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    26/06/2013

    Grâce aux plateformes participatives, les internautes relancent la presse alternative

    Quand les internautes financent la presse

    Par Kiblind

    Le « crowdfunding » numérique est-il en train de participer au renouvellement de l'offre médiatique ? Enquête sur système dans laquelle votre voisin pourrait bien devenir actionnaire de votre fanzine préféré.

    Camille Millerand n’est pas du genre à traîner dans les pas de notre Bernard-L’hermite préféré (la Villardière). Il ne marche pas ; il court. Et quand il atteint le Japon, ce jeune photo-reporter, bon connaisseur de l’Afrique et des services Société (Le Monde, Le Courrier International, Télérama), n’est pas là pour les chauffards, la police ou les geishas. Il met actuellement en images une enquête exclusive sur les 2% de migrants au pays du Soleil Levant. « Je collabore régulièrement avec la revue Hommes et Migrations, qui prépare un numéro spécial Japon. Elle a constitué un comité de rédaction, avec des chercheurs, mais n’avait pas d’argent pour faire des images. »

    Le photographe se tourne alors, à la vitesse de la lumière, vers la plate-forme Kiss Kiss Bank Bank (KKBB), qui sélectionne son projet et lui permet de récolter, en 35 jours, les fonds nécessaires (5.000 euros), en échange de rétributions modulaires : remerciement nominatif, tirage couleur, etc. « J’ai participé au financement, à hauteur d’un tiers, dans la mesure où le voyage me permettra de produire et de vendre, peut être, d’autres images. Le reste vient du réseau proche, mais aussi d’internautes que je ne connaissais pas. » Le tour de table est achevé cinq jours avant le départ et l’argenterie fait place nette, sur la nappe, à l’autre pays de la baguette.

    Porno caritatif Apparu aux États-Unis, à la fin des années 2000, avant de traverser l’Atlantique, le crowdfunding (« financement par la foule ») est la face émergée d’un nouveau modèle économique, collaboratif, dont l’établissement de crédit est incarné par des particuliers, à travers plusieurs modalités : dons, prêts à taux nul, investissement en échange d’actions. Comme dirait un certain Guignol, ce phénomène est une révolution, et une vraie, car le système tout entier repose sur la mobilisation d’un nouveau gisement qui engouffre déjà plusieurs milliards de dollars, chaque année, dans l’économie réelle des porteurs de projet.

    Tout semble désormais possible grâce au crowdfunding, y compris de faire financer une plate-forme de porno caritatif, dont l’argent est reversé à des ONG ou la commercialisation d’un oreiller englobant, permettant de faire la sieste au bureau. De façon générale, la nouveauté du système fait qu’il est particulièrement utilisé pour des inventions et des actions en phase avec une époque ou contribuant, justement, à passer à la suivante. « Nous recevons plus de 800 projets par mois, explique Mathieu Maire du Poset, responsable de la communication d’Ulule, qui sont sélectionnés en fonction de leur qualité créative, innovante ou solidaire. Le crowdfunding devient également une solution alternative dans les secteurs en mal de financement, notamment dans la sphère culturelle ou médiatique. » Les fondateurs de la plate-forme, comme ceux de KKBB, en sont d’ailleurs issus. Avant de fonder Ulule, par exemple, Alexandre Boucherot était à la tête du webzine culturel Fluctuat.net (1,3 millions de visiteurs par mois) revendu, en 2006, à l’anxiogène Doctissimo, puis à Lagardère.

    Journalisme d’investigation Depuis plusieurs mois, le journalisme indépendant, au sens large (documentaires, reportages, publications), fait de plus en plus appel au crowdfunding. «5 % des projets y sont directement liés et on reçoit un nombre croissant de demandes, confirme Mathieu Maire du Poset».  D’après Camille Millerand, « des photographes qui ont quinze ans de bouteille y ont désormais recours, ce qui témoigne bien de l’état des finances dans le domaine du reportage ». La tendance est également perceptible chez KKBB.

    Dès les premières semaines de son lancement, en 2010, la plate-forme a réussi un coup d’éclat grâce au webdocumentaire du journaliste Raphaël Beaugrand, Paroles de Conflits, basé sur un périple à vélo entre Srebrenica et Hiroshima : 16.000 kilomètres et 18 850 euros collectés. Et aujourd’hui, après 1.300 projets réussis, dont 15 % ont une vocation journalistique et/ou médiatique, Charlotte Richard, chargée de la communication, n’est pas peu fière de nous présenter le documentaire proposé par Denis Robert sur François Cavanna, le créateur d’Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Le journaliste-artiste a déjà collecté plus de 15.000 euros de dons en trois semaines, en contre-partie desquels il propose plusieurs récompenses, dont une affichette, sur laquelle il fait des lignes : « Je ne dirais plus de mal de Clearstream ».

