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    28/06/2023

    La direction l’a-t-elle protégé ?

    Le doyen d’Excelia business school accusé de harcèlement sexuel

    Par Romane Brisard

    Le doyen d’Excelia, prestigieuse école de commerce, est accusé d’avoir harcelé sexuellement une collègue. Par le passé, il aurait fait l’objet d'accusations similaires dans un autre établissement. Aujourd'hui, il est dans une autre école de renom.

    ll est environ 23 heures. Le Bastion, club de bord de plage situé au cœur de l’Ile de Ré, va bientôt fermer ses portes. Ce 5 juillet 2022, il a été privatisé pour la soirée par Excelia, une prestigieuse école de commerce de La Rochelle (17), 16e au classement national. Lucas (1), Laurie (1), Marie (1) et Sophie (1), salariés de l’établissement, ne sont pas loin de la sortie quand ils décident de prolonger la nuit chez cette dernière. C’est à cet instant que Sébastien C., doyen d’Excelia, « manifestement alcoolisé » aurait insisté pour les suivre, racontent aujourd’hui Lucas et Sophie, en couple depuis deux ans. « Vu son comportement, on n’a pas osé dire non », se remémore la jeune femme. Le groupe change tout de même de destination et se met en route pour un bar avoisinant quand Lucas fait demi-tour : il a oublié son téléphone au Bastion, décrivent les conjoints. La jeune femme aurait alors continué son chemin dans le sens inverse et l’obscurité du soir quand son supérieur hiérarchique depuis cinq ans, désormais le seul homme sur place, lui aurait lancé, selon son témoignage :

    « Qu’est-ce que tu fous avec ce chauve ? Tu ne suces pas les bonnes bites dans l’école, toi ! »

    Harcèlement sexuel et dénigrement

    La machine se serait alors mise en route. Les charges auraient commencé à fuser, raconte l’assistante de direction de 34 ans. « Il critique mon supérieur direct, mon “poste de merde” et insinue que si je couchais avec lui qui “gère une business unit de 65 millions d’euros”, je gagnerais un meilleur salaire », assure Sophie. Des propos qui, même tenus en dehors du temps ou du lieu de travail, « pourraient sans aucun doute être caractérisés de harcèlement sexuel » selon Maude Beckers, avocate reconnue dans la défense des femmes victimes, aux prud’hommes comme au pénal. D’ordinaire assez caractérielle en dépit de son petit gabarit, Sophie reste muette devant son employeur, « sous le choc », se souvient-elle, presque en s’excusant :

    « Je n’ai pas trouvé les mots. »

    Le doyen aurait alors poursuivi sa démonstration de pouvoir sur le sentier. Alors qu’une collègue aurait tenté d’extirper Sophie de ses attaques en lui parlant maternité, Sébastien C. se serait permis ces mots, un doigt pointé en direction des parties génitales de son assistante et d’une autre salariée : « Après trois enfants, ça doit être un carnage là, en bas ». De retour chez elle, la jeune maman passe la nuit à vomir son traumatisme. L’été passe, mais l’angoisse, elle, s’installe. Les nuits se raccourcissent, s’espacent. Dans le témoignage manuscrit qu’elle dépose sur le bureau de la direction d’Excelia à la rentrée 2022, que StreetPress a consulté, Sophie appelle à l’aide.

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    Après le harcèlement sexuel du doyen, Sophie passe la nuit à vomir son traumatisme. L’angoisse s’installe. / Crédits : Marine Joumard

    « J’ai peur de perdre mon emploi : Lucas et moi travaillons tous les deux dans la même entreprise, il est impensable que je fasse des vagues. Mon avenir est aussi celui de mes enfants », écrit-elle à l’époque. « Elle était effrayée », se souvient douloureusement Lucas :

    « J’ai tout de suite voulu qu’on fasse intervenir la direction, mais elle m’a demandé de ne pas insister, pour ses enfants. »

    « J’avais peur de l’effet siège éjectable », analyse aujourd’hui la trentenaire. En réaction, ses supérieurs lui notifient alors « ouvrir une enquête » par mail, tout en l’invitant à respecter son « caractère strictement confidentiel ». « L’étouffement de l’affaire » aurait commencé, selon les mots de Sophie. Il existerait pourtant, selon différents salariés de l’école de commerce rochelaise, des aveux signés de la main du doyen en personne. StreetPress n’a cependant pas pu se procurer ce document, s’il existe. De son côté, Sébastien C., qui n’a pas souhaité confirmer cette information, ni répondre à nos questions, nie toute accusation.

    « Balayer la faute »

    En octobre 2022, trois mois après les faits de harcèlement sexuel supposés dont il est accusé, le doyen quitte précipitamment l’établissement. Dans un mail diffusé à l’ensemble des élus du personnel, que StreetPress a pu consulter, la direction enterre l’affaire d’une formule : les « conditions de confiance » à cette collaboration ne sont « plus réunies ». Pour certains délégués, dont l’un des rôles est précisément de prévenir les atteintes aux salariés de l’entreprise, la pilule ne passe pas. Lors d’une réunion interne du comité social d’entreprise du même mois, dont StreetPress a pu consulter la retransmission, les élus s’insurgent d’avoir été écartés de l’enquête quand ils auraient dû en être les gardiens.

