Le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois (93), Zyed Benna, Bouna Traoré et Muhittin Altun rentrent chez eux après un match de football lorsqu’ils sont pris en chasse par une patrouille de la BAC. Les policiers sont à la recherche des auteurs d’un cambriolage qui leur a été signalé dans le quartier. Par peur du contrôle, les trois adolescents de 15 et 17 ans s’enfuient et se réfugient à l’intérieur d’un transformateur EDF. Aucun des quatorze agents lancés à leur poursuite ne prévient les secours. « S’ils entrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau », se contente d’annoncer sur la bande radio l’un des gradés de l’équipe. Touchés par un arc électrique, Zyed et Bouna meurent électrocutés. Muhittin en ressort grièvement blessé.
Dès le soir du drame, des révoltes éclatent dans plusieurs quartiers populaires de Clichy-sur-Seine et de Montfermeil (93) avant de s’étendre dans 274 communes de France. Le lendemain de la mort de Zyed et Bouna, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, exonère publiquement les agents impliqués et déclare que « la police ne les poursuivait pas physiquement ». Une version contredite par le récit de Muhittin Altun. En 2016, les deux policiers mis en examen pour « non-assistance à personnes en danger » seront définitivement relaxés. Zyed et Bouna restent des symboles.
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Vingt ans après ce drame, la liste des personnes décédées à la suite d’une intervention des forces de l’ordre continue de s’allonger. À partir des données récoltées par le média Basta et nos recherches, StreetPress a comptabilisé depuis 2005 au moins 566 nouvelles victimes, et déjà 26 en 2025.
Un « permis de tuer ? »
Les images de la mort de Nahel, abattu à bout portant dans une voiture à Nanterre (92) le 27 juin 2023 d’un tir de policier, ont ravivé la colère des habitants des quartiers populaires face aux violences policières et aux discriminations racistes. Elle a aussi relancé le débat sur la loi du 28 février 2017 « relative à la sécurité publique » qui a élargi, sous certaines conditions, la possibilité aux policiers de faire feu notamment sur les conducteurs en fuite. Depuis son adoption, le nombre de personnes tuées par tir sur un véhicule a été multiplié par cinq selon un décompte en 2022 de plusieurs chercheurs publié dans la revue « Esprit », puis repris en 2023 par Le Monde. Le réseau Entraide Vérité et Justice et La France insoumise demandent son abrogation et dénoncent un « permis de tuer ».
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Selon l’Inspection générale de la police nationale, en 2022, 13 personnes sont mortes par balles après un tir de policier suite à un refus d’obtempérer. C’est le cas de Rayana, 21 ans, tuée en juin 2022 par une balle reçue en pleine tête alors qu’elle se trouvait sur le siège passager du véhicule de Mohamed, le conducteur. Il avait refusé de se soumettre à un contrôle routier avant d’être lui aussi touché par balles au thorax et gravement blessé. En octobre 2024, il était condamné à six ans de prison pour « refus d’obtempérer aggravé et violences aggravées contre des policiers ». L’auteur des tirs a, quant à lui, bénéficié d’un non-lieu. Cette décision a eu l’effet d’une « gifle » pour les proches de Rayana qui ont estimé auprès du « Parisien » que le policier était « l’unique responsable de sa mort ».
Morts suspectes dans les commissariats
Depuis vingt ans, au moins 70 personnes sont décédées après leur interpellation dans le véhicule qui les emmenait au commissariat, en cellule ou à l’hôpital. Dans de nombreux cas, les premières investigations concluent à des morts étrangères à l’intervention des forces de l’ordre liées aux antécédents médicaux des personnes interpellées ou à leur consommation d’alcool et de stupéfiants. Le cas le plus médiatisé est celui d’Adama Traoré, retrouvé en arrêt respiratoire dans le commissariat de Beaumont-sur-Oise (95) après avoir subi un plaquage ventral pendant plusieurs minutes par des gendarmes. Malgré la reconnaissance par le ministère public du lien de causalité entre l’interpellation et la mort d’Adama Traoré, les gendarmes ont été définitivement relaxés en mai 2024.
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Mais dans plusieurs affaires, le combat judiciaire des familles a permis de révéler des négligences ou des violences des policiers, d’abord dissimulées par les fonctionnaires. Ce fut le cas pour Mohamed Boukrourou déclaré mort « d’une crise cardiaque » dans un fourgon de police le 12 novembre 2009, après son interpellation dans une pharmacie à Valentigney (25), dans le Doubs. Après enquête, la famille découvrait que les agents l’avaient molesté et maîtrisé en se plaçant sur ses épaules, ses mollets et ses fesses après l’avoir attaché à une partie fixe à l’intérieur du véhicule. Les agents impliqués ont bénéficié d’un non-lieu en 2013.
La France a été condamnée pour traitements inhumains et dégradants. En 2018, la Cour européenne des droits de l’homme condamnait la France pour « négligence » après la mort d’Ali Ziri, âgé de 69 ans et victime d’un arrêt cardiaque au commissariat d’Argenteuil (95) en 2009. Il avait été laissé sans assistance durant plus d’une heure. Sur le trajet vers le commissariat, les agents l’avaient immobilisé avec la technique dite du pliage — les genoux et les cuisses compressés contre le thorax. Cette technique a depuis été interdite.
La souffrance psychique ignorée
En dix ans, StreetPress a recensé au moins 50 personnes en souffrance psychologique, armées ou non, tuées par les forces de l’ordre, dont 11 en 2024. Parmi eux, Kyllian Samathi, 30 ans, en grande fragilité psychologique, mort à la suite de son interpellation par 18 policiers dans une épicerie à Montfermeil (93) où il travaillait. Il aurait reçu douze coups de taser — soit quatre fois plus que les recommandations du fabricant Axom — avant de s’écrouler. En août, quatre policiers impliqués ont été mis en examen pour « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique ».
Dans plusieurs de ces affaires, le manque de formation des fonctionnaires autour des enjeux de santé mentale est pointé du doigt par la justice et les autorités indépendantes. Le 24 novembre 2023, l’État français a été condamné au civil pour « faute lourde » et à verser 138.000 euros aux proches de Liu Shaoyao, tué par balle à Paris le 26 mars 2017 par des agents de la BAC devant sa famille. La justice civile a considéré que les agents auraient dû avoir des armes non létales pour maîtriser le quinquagénaire en souffrance psychologique, « uniquement armé d’un couteau ».
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En mai 2018, le Défenseur des droits rendait ses conclusions sur l’affaire Amadou Koumé, un père de 33 ans atteint de troubles psychiques, qui a succombé à une « asphyxie mécanique lente » après avoir subi deux clés d’étranglement et un maintien au sol lors de son arrestation à Paris en 2015. Sept ans après les faits, trois policiers ont été condamnés pour « homicide involontaire ». L’autorité administrative indépendante estimait l’usage de la force disproportionné et recommandait de « privilégier systématiquement le dialogue en présence d’une personne en état d’agitation » et de renforcer la formation des agents sur ce point. Mais le cursus consacré aux troubles mentaux a été réduit de moitié depuis 2018.
Contacté, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité nous répondre.
Photographie de Une par Nnoman Cadoret.
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