Le 30 août, centre-ville de Douarnenez (29) – En ce dernier samedi soir avant la rentrée scolaire, une tempête menace d’éclater. Sur les pavés mouillés, des petites bandes en Doc Martens et t-shirts AC/DC sprintent jusqu’à la porte des bars déjà blindés. Coincées dehors, des équipes s’amassent sous des bouts de parapluie au milieu des volutes de fumée de cigarette. Depuis l’intérieur des rades, on entend gronder les basses et hurler les guitares électriques jusqu’à couvrir le cri des goélands. La cité finistérienne n’a pas eu tout à fait le temps de se remettre de son festival de cinéma — 20.000 participants pour 15.000 habitants —, qu’elle rameute de nouveau plusieurs milliers de personnes pour la 25e édition du « Millésime ».
Le port de Douarnenez est devenu le point de ralliement d’une nouvelle population de jeunes artistes et urbains / Crédits : Muelle Hélias
Chaque année, l’événement met en avant plus d’une vingtaine de groupes de rock issus du cru douarneniste. Depuis 1980, la remuante petite commune aurait vu se former plus de 70 crews (1), dont certains ont rayonné bien au-delà du pays breton comme Billy Bullock & the Broken Teeth, the Octopus, Red Goes Black, Mansion’s Cellar…. Une réputation qui vaut à Douarnenez le surnom de « Manchester breton », mais à mesure que la ville ouvrière se mue en ville touristique, les acteurs musicaux locaux craignent la perte de cette identité populaire. D’un côté, le port est devenu le point de ralliement d’une nouvelle population de jeunes artistes et urbains. De l’autre, il accuse une hausse des résidences secondaires avec l’arrivée de multi-propriétaires fortunés. « C’est devenu un peu guindé », regrette un habitant. Un bistrotier décrit : « Des gens s’installent ici avec l’envie d’une ville propre et calme, y a des comités anti-bruit qui se montent un peu partout. »
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« Nous n’observons pas d’essoufflement particulier de la vie culturelle et festive à Douarnenez », rétorque la mairie à StreetPress. « Certaines nuisances ont été davantage signalées pendant la période estivale, ce qui appelle à trouver en permanence le bon équilibre entre attractivité et qualité de vie pour les habitants. »
Le rêve armoricain
Appuyés sur les murs rouges du nouveau bar antifa à la mode, Le Pavé, Plot et sa bande boivent une bière. Le Brestois de 26 ans, fard noir et collier à clous, est venu voir les Komodrag & the Mounodor, derniers enfants prodiges du rock douarneniste. « Ils ont l’air tout droit sortis de Woodstock [festival mythique de la contre-culture hippie, ndlr] », rigole le festivalier. Cheveux longs, rouflaquettes, chemises à jabot, pattes d’eph et santiags, le boys band au style « rock prog heavy psych » passe rarement inaperçu. Et encore moins sur scène, où ces pros du live se produisent à cinq voix avec deux batteries, trois guitares et un orgue.
Plot (tout à droite) et ses potes sont venus voir les Komodrag & the Mounodor jouer dans le bar antifa à la mode, Le Pavé. / Crédits : Muelle Hélias
Né en 2019, Komodrag & the Mounodor a réalisé le rêve armoricain, en se faisant remarquer en 2021 aux Trans Musicales, le festival rennais dénicheur de talents, puis au Hellfest et aux Vieilles Charrues en 2024. Mais avant de devenir l’idole de la jeunesse du coin, le groupe est passé par des années de galère. Issu d’une famille de « col bleus », Slyde Barnett, guitariste, a été technicien du spectacle et soudeur, avant de pouvoir toucher l’intermittence. Il assure :
« Le rock a toujours été populaire, surtout dans les petites villes portuaires, industrielles, où la vie est dure et le travail pénible. C’est une contre-culture qui s’est développée comme un échappatoire, une émancipation. »
Né en 2019, Komodrag & the Mounodor « ont l’air tout droit sortis de Woodstock ». / Crédits : Muelle Hélias
« Fuir l’ennui »
« Surtout quand t’as pas de thunes, pas de boulot et que t’es pas doué dans les études. Ok, on vivait au bord de la mer, mais à l’époque, la mer, c’était pour le travail, pas pour les loisirs », complète Jean-Marc Raphalen, musicien. Fin des années 1980, il grandit dans une famille nombreuse, dans les HLM de Kermarron, au sud de la ville, avec sa mère, ouvrière, et son père, mécanicien sur les bateaux. « Mon papa jouait de l’harmonica et de l’accordéon, comme tous les darons marins. » Son adolescence est animée par l’effervescence du rock indé français : Mano Negra, Bérurier noir, le label Boucherie Productions, Les Wampas… Puis par le punk arrivé de l’autre côté de l’Atlantique. Autour de ses 15 ans, le kepon et sa bande achètent des instruments pour trois fois rien et se lancent :