    « Pourquoi on ne met pas de vrais mots sur les faits reprochés au salarié ? », demande l’un d’entre eux. « Le plus choquant, c’est que la direction a réagi : il y a donc quelque chose qui a gêné », rétorque un autre. Silence de la gouvernance. Un manque de transparence qui pose problème au regard du guide juridique du ministère du Travail. Dans cette sorte de manuel à destination des employeurs, les élus du CSE sont clairement désignés comme les premiers acteurs compétents en matière de harcèlement sexuel au travail. Le gouvernement préconise même leur audition lors des enquêtes. Face à la colère des élus, la direction tente de se défendre : des « négociations » auraient, toujours selon le compte-rendu de la réunion, abouti au sommet de l’école pour « trouver une solution » concernant « le fauteur ». Et quelle « solution »…

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    À son ancien doyen, l’école de commerce fait ses adieux via, selon plusieurs sources, une simple rupture conventionnelle en octobre 2022. Une façon de « balayer » l'affaire. / Crédits : Marine Joumard

    À son ancien doyen, l’école de commerce fait ses adieux via, selon plusieurs sources, une simple rupture conventionnelle en octobre 2022. Un arrangement qui permet au salarié de bénéficier, entre autres, d’une indemnité de départ. Lorsque les élus l’apprennent, la tension monte d’un cran dans la réunion. « Dans toutes les sanctions de notre règlement intérieur, il n’y a pas “rupture conventionnelle” comme sanction. Voilà ce que pense une grande partie des salariés », clame l’un d’entre eux. Un autre poursuit :

    « C’est balayer la faute. C’est extrêmement choquant. »

    La direction s’évertue à apaiser les échanges : « Les personnes [présupposées victimes, ndlr] auraient pu […] monter une procédure interne ». « Ce sont des personnes qui, peut-être, ont peur de continuer », répond un délégué du personnel. Une membre du service des ressources humaines tente alors de clore le débat : « La conférence des grandes écoles est une grande famille. Il ne faut pas que ce qui s’est passé chez nous fuite ». Une déléguée du personnel lui reprend la parole pour une ultime question, lourde de sens : « Le traitement aurait-il été le même pour quelqu’un d’autre au sein de notre institution ? » Pas de réponse…

    À LIRE AUSSI : Au ministère de l’Intérieur, impunité pour un directeur harceleur sexuel

    « On bafoue la loi » ?

    Une ambiance pesante s’installe chez Excelia. Un fort sentiment d’injustice, aussi. « On bafoue la loi », lance une élue à sa direction. Ce qui n’est pas tout à fait faux, mais pas tout à fait vrai non plus. « La législation ne dit pas “à partir du moment où il y a harcèlement, il y a faute grave” », explique Catherine Le Magueresse, ancienne présidente de l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. Une liberté de choix qui n’ôte pas toute responsabilité à l’école de commerce pour autant.

    En matière de harcèlement sexuel – un délit passible de deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende, trois ans et 45.000 euros d’amende lorsque les faits sont commis par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions, les entreprises publiques comme privées ont en effet trois obligations principales envers leurs employés : prévenir, réagir, sanctionner. En outre, toutes sont soumises à « l’obligation de sécurité » de leurs salariés, explicite Catherine Le Magueresse, également chercheuse à l’Institut des sciences juridique et ‌philosophiques de la Sorbonne (université Paris I). « Or ici,plusieurs arguments démontrent que *l’école pourrait avoir violé plusieurs de ses obligations ». À commencer par son devoir d’enquête.

    Excelia n’a pas donné suite à la liste de questions que StreetPress lui a adressée, « tenue par une confidentialité souhaitée par l’ensemble des protagonistes des faits », explique-t-elle à travers un mail de son avocat. Ce que réfute Sophie. Via ce même courrier, l’école de commerce assure tout de même avoir mené une investigation sérieuse. Elle aurait « réagi très rapidement, de manière proportionnée, en concertation et dans l’intérêt des salariées concernées ». La réalité est un peu plus complexe que cela. Un peu moins reluisante, aussi. Dans cette affaire, l’auteur et les victimes présumés ont bien reçu une notification d’ouverture de dossier. Un mail leur a aussi été envoyé pour leur demander de rapporter les faits dénoncés par écrit. Ce que Sophie a fait, puis, plus rien : les choses en sont restées là.