    Tendance Cité Paradis, à Paris. Kiss Kiss Bank Bank a bien choisi sa domiciliation et un complément d’adresse, joliment marketé : Maison de créativité. 14 personnes y travaillent, dans une pièce où résonne aussi bien le silence de développeurs que la conviction de créateurs de passage. En 2008, Vincent Ricordeau quitte la vice-présidence de Sportfive, leader européen du marketing sportif, pour fonder la Maison, avec deux associés. Le quadra a une capacité manifeste à paraître pressé tout en prenant le temps de finir ses rendez-vous, quitte à faire patienter le suivant.

    « KKBB a été créée comme une plate-forme de soutien à la créativité et à l’innovation permettant à des créateurs indépendants de réaliser leurs projets, sans se faire manger par l’industrie culturelle, car on en a marre de Florent Pagny ! »

    Trois ans après son lancement, l’initiative est un succès, proche de la rentabilité, grâce aux commissions prises sur les collectes et ses partenariats BtoB.

    « Nous travaillons notamment avec la Banque Postale qui s’est intéressée, très tôt, aux valeurs que nous portons et à la modernité du système de financement. »

    Si KKBB est une plate-forme généraliste, en cours d’extension dans plusieurs pays d’Europe, elle véhicule, depuis l’origine, une image sensiblement « arty » : les créatifs affluent, tout comme les porteurs d’objets médiatiques innovants, mêlant une ambition éditoriale à d’autres formes d’expression. « On reçoit 300 projets, en moyenne, chaque semaine. Le journalisme fait partie des tendances actuelles, car son modèle économique est fortement chahuté ». Ainsi, au-delà des propositions de sujets, KKBB sélectionne et participe, depuis plusieurs mois, à l’émergence de nouveaux supports  : fanzines, magazines locaux et tendance (V Marseille, Parisianisme ), « revue culinaire sauvage » (La Brousse ), publications culturelles et graphiques (Correspondances, Figure ), etc.

    New life Une quinzaine a déjà été financée, dont plusieurs inclassables, monomaniaques, qui n’auraient peut être jamais été imprimés sans la plate-forme. Garagisme Magazine, par exemple, est un élégant semestriel consacré à la culture automobile et diffusé dans une centaine de points de vente, à travers le monde, où les amateurs de jantes sont en principe bannis. Chez Colette, Artazart ou au Drugstore des Champs-Élysées, il côtoie désormais Le Cercle, une nouvelle revue thématique de 132 pages qu’une fine équipe de créatifs, originaires de Strasbourg, vient de lancer avec un premier numéro consacré à la forêt. « Ça devient un comble, résume Vincent Ricordeau : le web a longtemps été accusé de tuer le papier, alors qu’il est en train de lui offrir, d’une certaine manière, une nouvelle vie ».

    Le web a longtemps été accusé de tuer le papier, alors qu’il est en train de lui offrir une nouvelle vie

    Si la plupart de ces titres ont des tirages relativement limités, l’engouement du public se mesure davantage au niveau des collectes, en particulier lorsque l’histoire a déjà commencé avec lui. Créé en 2010, par exemple, Paulette Mag a d’abord été une page Facebook, puis un webzine, avant de devenir un magazine papier, financé grâce à un système de pré-commandes sur le site My Major Company (MMC). « Pendant un an et demi, on diffusait le magazine exclusivement à nos 5.000 abonnés, se rappelle Irène Olczak, sa fondatrice. Pour continuer à le développer, il fallait passer en kiosques, mais cela nécessitait un investissement important ».

    Hold-up En 2012, lorsque MMC se transforme en plate-forme de crowdfunding, parallèlement à son activité de label participatif, la Maison Paulette prépare alors un grand « hold up » pour obtenir les 25.000 euros nécessaires. « Nous avons mobilisé la communauté, qui a répondu largement présente, avec plus d’un milliers de donateurs. » Au total, le projet engrange plus de 35.000 euros et permet au féminin décalé, 100% participatif et « garanti sans mannequins », de poursuivre l’aventure, désormais tiré à 40.000 exemplaires et disponible dans plus de 6.000 points de vente. « Le rôle d’une plate-forme de crowdfunding, rappelle Vincent Ricordeau, c’est simplement d’ajouter une brique de financement. Le projet doit être avant tout légitime, solide et capable de mobiliser trois cercles progressifs : le réseau proche, la communauté, puis les autres internautes.

    Avec ses 30.000 amis Facebook, ses 180.000 visiteurs mensuels et le potentiel viral de sa vraie campagne de « hold up », rien d’étonnant à ce que Paulette soit ainsi parvenue à braquer le public, au bon moment, sur son appel. « La réussite de certains financements, dans la presse écrite, a sûrement servi de caisse de résonance à d’autres », complète Mathieu Maire du Poset, qui a notamment assisté, chez Ulule, au prolongement d’ Oyako, « le magazine des jeunes parents curieux » (et trendy), au lancement papier de Gonzaï et au financement éclatant de La Revue Dessinée (36.000 euros sur un objectif de 5.000) : 200 pages d’enquêtes et de reportages en dessin, prévues pour septembre.

