Centre hospitalier de Mayotte (CHM), Mamoudzou — Ce sont des faits dont la lecture détaillée provoque la nausée. Dans les couloirs de l’hôpital du 101e département français, plusieurs histoires illustrent la gabegie liée à la nouvelle chambre mortuaire, flambant neuve mais non conforme aux normes sanitaires. Le 14 décembre 2024, une fillette malgache de 5 ans meurt après avoir été percutée par une voiture. Pendant dix-huit jours, l’hôpital refuse de restituer sa dépouille au nom du « protocole Chido » — le plan d’urgence hospitalier post-cyclone. Aucune explication claire n’est donnée à la famille. Le 31 décembre, face à l’impasse, le directeur d’une entreprise funéraire, Jean Lhuillier, alerte par un mail commun le préfet, le parquet, l’Agence régionale de santé (ARS) et la direction du CHM pour décrire les conditions problématiques de conservation des corps.
Le 1er janvier, la fillette est enfin remise à sa famille. Dix-huit jours de conservation dans une morgue inadaptée ont provoqué une dégradation importante de son corps, entraînant un choc pour ses proches. Sa tante témoigne à StreetPress d’un état de décomposition avancée, « liquide ». Ce drame devient le symbole d’un dysfonctionnement bien plus large au sein du CHM. Le 14 février, Jean Lhuillier — surnommé le « croque-mort de l’île » — reçoit une demande de transport funéraire pour une femme décédée. Le cas l’interroge :
« Les documents reçus indiquent une taille de 1 m 60 et on me demande un cercueil de 90 centimètres. Je ne comprends pas l’état de ce corps. »
Il trouve la dépouille non pas dans un frigo réfrigéré de l’hôpital mais dans un congélateur alimentaire, stockée en dehors de tout protocole funéraire. Les officiers de la police judiciaire, se rendant sur place, retrouvent le corps « plié » et « fortement endommagé » pour réussir à le rentrer dans le congélateur, selon Jean Lhuillier et l’un des membres de la police judiciaire. Le procureur de la République, Guillaume Dupont, a indiqué en juillet qu’une enquête est en cours au commissariat de Mamoudzou pour « atteinte à l’intégrité d’un cadavre ».
Ces deux affaires sont représentatives du chaos logistique autour de la gestion des morts au CHM. Inaugurée le 5 décembre 2024, sa nouvelle chambre mortuaire devait répondre à des années de conservation indigne des corps. À l’arrivée, l’équipement s’avère illégal, et cela dès son ouverture. La structure ne possède ni système de filtration d’air ni froid négatif — la température peut monter jusqu’à 7 degrés. Les dépouilles des patients sont placées dans un caisson collectif, exposées à la même ambiance microbienne. Les flux corporels sont récupérés dans un seau puis jetés dans des sanitaires, sans aucune procédure conforme aux règles encadrant la gestion des déchets infectieux. Du côté du personnel, même chanson : aucun agent diplômé d’État en thanatopraxie ou en gestion funéraire n’a été consulté pour les travaux.
Fiasco financier
Sur le papier, l’installation était annoncée comme prioritaire depuis 2019 par la chambre des comptes de Mayotte. Sur le terrain, la traçabilité du chantier est floue. L’ancien directeur du CHM, le directeur des soins, une contractuelle chargée des travaux et plusieurs brancardiers ont été entendus par les enquêteurs à la suite des deux affaires. L’ex-directeur du CHM a depuis été écarté, mais aucune explication publique n’a été fournie sur les responsabilités de chacun dans ce fiasco financier et sanitaire.
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Selon une source bien placée au CHM, plus d’un million d’euros ont été dépensés uniquement pour le matériel de la chambre mortuaire : frigos, salle d’autopsie, équipements techniques… Sans même compter les travaux ! Une partie de la logistique aurait été financée par le tribunal afin d’améliorer la réalisation des autopsies. « Où est parti l’argent ? », s’interroge Jean Lhuillier, le directeur des pompes funèbres de Mayotte.
Atteinte à la dignité d’un cadavre
Depuis les deux affaires vieilles de dix mois, de nouvelles alertes confirment que les dysfonctionnements continuent. De nombreux corps sont conservés bien au-delà des délais légaux dans la chambre mortuaire du CHM. Selon plusieurs sources, huit bébés ont été retrouvés dans le frigo du CHM, dont certains y étaient depuis plus d’un mois, dans un état de décomposition avancé, le 31 octobre. Un courrier officiel de l’hôpital, que nous nous sommes procuré, l’atteste. Jean Lhuiller affirme :
« Des corps dans cet état, j’en récupère toutes les semaines. »
Les problèmes dépassent la seule chambre mortuaire. Ainsi, un membre de l’unité médico-judiciaire a dénoncé la réutilisation de cercueils par des entreprises non habilitées — c’est-à-dire n’ayant ni diplôme funéraire, ni frigo réfrigéré, ni matériel en règle. L’unique société de pompes funèbres équipée d’un frigo conforme est régulièrement sollicitée par la gendarmerie, le CHM et la police pour rattraper des situations d’urgence.
Pour les spécialistes interrogés, le diagnostic est sans appel. Théo Clerc et Antoine Carle, avocats spécialisés en droit funéraire, évoquent des infractions majeures. Le premier met en avant l’atteinte à la dignité d’un cadavre, alors que le second évoque le non-respect des textes nationaux et la violation de l’arrêté du 7 mai 2001 fixant les normes techniques applicables aux chambres mortuaires (1). Mayotte dispose bien d’une dérogation autorisant le préfet à adapter certaines règles funéraires (2) mais jamais au point de tolérer des dispositifs dangereux pour la salubrité publique. « Le droit français a vocation à s’appliquer sur tout le territoire. À fortiori quand il implique des considérations de salubrité publique », retrace maître Carle.
L’Organisation mondiale de la santé rappelle que dans des territoires touchés par des maladies hautement contagieuses comme le choléra, les chances de propagation d’une épidémie ne peuvent être ignorées. La chaîne de gestion des cadavres reste un maillon critique : une mauvaise conservation augmente les risques sanitaires pour les soignants et les agents funéraires.
Manque de transparence
Face aux nombreux problèmes de la chambre mortuaire, l’ARS s’est engagée par écrit à effectuer une visite de contrôle le 24 décembre 2024, selon un message que nous avons pu consulter. Onze mois plus tard, aucune inspection n’a été assurée et aucun changement n’a été réalisé. Aucun ? Pas tout à fait… Deux portes ont été installées de chaque côté du couloir afin de limiter la propagation des odeurs.
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Malgré les nombreuses sollicitations de StreetPress, la direction du CHM, la préfecture, l’ARS de Mayotte et le parquet n’ont pas communiqué. Ils n’ont apporté aucune réponse sur le financement de la nouvelle chambre mortuaire, le non-respect de la législation funéraire ou l’avancement des enquêtes pour atteinte à l’intégrité et à la dignité des défunts. Ce silence alimente les doutes quant à la transparence des autorités sur la gestion de ce projet public.
(1) L’air doit se renouveler toutes les heures au moins une fois, la température de la chambre froide ne doit pas excéder 5 degrés, les cases réfrigérées étanches et séparées les unes des autres, l’évacuation des flux corporels et des déchets selon les règles concernant les déchets d’activités de soins à risque infectieux…
(2) Selon l’article L2564-11 du Code général des collectivités territoriales.
Illustration de Une par Joseph Colban.
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