en gros un bénéfice) de 33,8 millions d’euros. Une somme qui a atterri dans sa poche : si le quotidien était rattaché à son groupe Altice, le bâtiment, lui, était la propriété de sa holding personnelle. Mais l’affaire ne semblait pas assez juteuse pour le milliardaire. Patrick Drahi s’agace car il a appris par hasard, dans une voiture, qu’il aurait encaissé 20% de moins que ce qu’il avait initialement prévu. Il exige une explication détaillée car il ne comprend pas comment on peut décider de telles variations sans lui parler préalablement. Un gros problème de process, selon lui, laissant planer la menace d’un recadrage un peu dur.
Pomper Libé
Les bénéfices réalisés par Patrick Drahi sur le dos de Libération ne s’arrêtent pas là. Le 18 décembre 2015, Drahi vire le journal de son immeuble. La rédaction s’installe dans le 9e arrondissement, avant de rejoindre « l’Altice Campus », situé dans le 15e, en octobre 2017. Comme son nom l’indique, le bâtiment appartient au milliardaire propriétaire d’Altice, à qui Libération va donc verser un loyer : 1,89 million d’euros par an (charges comprises), selon Capital. Au total, plus de neuf millions d’euros qui ont atterri dans sa poche.
En décembre 2022, Libé déménage à nouveau. Direction cette fois le 113 avenue de Choisy, dans le 13e. Toujours chez Patrick Drahi, encore propriétaire des murs. La direction n’a pas caché l’information aux salariés du quotidien. Elle leur a expliqué que ce nouveau changement allait permettre de baisser le loyer et donc de diminuer le déficit du journal. En revanche, elle n’a pas précisé qu’il cache une nouvelle opération immobilière effectuée sur le dos de Libération : avant même la signature du contrat d’achat de ces 2.148 m² de l’avenue de Choisy, Denis Olivennes, co-gérant de Libé à l’époque, s’est engagé à les louer. Et c’est sur la base de cet engagement écrit que la BNP Paribas a prêté 6.325.000 euros à la SCI « 113 Avenue de Choisy » de Drahi – une SCI domiciliée… au 11 rue Béranger. Le montant de ce prêt sera intégralement couvert par les loyers versés par Libération : le journal s’engage à louer le bâtiment pour 764.566 euros par an hors charges, pendant neuf ans au moins. Ainsi 6.881.094 euros vont d’ici à la fin 2031 encore sortir des comptes de Libération pour garnir ceux de Patrick Drahi !
Optimisation fiscale
Pourtant, si le quotidien de gauche continue, on le voit, d’enrichir le milliardaire, il ne lui appartient officiellement plus : timing parfait, en septembre 2020, au moment où Olivennes engage Libé dans le projet de déménagement au 113 avenue de Choisy, Altice cède le journal au « Fonds de dotation pour une presse indépendante » (FDPI) – c’est son nom officiel. Une structure « indépendante » dirigée par Arthur Dreyfuss, PDG d’Altice France, Laurent Halimi, le secrétaire général du groupe de Patrick Drahi et Nicolas Chatin, le directeur de la communication d’Altice France. Depuis la création de cette entité « indépendante », la rédaction demande un siège au conseil ; sans succès. Drahi a en revanche accepté d’offrir un siège à l’oligarque tchèque Daniel Kretinsky, en échange des 14 millions de prêts accordés à Libération. Bref, l’indépendance de Libération n’est réelle que sur le papier : dans les faits, le titre reste sous le contrôle total de trois personnes dépendantes de Patrick Drahi.
Alors pourquoi créer cette structure statutairement « indépendante » tout en gardant les rênes ? Dans son audition au Sénat du début de l’année, Patrick Drahi donne une ébauche de réponse : « Les trucs qui perdent de l’argent, il vaut mieux les mettre dans ces espèces d’organisations philanthropiques qui attirent les donations » et… qui facilitent l’optimisation fiscale. Capital, magazine économique de référence (jusqu’à son rachat récent par Bolloré), a calculé les bénéfices fiscaux de l’opération pour Altice.
