Pendant les sept longues heures d’audience où elle était assise sur le banc des parties civiles, Léa (1), 21 ans, n’a pas baissé les yeux face à son père Saïd E. Jugé le 4 novembre devant le tribunal correctionnel de Paris pour des violences physiques et psychologiques sur son ex-femme et leurs deux filles, il a été condamné ce 2 décembre à douze mois de prison avec sursis pendant deux ans pour les faits conjugaux et un port d’arme. Si la justice l’a relaxé sur les violences envers ses filles, Léa n’a ni détourné le regard devant son père, ni quand son journal intime a été exhumé devant le tribunal, ni quand son géniteur a affirmé à la barre que toutes les accusations étaient inventées.
Ce procès et sa décision étaient attendus depuis deux ans et demi par Léa, sa mère Aline T. et sa sœur Sarah (1). L’affaire a été renvoyée quatre fois par le tribunal depuis le placement sous contrôle judiciaire de cet ex-chef de la police municipale de Houilles (78) en juillet 2023. Âgé de 49 ans, il est toujours en poste en tant que « simple agent en arrêt maladie », selon ses mots. Quelques mois après sa mise en examen, il était présenté dans le magazine de la municipalité comme le « chef de service » de la police locale. Avec treize personnes sous ses ordres. À la barre, Saïd E. lâche d’ailleurs timidement que le maire de Houilles, Julien Chambon, lui aurait conseillé « de [se] reposer ». Contacté, l’édile n’a pas répondu aux sollicitations de StreetPress.
Une vie d’isolement et de peur
Lors de l’audience, assise sur le banc des parties civiles, aux côtés de Léa, Aline T. garde les yeux rivés vers le sol, jambes croisées et mains liées. Première à témoigner, elle retrace, tremblante, « plus de vingt ans de contrôle permanent » exercé par son ancien conjoint sur elle et ses filles. Insultes, dénigrement, installation de caméra pour la surveiller… À la barre, elle décrit une vie d’isolement et de peur. « Je ne pouvais ni finir tard ni sortir boire un verre avec mes collègues », raconte-t-elle.
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En 2011, Aline T. part faire un stage dans le secteur de la petite enfance à Montpellier (34). À son retour, Saïd E. aurait disparu pendant 24 heures avec leurs deux jeunes filles, âgées respectivement de 7 ans et 4 ans. En 2020, en pleine période de confinement, il aurait également interdit à sa femme et à ses filles de sortir du domicile familial.
Au-delà des « violences invisibles », comme elle les nomme, Aline évoque un épisode en 2002 au cours duquel son mari l’aurait menacée avec un fragment de lampe et frappée après l’avoir surprise au téléphone avec un homme (2). « Mon ex-femme n’a pas avisé mes supérieurs alors que je suis policier et que j’ai quand même une arme ? », lance Saïd E. Face aux juges, il déclare même :
« Pourquoi on aurait décidé de faire des enfants si j’étais violent ? »
Léa et Sarah sont nées en 2004 et 2007. La seconde a préféré ne pas assister au procès. Sur le banc des parties civiles, Léa se tient droite, l’air assuré et semble parfois presque détachée, comme le confirme son avocate :
« Elle n’attend plus grand-chose de son père. »
« J’avais peur des représailles »
Le 18 novembre 2021, Léa est surprise en train de se démaquiller en rentrant du lycée. Parmi ses souvenirs abîmés, elle se rappelle du regard furieux de son patriarche et de ses mots : « J’ai vu une pute dans la rue, je me suis rendu compte que c’était ma fille. » Elle raconte le déferlement de « coups de poing au visage, sur les bras et sur les cuisses », qu’elle aurait subi juste après.
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Cachée dans les toilettes, sa petite sœur Sarah entend les cris et envoie un message à sa mère pour la prévenir que Léa est en danger. Aline T. appelle la police, consciente « de ce dont [son mari] est capable ». Avant l’arrivée des policiers, Saïd E. aurait demandé à ses deux enfants de ne rien dire. « J’ai toujours coopéré parce que j’avais peur de sa violence », confie Léa, qui décrit Said E. de « calculateur » et d’« impulsif ». À la barre, elle complète :
« J’ai nié ce qu’il s’est passé parce que j’avais peur des représailles et je ne voulais pas qu’il ait de problèmes avec la justice, encore plus parce qu’il est policier. »
Léa décrit elle aussi un climat d’emprise, dans lequel elle a toujours cru qu’elle devait « protéger son père ». De son côté, le prévenu nie tout en bloc en balbutiant, se disant « choqué » de ses accusations « fausses » et « complètement inventées ». Face aux juges, il soutient que « ce n’est pas possible qu’on ne voie pas qu’un enfant » soit « battu ».
