« Tous les jours, toutes les semaines, on a ces demandes abusives », soupire Pauline Le Liard depuis le centre d’accueil de la Plaine, en Seine-Saint-Denis (93), où elle travaille en tant que juriste pour Médecins du monde. C’est au sein de ce département qu’émergent le plus de demandes d’aide médicale d’État (AME) — un dispositif permettant la prise en charge des soins des exilés sans-papiers. Le matin de notre appel, elle a reçu une femme sans-papiers faisant face à une demande illégale de documents complémentaires de l’Assurance maladie, après le dépôt de son dossier d’AME.
Alors que la liste des documents à fournir est définie — un document d’identité, un justificatif de résidence de plus de trois mois pour les majeurs et une déclaration de ressources (1) —, StreetPress a découvert que la Sécu ne cesse d’en demander d’autres et bloque les dossiers. Pour des mineurs étrangers isolés, c’est par exemple une notification de non-prise en charge par l’aide sociale à l’enfance et un certificat de scolarité. Pour les personnes majeures, cela peut être une pièce d’identité supplémentaire, un acte de mariage ou un justificatif de revenu bien qu’ils n’en perçoivent pas. Ces demandes illégales retardent, voire compromettent l’ouverture des droits.
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Les faits concernent potentiellement des milliers de personnes. Manuel (2), travailleur social aux urgences, estime que 25 % de ses dossiers sont impactés par ces demandes abusives, soit selon lui environ 150 à l’année. L’association Médecins du monde relève de son côté des cas similaires « dans chacun des départements » où elle est implantée — au minimum 22 —, selon Matthias Thibeaud, qui s’occupe de l’accès aux droits de santé pour l’ONG. Les conséquences sont nombreuses pour les exilés, entre retard de soins et abandon total des démarches, menant parfois au décès.
Un combat quotidien pour les travailleurs sociaux
« Au début, très naïvement, j’envoyais les dossiers d’AME, en pensant que tout était bon. Je me suis rapidement rendu compte que même pour ceux qui sont autonomes, qui font correctement leurs démarches, c’est compliqué », affirme Lucile (1). Cette travailleuse sociale de 33 ans exerce en milieu hospitalier dans la plus grosse permanence d’accès aux soins de santé de son département. Elle accompagne des personnes qui n’ont pas encore de droits ou sont éloignées du soin (3) et ouvre quatre à cinq dossiers d’AME par jour. « En plus de ça, il faut que je gère aussi les relances à la Sécurité sociale. En général, c’est assez rare qu’on obtienne l’AME du premier coup », confirme-t-elle, comptant environ 150 relances pour 100 dossiers ouverts.
25 % des dossiers sont impactés par ces demandes abusives, selon un travailleur social aux urgences. / Crédits : Jérémie Luciani
Ces relances sont envoyées par lettres aux personnes sans-papiers. Sans réponse, les dossiers sont classés sans suite dans les trente jours, ce qui n’est pas sans poser problème. « Une partie des courriers n’arrive jamais, même quand les gens ont une domiciliation dans un organisme », comme un centre communal d’action sociale, note Lucile. Elle renchérit :
« Quand ce sont des personnes qui sont hébergées à droite à gauche, c’est encore plus compliqué. »
« On a tellement l’habitude qu’on a pris le pli », explique Béhija, qui travaille dans une association d’actions sociales, à Paris. Là-bas, il est désormais fréquent d’ajouter des attestations sur l’honneur pour les pièces d’identité ou les ressources financières. L’objectif étant « de baliser au maximum et d’éviter ce ping-pong » administratif. De son côté, Lucile invoque les textes de lois pour contester ces demandes. Quant à Pauline, juriste de profession, elle saisit régulièrement la Défenseure des droits et dépose des recours contentieux si nécessaire (4). Mais même quand les démarches finissent par aboutir, ces maltraitances administratives ne sont pas sans conséquence.
Urgences et ruptures de soins
Lucile, travailleuse sociale en milieu hospitalier, annonce un délai moyen de deux à trois mois avant l’ouverture des droits, « mais ça peut monter jusqu’à huit mois avec les allers-retours » — et cela quand les démarches ne sont pas abandonnées. Nabil (1), sans-papiers, reçoit beaucoup de témoignages en ce sens. Si ce membre du collectif de sans-papiers de Montreuil encourage ses camarades à « aller chercher leurs droits », il remarque un découragement et beaucoup de stress. « Certains se retrouvent dans des situations compliquées, car ils sont malades » et restent parfois des années sans aide médicale d’État.