« On jouait dans les caves des tours, dans les sous-sols des bars ou au bois des Plomarc’h avec des gros ghetto-blasters. Parfois, on se branchait sur les prises des grues à la Criée. On ne savait pas quoi foutre d’autre que de la musique, on fuyait l’ennui. »
En 1993, les Tobaboots sont nés. « Ce nom, ça ne veut absolument rien dire, ça vient d’une marque de cornichons indiens », rigole Jean-Marc, le bassiste dans le groupe. « On a rajouté “boots” à la fin pour avoir l’air anglais. » Le crew fait des tournées pendant une dizaine d’années, mais contrairement aux Komodrag & The Mounodor, n’a jamais pu vivre de la musique. Il a travaillé en intérim pendant vingt ans : « Logistique, chantiers à l’arsenal, plateformes pétrolières, maçonnerie, taille de pierre, lignes de poissons, de poulets, livreur, j’ai fait un peu de tout. »
Jean-Marc Raphalen, musicien (à droite) et Laurent Courrot (à gauche), ancien batteur de TV Crash. / Crédits : Muelle Hélias
À 56 ans, il vit dans une maison confortable de Ploaré, un quartier calme et résidentiel, mais tient à préciser qu’il n’a jamais perdu « son âme d’anar ». Il affirme :
« Forcément ça m’a construit une conscience politique. »
Des chants de grève au rock garage
Sous les lampions du Café des Halles, le repaire des zikos du coin, des marmules en kilt écossais entonnent, bras dessus bras dessous, « Désenchanté » de Mylène Farmer. Enfoncée dans une chaise, veste en cuir tannée et crinière incendiaire, Léa Nahon les regarde en souriant. « Douarn’, ça a toujours été la ville de la contestation par la fête. » La quadra, qui a passé son enfance sur les bancs du conservatoire pour le chant lyrique, a fini tatoueuse et rockeuse.
Le Café des Halles est le repaire des zikos du coin. / Crédits : Muelle Hélias
« Les fanfares, le carnaval des Gras, les fest-noz [fêtes de nuit en breton, ndlr], les chants ouvriers et marins… Tout ça a nourri le rock d’ici. »
Douarnenez est une ville de « grandes gueules » et « de luttes sociales très fortes », qui ont nourri une « vraie culture de la contestation », développe le docteur ès lettres et ancien vice-président de la région Bretagne, chargé de la culture, Jean-Michel Le Boulanger dans une interview pour le magazine « Society » en 2023 (2). Douarnenez a connu soixante-dix ans de communisme et, c’est l’une des premières municipalités en France à élire un maire coco en 1921. Dès les années 1920, 2.000 sardinières battent le pavé de leurs sabots pour réclamer des augmentations de salaire. Pendant six semaines, résonnent dans la rue des airs révolutionnaires, dont l’hymne anarchiste « Saluez riches heureux » — qui se chante encore dans les chorales.
À l’occasion des élections municipales qui auront lieu en mars 2026, StreetPress a décidé de tirer le portrait de Douarnenez. À travers une série d’enquêtes et de reportages, nos journalistes Romane Lizée et Muelle Hélias racontent au long cours ce territoire, ses habitants, et les enjeux qui le traversent à l’aune du scrutin.
Épisode 1 : L’utopie ratée des HLM vue mer de Pouldavid
Épisode 2 : À Douarnenez dans le Finistère, la culture du rock ouvrier menacée ?
Épisode 3 : (à venir)
Épisode 4 : (à venir)
Épisode 5 : (à venir)
Des revendications reprises soixante-dix ans plus tard dans le rock : « On parlait précarité, chômage, abus policiers… », se souvient Laurent Courrot, 49 ans, la main plongée dans son tiroir à K7 et mini-disques. L’ancien batteur de TV Crash, un groupe créé en 1993, liste ses titres : « I fuck you », « I’m losing myself », « I don’t mind »…
« On emmerdait le système qui nous dictait comment on devait fonctionner. »
Le jour Douarnenez, ville ouvrière du Finistère, les touristes et les multi-propriétaires fortunés se promènent, faisant craindre aux locaux la perte de cette identité populaire. / Crédits : Muelle Hélias
« Dans les ports, y a toujours eu du brassage, une ouverture aux autres, à l’inconnu », développe Jean-Charles, 67 ans, arrivé à Douarnenez en 1984. « C’est ce qu’il fallait pour accueillir le rock à cette époque-là. » Dans la marine marchande au Havre entre 1977 et 1983, le fada de rock ramenait à chaque navigation des vinyles anglo-saxons ou américains. Aujourd’hui, il tente de faire tenir 12.000 disques entre les quatre murs de sa maison.