    La jeune femme n’a jamais reçu de convocation officielle d’audition. Elle n’a pas été entendue. Ni Lucas, qui a pourtant lui aussi écrit une déposition comme la plupart des personnes concernées par cette affaire, et qui dit pourtant s’être tenu à disposition pour. Loin de se remettre en question, la direction d’Excelia va jusqu’à utiliser ce manque d’investigation dans sa rhétorique de défense. « Pas de preuves », se défend la gouvernance face aux élus. Pas de culpabilité, donc, pour personne. « Mais vous avez eu des témoignages écrits de salariés. Qu’avez-vous fait des courriers ? Comment les avez-vous traités ? » tente une élue du CSE. Là encore, pas de réponse. « Ça envoie un signal nécessairement toxique à la communauté de travail puisqu’il n’y a pas de sanction pour clore les événements », analyse l’avocate Maude Beckers :

    « C’est exactement comme ça que les violences se perpétuent avec ce type de dirigeants là. »

    Impunité et récidive

    Une dernière phrase dont on comprend toute l’importance lorsqu’on se penche effectivement sur le profil et les antécédents de Sébastien C.. En 2018, le doyen quitte son poste à l’école de commerce de Pau (64), l’ESC. Un départ « volontaire », selon la version officielle de la Chambre de commerce et d’industrie Pau Béarn, dont dépend l’établissement. Une « sortie arrangée », « précipitée », selon d’anciens collègues palois du doyen, après « le même genre d’antécédents » ou encore « une affaire de harcèlement sexuel sur une femme de l’école ». Des accusations également arrivées aux oreilles des employés d’Excelia. « Ça a recommencé et ça recommencera puisqu’on ne lui donne pas l’opportunité de se remettre en question. C’est comme remettre un alcoolique dans une cave », affirme Sophie. Dans un mail envoyé à l’ensemble des membres du CSE, la secrétaire des élus lui fait écho :

    « Nous avons contribué à laisser quelqu’un non puni qui pourra à nouveau recommencer quand bon lui semblera, comme l’a fait Pau en son temps. »

    Depuis son départ de La Rochelle, Sébastien C. a fait sa rentrée 2023 à l’école de commerce EBS Paris en tant que directeur de la transformation, avant d’y être promu directeur général. Un poste qu’il aurait trouvé sans l’aide de sa hiérarchie. Mais le doute est une nouvelle fois permis : l’actuel directeur de l’école de commerce de La Rochelle, n’est autre que l’ancien dirigeant de la business school parisienne. « C’est un tour de passe-passe. Ils lui ont rendu service en l’accompagnant vers un autre emploi pour éteindre la lumière sur Excelia avec un chèque à la clef. Il n’a pas été puni, il a été déplacé pour vivre ses petites histoires ailleurs », souffle Sophie, un goût de trahison dans la voix. Un autre salarié de l’école ayant accès à certaines informations sensibles de l’établissement lui fait écho : « Je sais qu’il y a eu un chèque de départ, mais ça a vraiment été fait sous la manche. On n’arrive pas à connaître le montant exact ». Sophie ne nie pas avoir aussi été soutenue par sa direction qui, à défaut de l’avoir orientée vers les services compétents ou même écoutée, lui a tout de même proposé une séance de psychologue gratuite. « Ça montre le peu de reconnaissance de l’histoire de ces femmes au sein de l’école », soupire Catherine Le Magueresse.

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    « Il n’a pas été puni, il a été déplacé pour vivre ses petites histoires ailleurs », souffle Sophie, un goût de trahison dans la voix. / Crédits : Marine Joumard

    Et l’impact de « l’affaire Sébastien C. » est aussi retentissant du côté du reste des troupes d’Excelia. Les élus du personnel témoignent d’un « épuisement moral » et de « pression continue » de la part de leurs supérieurs. L’un des derniers exemples en date serait un appel de la direction à la secrétaire des élus du personnel, fin mai 2023. Dans un mail brûlant envoyé à l’ensemble des élus du personnel, cette dernière raconte avoir été accusée par ses supérieurs d’avoir « fourni l’extrait du compte-rendu » du CSE à StreetPress, alors même que ce document est accessible de tous les délégués via l’intranet de l’école. La direction « me demande ce que nous pouvons faire pour “réparer” la situation », s’étouffe la secrétaire. « Malgré des discours de façade sur l’accompagnement, plus d’un salarié sur dix est en arrêt-maladie aujourd’hui. L’inspection du travail de La Rochelle nous connaît comme le loup blanc », analyse un salarié. « Là encore, le devoir de protection de l’employeur envers le personnel est contestable », souligne Maude Beckers.

    À LIRE AUSSI : Culture du viol chez Aides, 15 salariés de l’ONG brisent l’omerta

    Installée à la terrasse d’un café, à l’ombre des rayons du soleil, Sophie tente de rester lumineuse. « J’étais fière de travailler pour cette école. J’y ai vécu mes plus belles années d’entreprise », raconte-t-elle. Malgré tout, après ses journées de travail, la jeune femme en cherche activement un nouveau. « On n’arrive tout simplement plus à passer outre cette histoire. Sincèrement, de simples excuses m’auraient suffit », se justifie la trentenaire qui hésite encore à se lancer dans un procès.

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

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