« C’est inquiétant », confirme Pascal (1), 17 ans, qui vit dans un ancien gymnase, en Normandie, avec d’autres jeunes de son collectif de mineurs isolés. En juin, ils ont déposé ensemble leur dossier d’AME. Le mois suivant, ils sont dix à avoir reçu la même lettre de l’Assurance maladie exigeant d’autres documents. Au fil des relances d’une travailleuse sociale bénévole, leurs droits ont été ouverts au compte-goutte. Pascal a attendu quatre mois avant de recevoir sa carte. Entretemps, il s’est rendu à l’hôpital après être tombé dans les escaliers. Inquiet, il insiste pour une radio. Sans succès :
« Je ne suis pas pris en charge. Ils m’ont juste donné des antidouleurs. »
En cas d’urgence, les soins et séjours à l’hôpital peuvent coûter cher, et les factures s’ajoutent. Parmi tous les patients qu’il a accompagnés depuis sa prise de poste en 1999 en tant que travailleur social aux urgences, Manuel se rappelle d’un homme en fauteuil roulant, arrivé du Maghreb en Flixbus. Alors que son billet de car constitue une preuve de résidence en France de plus de trois mois, le dossier est jugé incomplet. Bien que la demande d’AME ne concerne que lui, l’Assurance maladie exige les papiers d’identité des deux autres personnes mentionnées sur sa réservation. Après plus de deux mois de bataille administrative, Manuel a fini par obtenir la carte d’AME trois semaines après le décès de cet homme, atteint d’un cancer métastasé.
Une réforme chimérique
Pour expliquer ce durcissement, le médiateur santé pour Médecins du monde à Rouen (76), Samy Slimani, fait le lien avec une mesure de 2020 : la centralisation des dossiers d’AME dans quatre pôles nationaux (Seine-Saint-Denis, Paris, Poitiers et Bouches-du-Rhône). Une fois déposés, les dossiers sont d’abord vérifiés par des agents locaux avant d’être envoyés vers un pôle centralisateur, puis réalisent le voyage inverse avec le verdict.
Avec cette étape supplémentaire, le projet a allongé les délais de gestion des dossiers et semble avoir brouillé la communication entre agents et travailleurs sociaux. Toutes celles et ceux rencontrés par StreetPress évoquent une grande opacité. « C’est un peu une chimère, on ne sait pas qui c’est, on ne sait pas qui sont les instructeurs », affirme Samy Slimani.
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Le service communication de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Calvados, service concerné par notre enquête, dément ces problèmes auprès de StreetPress. Il affirme que « cette organisation n’a pas d’impact pour les demandeurs » et invoque une simple question d’efficacité. La Caisse nationale de l’Assurance maladie (CNAM) n’a pas souhaité donner plus de détails. En 2019, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, avait pourtant décrit la réforme comme une « action de contrôle de l’AME ».
Un membre d'un collectif de mineurs isolés a attendu quatre mois avant de recevoir sa carte. / Crédits : Jérémie Luciani
Cécile Piolini est élue CGT du personnel à la CPAM des Bouches-du-Rhône, l’une des caisses centralisatrices. « La consigne, c’est d’éviter au maximum de demander des pièces complémentaires aux assurés », explique-t-elle. La syndicaliste décrit une charge de travail conséquente, avec environ 30 dossiers par jour et par agent, mais aussi un turn-over important. Cette pression du chiffre, sans être explicite, pourrait avoir des « travers sur le traitement des dossiers ». Des éléments niés par la CPAM du Calvados.
Un « contexte général répressif »
De son côté, la juriste Pauline Le Liard relie ces demandes illégales à un « contexte général répressif » qui touche l’AME — mais aussi d’autres droits sociaux comme le RSA. Elle évoque un phénomène « d’inflation des pièces administratives ». À cela s’ajoute la demande de suppression totale de l’aide par le RN. Si la suspicion de fraude est omniprésente, comme expliqué dans le rapport Evin-Stefanini de décembre 2023, l’AME est « la prestation gérée par l’Assurance maladie dont le taux de contrôle est le plus élevé » malgré des anomalies « qui restent nationalement à un taux inférieur à 3 % » et une part inférieure à 0,5 % dans les dépenses annuelles de l’Assurance maladie en 2023. Ces chiffres n’ont pas empêché les gouvernements Bayrou et Lecornu de publier un décret visant à imposer une photo d’identité pour bénéficier de l’aide.
Au-delà de ses conditions restrictives qui en font « un parcours du combattant », selon la juriste Pauline Le Liard, près de la moitié des personnes éligibles à l’AME n’en bénéficie pas d’après un rapport publié en 2019 par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. En 2024, selon le rapport 2025 de Médecins du monde, presque neuf personnes éligibles sur dix n’ont pas leur droit ouvert lors de leur premier entretien avec l’ONG.
(1) Sans ressources financières perçues, les demandeurs de l’AME doivent présenter une déclaration sur l’honneur pour l’attester.
(2) Les prénoms ont été modifiés.
(3) Des personnes qui n’ont pas accès aux soins, que leurs droits soient ouverts ou pas, à cause de la barrière de la langue, d’un manque d’information, d’une grande précarité, d’une perte d’autonomie ou d’un isolement social.
(4) Contactée, la Défenseure des droits a indiqué revenir vers StreetPress quand l’organisme aurait plus d’informations.
Illustrations par Jeremie Luciani.
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