Tribunal de Paris, 3 novembre — « En garde à vue, vous avez été très indélicat, voire carrément vulgaire », explique le juge au prévenu. Benjamin (1), les yeux brillants de colère, serre les dents dans le box. Alors qu’une fonctionnaire de police entrait dans sa cellule de garde à vue couverte d’urine, elle s’est vue gratifiée d’un : « Je vais mettre ma bite dans ta bouche, salope ! Tu vas boire ma pisse ! » Choquée, elle réclame, par le biais de son avocate, 300 euros de préjudice moral. « Alors qu’elle était sortie, vous lui avez également jeté une chaussure. Heureusement, les cellules sont vitrées ! »
Incarcéré depuis le 1er septembre à la prison de la Santé, à Paris, Benjamin est en attente de son jugement. En août, il est entré dans un bar. Visiblement, il avait pris l’habitude de squatter et de menacer le gérant, sans que personne ne sache vraiment pourquoi : il avait un différend avec le patron précédent, sans aucun rapport avec le nouveau. Après être entré dans le bar, il aurait dit : « Ferme ta gueule et baise ta mère » puis « t’es mort ! Je vais t’écraser comme un burger ». Au tribunal, il dit que ça ne s’est pas du tout passé comme ça. En tout cas, c’est tout ce qu’on lui reproche aujourd’hui : des insultes et des menaces.
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En rupture complète de soins
Ce n’est pas la première fois. Le gérant, qui habite à l’étage de son bar, est terrifié. Sa fille de 2 ans a appris à reconnaître cet individu menaçant et l’appelle « le monsieur méchant ». Mais Benjamin est-il si méchant ? Dans son casier, il y a bien une mention pour violence en 2022. À l’époque, le tribunal avait conclu à une irresponsabilité pénale. C’est très rare : environ 0,5 % de toutes les décisions, selon un rapport de Josiane Corneloup, députée LR et Élise Leboucher, députée LFI, sorti cet été sur l’évaluation de la prise en charge des troubles psychiques par la justice. Benjamin avait été orienté vers des soins. De fait, après 2022, son casier judiciaire est resté vide, jusqu’à aujourd’hui. Avant ça, toutes les mentions concernaient des outrages et des menaces de mort.
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Si le tribunal a pris un peu plus de deux mois pour juger cette affaire — évacuée en vingt minutes —, c’est que lors de la première audience le 1er septembre, les juges ont trouvé judicieux de demander son expertise psychiatrique. Trois ans plus tôt, s’il a été jugé irresponsable, c’était lié à sa schizophrénie. Il touche 900 euros par mois d’allocation aux adultes handicapés. Pour compléter, il vend de la ferraille qu’il trouve dans la rue. Il est en rupture complète de soins. Il fume des joints de façon sporadique et il est incapable de quantifier sa consommation d’alcool.
« En définitive, vous souffrez d’un trouble schizo-affectif associé à des symptômes manifestement délirants », dit le juge, lisant les conclusions de l’expert. Les troubles schizo-affectifs désignent une forme mixte de psychoses, c’est-à-dire de délires et de troubles de la personnalité. Dans son cas, la bipolarité. Le juge continue : « Il conclut que vous êtes accessible à une sanction pénale. »
Refus de l’irresponsabilité pénale
La sentence tombe, personne n’est surpris. Dans ce même rapport de l’Assemblée nationale sur la gestion des troubles psychiatriques par la justice — volumineux document de 275 pages — révèle qu’un petit nombre d’experts psychiatriques, « par principe », refusent systématiquement de conclure à l’irresponsabilité pénale, en dépit de la loi, sous prétexte que chacun doit répondre de ses actes devant la justice. Le dossier montre également que le nombre de places en prison, sur les cinquante dernières années, a connu une croissance proportionnelle au nombre de suppressions de lits en psychiatrie.
« Le constat unanime est celui d’une aggravation alarmante », dit le rapport, qui enchérit : « Les personnes souffrant de troubles psychiques sont de plus en plus nombreuses au sein de la population pénale, les capacités de prise en charge de plus en plus dégradées. »
Le dossier alerte en particulier sur le mésusage de l’altération du discernement. Cette catégorie regroupe une réalité scientifique très floue, qui ne fait pas consensus. Pensée pour atténuer la responsabilité des auteurs souffrant d’un trouble psychiatrique, la réforme a « ouvert la voie » à l’effet inverse : les prévenus sont davantage condamnés « avec des peines probablement plus lourdes que celles prononcées à l’égard de personnes pleinement responsables ».
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Quant à l’irresponsabilité pénale qui, d’un rapport à l’autre, devient une simple altération, il ne faut pas s’en étonner non plus. Comme la justice, l’hôpital est à l’os, les deux secteurs se renvoient la balle, écrivent Josiane Corneloup et Élise Leboucher, les deux députées à l’origine du rapport. Elles citent un directeur pénitentiaire d’insertion et de probation déplorant « une forme de conflit d’intérêts » :
« Aujourd’hui, on déclare responsables des personnes qui ont des parcours psychiatriques gigantesques, parce que l’expert ne veut pas envoyer à ses collègues une personne qui va les mettre en difficulté dans leur gestion. »
« La prison n’a pas été conçue pour soigner »
Dans sa plaidoirie, l’avocate de Benjamin, qui a pris connaissance du dossier quelques minutes plus tôt, se désespère : « Ce procès, c’est celui de l’échec de la psychiatrie ! Il faut se poser la question de ce qu’il convient de faire pour ce monsieur : est-ce qu’organiser une reprise de soins ne serait pas plus pertinent que la prison ? »
Après le délibéré, Benjamin est condamné à une peine plus lourde que celle requise : huit mois de prison avec mandat de dépôt, 300 euros pour le préjudice moral de la fonctionnaire de police et 800 euros pour le gérant du bar. Tout laisse à penser qu’il ne sortira pas de prison sans reprise d’un accompagnement psychologique adéquat. Après tout, l’endroit « n’a pas été conçu pour », ont écrit les deux députées dans leur rapport :
« Au contraire, il est unanimement reconnu qu’elle peut aggraver des troubles préexistants et en créer de nouveaux. »
La liste des éléments « connus pour dégrader la santé mentale » est longue : « Enfermement, perte des repères, privation sensorielle, promiscuité, insécurité, tensions permanentes, stress, sous-activité ou inactivité contraintes, exposition à la violence, au bruit, rupture des liens sociaux et familiaux. » Deux tiers des personnes sortant de prison présentent un trouble psychiatrique. L’aggravation des troubles mentaux en détention augmente de façon exponentielle par rapport à la montée de la population carcérale.
Quand le juge annonce la peine, Benjamin répond, narquois : « Bravo, monsieur le juge ! […] Vous avez fait votre boulot. » Le juge avait-il d’autres choix ? Comme l’a déclaré dans le rapport Dominique Simonnot, contrôleure générale des lieux de privation de liberté : « La psychiatrie n’en veut pas. La prison est obligée de les accepter. »
(1) Le prénom a été modifié.
La photographie du tribunal de Paris, utilisée en Une, a été prise par Yann Castanier en juillet 2020.
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