« Mon garage n’a jamais vu une bagnole, il n’y a que des placards pour mes disques ! »
La nuit, et depuis 1980, la petite commune se remue au son des guitares. / Crédits : Muelle Hélias
À Douarnenez, le rock se mêle aussi aux fanfares — la ville en compte six. C’est une musique qui accompagne la plupart des manifestations politiques actuelles. « Il n’existe pas de fanfare de droite », admet Claude Sinou, à l’initiative du festival de fanfares local « la Vie en Reuz ».
Se remue beaucoup... ce qui fait d'elle un « Manchester breton ». / Crédits : Muelle Hélias
La MJC, une « deuxième maison »
Clope au bec et sweat à l’effigie du nain Grincheux, Marceau, 17 ans, tape dans un ballon avec la planche arrière d’une voiture sur le parking de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) — centre social. Ça fait quatre heures qu’il répète, et ce matin il bossait à la caisse d’un supermarché, alors il a besoin de souffler un peu. Il est le bassiste du plus jeune groupe de rock de la ville, et sans doute aussi un des plus déglingos : Broken Wall. « En référence au jour où on a pété un mur à coups de tête. » Le trio de « surf rock » composé de Marceau, Lusian, Yann est né à l’été 2023 dans les locaux de la MJC. « Aucun de nous ne savait jouer, on tapait sur des trucs pour voir », se souvient Lusian. Un an plus tard, ils croisent le chemin de Lola, qui rejoint vite la bande et les après-midi à la MJC. « Notre deuxième maison », assure la chanteuse.
Le groupe Broken Wall, composé de Marceau (en bas à gauche), Lusian (en bas à droite), Yann (en haut à droite), est né à l'été 2023 dans les locaux de la MJC. Un an plus tard, Lola les rejoint au chant. / Crédits : Muelle Hélias
Le groupe se nomme Broken Wall « en référence au jour où on a pété un mur à coups de tête ». / Crédits : Muelle Hélias
Tous les jeunes rockeurs de la ville y sont passés. Ses murs carmin couverts de stickers, affiches et photos retracent toute l’histoire du rock local. La peinture est d’ailleurs un hommage aux groupes The Red Goes Black et Scarweather — qui est aussi le nom de l’emblématique bateau-phare rouge des années 1940 qui mouille dans le port Rhu. À la barre du lieu, Thomas Saouzanet, 29 ans. « Parfois, j’ai l’impression de travailler en garderie », lâche-t-il, tout en désincrustant des capsules de bière enfoncées dans les panneaux acoustiques d’un des deux studios, surnommés les « Loco’s rock ». Ici, les ados l’appellent « tonton ». Il le dit lui-même : dans ce microcosme où les seules règles sont l’horizontalité et l’autogestion — propres aux cultures underground — « ce qui fait la spécificité du rock douarneniste, c’est l’esprit familial ». Importante aussi, l’accessibilité :
Pour Thomas Saouzanet, 29 ans, qui dirige les locos rock de la MJC « ce qui fait la spécificité du rock douarneniste, c'est l'esprit familial ». / Crédits : Muelle Hélias
« L’adhésion à l’année est moins chère qu’une licence de foot et que dans la plupart des locaux de répétition de la région, faisant payer à l’heure. »
La MJC compte environ 1.200 inscrits. Inaugurée en 1992, elle est le fruit d’une bataille des vieux punks du coin. En 1990, amplis posés sur les étals des poissonniers, ils organisent un concert surprise aux halles de Quimper pour réclamer un lieu. Les Douarnenistes obtiennent de répéter dans les préfabriqués du centre social de Kermarron, dans le grenier de la mairie de Poullan-sur-Mer ou encore dans un ancien lycée désaffecté, avant d’avoir des locaux officiels. L’initiative, appuyée par le maire communiste de l’époque, Michel Mazéas (1928-2013), est pensée comme une alternative moins chère à l’école de musique. « Il y avait une philosophie derrière ça : l’éducation populaire, un enseignement qui ne vient pas d’en haut », se souvient Patrick Clermont, directeur de la MJC de 1991 à 2007.