« Je nous ai vues mourir »
En 2018, après le décès de sa mère, Aline T. prend la décision de visiter l’Italie avec ses enfants, sans son mari. Toute la famille est en voiture quand Saïd E. apprend qu’il n’en fera pas partie. Enragé, il aurait alors accéléré et menacé de provoquer un accident mortel. Aline T. se souvient parfaitement de cet instant d’horreur, des cris terrorisés de ses deux filles et des mots glaçants de son mari.
« Il nous a dit : “Je vais vous tuer“ », rapporte-t-elle, tremblante, au tribunal. Elle ajoute : « Je nous ai vues mourir ce jour-là. » Léa n’a pas oublié non plus. De son côté, Saïd E. assure que cet épisode « n’a pas eu lieu ».
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En 2023, à la suite de la plainte déposée par Aline T. qui débouchera sur la garde à vue de Saïd E., une expertise psychologique est réalisée sur Léa, Sarah et leur mère. Elle conclut à un état anxio-dépressif lié à un contexte familial traumatique pour Léa, à qui douze jours d’incapacité totale de travail (ITT) psychologique sont prescrits. Même chose pour Aline T., qui souffre encore d’angoisse et de troubles du sommeil persistants. Huit jours sont prescrits à Sarah.
« Vous avez un commentaire à faire sur l’ITT psychologique de vos filles et de votre ex-femme ? », questionne l’une des juges assesseures. Le prévenu répond :
« Ce n’est pas mon domaine. »
Désormais en école d’ingénieur, Léa souhaite « se détacher de son passé ». Selon son avocate, elle ne veut pas dire devant le tribunal où elle fait ses études, pour que son père ne sache pas où elle habite.
Contrôle coercitif
Pour remettre en question le récit d’Aline T., les avocats de la défense osent la question : « Mais pourquoi n’est-elle pas partie pendant toutes ces années ? » Dans sa plaidoirie, maître Valencia-Safi Carla a tenu à rappeler que c’est « monsieur qu’on juge dans ce tribunal, pas [sa cliente] ». L’avocate de la plaignante y a également évoqué la notion de « contrôle coercitif » :
« La question n’est pas “pourquoi elle n’est pas partie ?” mais “comment il a fait pour qu’elle reste ?“ »
Le procureur a de son côté salué en fin d’audience « la cohérence » du témoignage de Léa et de sa mère, tout en relevant la difficulté à établir la matérialité des faits de violence physique. Il a requis la relaxe pour les violences sur les enfants, et douze mois de prison avec sursis probatoire pendant deux ans pour les violences conjugales. Il a ajouté l’interdiction d’entrer en contact avec les victimes, une obligation de soins et d’indemnisation des plaignantes, ainsi qu’une interdiction de porter une arme — un couteau avait été retrouvé dans son portefeuille pendant sa garde à vue. Ses réquisitions ont été totalement suivies par les juges. En plus de la condamnation, Saïd E. a écopé d’une interdiction de port d’arme pendant deux ans, et la décision de justice sera bien inscrite dans son casier judiciaire — il avait demandé, comme de nombreux policiers face à la justice, à ce que ça ne soit pas le cas. Il doit également payer 1.500 euros à Aline T.
« Monsieur E. doit sortir de sa position victimaire et se remettre en question », avait conclu il y a un mois le représentant du ministère public. « Ce qu’on voulait aujourd’hui, pour que les victimes se reconstruisent, c’était qu’il reconnaisse ce qu’il a fait », avait alors confié l’avocate d’Aline T. « Ça n’a pas été le cas. » Elles ont au moins été entendues par la justice ce 2 décembre.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Le policier n’est pas jugé pour ces faits car ils sont prescrits.
La photo du tribunal de Paris, utilisée et modifiée dans le cadre d’un collage en illustration de Une, a été prise le 21 octobre 2018 par Fred Romero sur Flickr. Certains droits réservés.
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