D’un point de vue comptable, en cédant Libération au FDPI, Altice a fait un don de 75 millions d’euros. Une somme qui correspond aux 55 millions prêtés par SFR depuis 2014 (1) pour renflouer les caisses et aux 20 millions donnés par SFR pour « financer l’avenir du journal ». Cette donation lui ouvre droit, explique le mensuel, à une réduction d’impôt de plus de 30 millions d’euros.
Des bénefs !
Selon nos calculs, Patrick Drahi aurait – acquisition comprise – investi depuis 2014 autour de 75 millions d’euros. Ce qui correspond aux dépenses reportées comme charges dans les comptes d’Altice Europe en 2020 (2) ouvrant ainsi la voie à une réduction d’impôts pour le groupe. Rien ne se perd, tout se transforme. Voilà pour les dépenses.
Passons aux entrées : la revente de l’immeuble de la rue Béranger lui a permis d’encaisser un bénéfice de 33,8 millions d’euros ; les loyers (passés et futurs) versés par le journal vont lui rapporter en cumulé plus de 15,8 millions ; auxquels il faut ajouter, si on reste sur la fourchette basse, les 30 millions d’euros de réduction d’impôt. Au total, Drahi et son groupe ont récupéré au moins 79,6 millions d’euros. Même si cette addition n’est pas comptablement valide, notamment parce que certains montants sont entrés dans les caisses du Family Office de Drahi – en particulier les très rentables opérations immobilières – et d’autres dans celles d’Altice, on peut supposer que l’homme d’affaires a fait des bénéfices sur le dos du journal en crise.
La partie n’est pas pour autant terminée. Drahi pourrait bien être rattrapé par la patrouille. Comme l’ont révélé nos confrères du Monde, le « sauvetage » de Libération est au cœur d’une enquête judiciaire pour « fraude fiscale aggravée et abus de bien sociaux ». Selon nos informations, le parquet ne s’intéresse pas uniquement à Bruno Ledoux, il se penche notamment sur les modalités… de rachat de l’immeuble par Patrick Drahi.
À LIRE AUSSI : #DrahiLeaks : Bernard et Jacques Attali, les très chers amis de Patrick Drahi
Contactés, les journalistes représentants au CSE de Libération n’ont pas souhaité s’exprimer avant d’avoir pris connaissance de l’intégralité du contenu de cet article mais assurent qu’ils étudieront avec « un très grand intérêt » les éléments que nous révélons. Denis Olivennes, Bruno Ledoux et Patrick Drahi, de leur côté, n’ont pas répondu à nos questions.
(1) Comme l’explique capital, « début 2020, la direction de Libération a décidé de déprécier à zéro le fonds de commerce de la société dans les comptes 2019. Autrement dit, elle a estimé que le journal ne valait plus rien… Cette dépréciation a généré une perte purement comptable (non cash) de 13,5 millions d’euros sur l’année 2019 ».
(2) Dépenses qui sont reportées comme charges dans les comptes d’Altice Europe en 2020, ce qui permet de réduire l’impôt du groupe. « La vente a été clôturée le 3 septembre 2020. Suite à la clôture de la transaction, le Groupe n’exerce plus le contrôle de Libération et l’impact total (donation et moins-value) de la transaction a été comptabilisé dans le poste « Autres charges et produits » du compte de résultats pour la période de neuf mois close le 30 septembre 2020, pour 74,4 millions d’euros. », écrit Altice en novembre 2020.
Illustration en Une de Caroline Varon, enquête de Mathieu Molard et Antoine Champagne.
« Je n’aime pas payer des salaires, je paie le moins possible », avait lancé publiquement Patrick Drahi. Nous si ! Plusieurs journalistes se consacrent depuis des semaines, à temps plein, à cette enquête. Et ce n’est pas fini : nous n’avons pas prévu de lâcher le morceau. De nombreux autres articles paraîtront sur StreetPress, Reflets et Blast.
Nous savons aussi que nous devrons faire face à de nombreuses procédures juridiques qui vont s’étendre sur plusieurs années.
Tout cela coûte cher, c’est pourquoi nous avons créé, les trois médias ensemble, une cagnotte de soutien. Chaque euro versé servira exclusivement à financer cette investigation.
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
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