En 1990, les punks du coin organisent un concert surprise aux halles de Quimper pour réclamer un lieu de répétition. / Crédits : DR
Un lieu a particulièrement permis aux rockeurs de Douarnenez de se professionnaliser : la MJC, inaugurée en 1992 après une grosse mobilisation des vieux punks du coin. / Crédits : Muelle Hélias
« L’envie aussi d’accompagner une jeunesse tumultueuse dans sa volonté de renverser l’ordre établi et de revendiquer une place. »
« Embourgeoisement » de la ville
La MJC a largement contribué à professionnaliser les rockeurs de Douarnenez. « Artiste depuis tout p’tit », Nemo, guitariste et chanteur de Dazzling Witches — l’autre jeune relève du rock douarneniste — a 23 ans mais parle déjà de la musique comme un fin mélomane. Avec ses Converses, sa chemisette aux couleurs pastel et ses longs cheveux bouclés, il marche dans les pas des rockeurs psyché du moment. Le musicien a eu beau arpenter Rennes et Bruxelles pour les études, rien ne vaut le « dynamisme culturel » de sa ville natale : « il y a une partie de la ville qui voudrait que ce soit un endroit tranquille, où tu n’entends pas une trompette à 13 heures », observe-t-il. Avec son job de serveur, il voit bien comme il est devenu difficile de « faire du bruit » :
« Même si je vieillissais ici, je voudrais toujours que ce soit vivant plutôt que reposant. »
Nemo, guitariste et chanteur de Dazzling Witches, espère que sa ville « soit toujours vivant[e] plutôt que reposant[e] ». / Crédits : Muelle Hélias
Sur le port du Rosmeur, carte postale par excellence de la ville avec ses maisons colorées et ses bateaux délavés, Greg Chatterton, fondateur de l’asso DZ City Rockers en 2006, peine à trouver une table libre en terrasse. Le bord de mer conserve quelques marques de la vie ouvrière d’autrefois, comme les hangars de l’entreprise de poissons Makfroid, collée à la digue où répétaient Jean-Marc et sa bande, mais elles ont progressivement été remplacées par les bars et les hôtels. Celui qu’on surnomme ici « Chatter » a grandi dans le quartier populaire de Pouldavid,. Il a eu le temps de voir son « bled » se changer progressivement en station balnéaire proprette. Faute d’un virage industriel du port comme à Brest ou à Concarneau, Douarnenez serait selon lui victime d’un « embourgeoisement » lié à la touristification de la ville, au boom de la location courte durée et à la hausse du taux de résidences secondaires — évalué à 16 % en 2022.
Léa Nahon (à droite) et Chatter (à gauche), tous deux enfants du pays, s'accordent à penser que Douarnenez est la ville du rock. / Crédits : Muelle Hélias
Au point que l’esprit de la fête aurait pris un coup sur la tête. Depuis quelques années, les bistrotiers, soumis aux pressions du voisinage, ferment de plus en plus tôt à la demande de la préfecture ou de la mairie (3), qui restreignent les plages horaires des terrasses. Le Pavé, par exemple, doit ranger ses tables à 22 heures, même en période estivale. Les lieux de bringue alternatifs comme le squat La Cantate disparaissent aussi du paysage. Chatter s’insurge :
« À 16 ans, on faisait déjà du boucan dans la rue avec des guitares à deux cordes et des casseroles. Maintenant, il y a des gens qui ne viennent que quelques mois par an en vacances et qui gâchent l’ambiance. »
« La Ville privilégie la conciliation et le dialogue avec les exploitants […] afin de trouver un équilibre entre animation et tranquillité », explique la mairie à StreetPress. Pour la communauté de rockeurs, la solution résiderait dans l’ouverture d’une salle de concert — un projet déjà étudié entre 2010 et 2013 par la municipalité. « Je suis un peu fataliste », admet Chatter. « Avec les coûts actuels de l’énergie, c’est plus du tout à la mode de faire ça. Il n’y a plus de thunes dans la culture, peu importe le bord de la mairie. » De son côté, la Ville dit « concentrer aujourd’hui ses efforts sur l’optimisation et le soutien des lieux existants […] qui permettent déjà d’accompagner la création, la pratique et la diffusion musicale ». Depuis 2020 et l’élection de Jocelyne Poitevin (divers droite), elle maintient le niveau des subventions.
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Il est minuit et la drache tombe mais pas suffisamment pour refroidir les oiseaux de nuit déchaînés de Douarnenez. Le Millésime 2025 devait être annulé en raison de vents résiduels de l’ouragan Erin, mais les bistrotiers solidaires de l’événement ont monté des scènes improvisées pour accueillir les artistes. Certains, qui avaient baissé le rideau pour prendre enfin des vacances, ont ouvert exceptionnellement. Le festival de rock aura finalement tenu bon, même face à la tempête.
(1) Un chiffre retrouvé par Arthur Duquesne, auteur du podcast « DZ City Rockers », dans un numéro du « DZ Magazine » datant de 2018 dans un dossier spécial sur la culture rock de la ville.
(2) Propos recueillis par Barnabé Binctin, « Douarnenez calling », dans le supplément des Trans Musicales du magazine « Society » en 2023.
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