    Nouvelle information génétique ? Paulette est un succès, La Revue Dessinée, une promesse et Le Cercle Magazine, sorti en avril, vient de recevoir sa première demande de réassort. Pour autant, dans la forêt, il faut savoir éviter les dangers, ou la sève un peu trop gluante. « Nous commençons le numéro 2, sur la science-fiction, qui sortira l’an prochain, mais nous ne comptons pas solliciter à nouveau le public, avance Marie Secher ». Le crowdfunding reste, en effet, une rampe de lancement, pas une nourriture céleste en forme d’assurance vie, garantissant la pérennité de ses enfants. Parmi les nouveaux médias qui s’y sont frottés, certains sont justement bien placés pour savoir que, derrière la collecte, l’horizon n’est pas tout à fait dégagé. A l’automne dernier, par exemple, Oyako sollicite 7.000 euros sur Ulule pour financer son troisième numéro, car les deux premiers n’ont pas réussi à réunir suffisamment de trésorerie.

    Lancé en janvier, le mensuel V Marseille rencontre actuellement la même problématique pour sa cinquième édition, malgré des ventes encourageantes : il a déjà récolté 6.116 euros sur KKBB qui lui garantissent la prochaine parution, en attendant que la publicité prenne une partie du relais. Si les plate-formes de crowdfunding participent ainsi à l’éclosion ou au prolongement d’aventures médiatiques, elles n’ont pas encore le pouvoir d’inventer un nouveau monde, à grande vitesse, qui éviterait les passages à niveaux existants dans le système de diffusion ou la publicité. Au premier étage de sa cité Paradis, Vincent Ricordeau martèle d’ailleurs une vérité essentielle : «  Contrairement à ce qu’on laisse parfois entendre, on n’est pas là pour faire des miracles, car le crowdfunding reste seulement un outil, pas une philantropie. »


    font color=grey>Paulette est actuellement tiré à 40 000 exemplaires, dont 10 000 abonnés et la société éditrice développe de nouvelles activités de branding, autour du magazine. C’est le cas au Festival de Cannes, avec HP.

    On n’est pas là pour faire des miracles

    Gonzo « Il faut pas sortir de Saint-Cyr, quand tu ouvres Gonzaï, pour comprendre qu’on n’avait pas intérêt à aller en kiosque. » Pourtant, Thomas Ducres, a.k.a Bester, l’a bien cherché, quand le webzine éponyme (100.000 visiteurs par mois) a décidé de coucher, sur papier, sa vision « des faits, des freaks et du fun ». « En kiosque, pour arriver à vendre 5.000 exemplaires, il faut en tirer 15.000. C’est une économie stupide car cela signifie qu’il faut une trésorerie de départ complètement dingue pour arriver à encaisser les pertes ». En décembre dernier, Gonzaï lance alors une collecte, sur Ulule, pour financer le premier numéro, à travers un système de pré-commandes.

    L’opération, réussie, est reconduite pour les numéros suivants : elle utilise le crowdfunding pour ce qu’il est (tu donnes, tu reçois) mais aussi au-delà, en transformant le rapport classique de l’offre et de la demande dans la diffusion d’un média. Ainsi, le magazine lance toujours sa campagne de financement comme une maison sur plan : avec un « previously in Gonzaï » et un pré-sommaire pour le numéro en préparation. Au-delà du média, Thomas Ducres a peut-être inventé, avec d’autres, un nouveau modèle économique de presse, tout en gardant l’esprit gonzo bien en tête : « Tant que ça fonctionne, on poursuit. Après, on verra… ».

    Barbecues Pour financer ses prochaines reportages, Camille Millerand, lui aussi, verra bien. « L’outil est intéressant, mais je passerais peut être par une plate-forme spécialisée, comme Emphas, sur laquelle j’ai déjà soutenu, à titre personnel, des projets. ». Au-delà des contenants, le crowdfunding à vocation journalistique nous emmène, pour finir, vers une question de départ : est-il une source de financement crédible, pérenne, attachée à la valeur informative d’un sujet, en dehors de l’apport aventureux, communautaire et souvent marketé d’un projet pour s’imposer auprès des internautes ? Autrement dit : Raphaël Beaugrand aurait-il eu le même impact avec les mêmes Paroles, mais sans vélo ? Plus largement, à la différence d’Emphas, originaire d’Israel ou de Spot, aux États-Unis, les plate-formes de crowdfunding spécialisées dans le journalisme peinent à s’imposer dans notre paysage local.

    Lancé en mars 2011, à l’initiative de Rue89, le portail J’aime l’info permet, par exemple, de soutenir financièrement des médias indépendants et des initiatives journalistiques. Mais il n’y a pas encore foule et « 0 projets » en cours. Quant au site Glifpix, créé en 2010, il a carrément disparu des écrans : il devait permettre aux internautes, sur le modèle de Spot, de proposer des sujets, de financer des journalistes intéressés pour les couvrir et de les découvrir en exclusivité. En attendant la suite, car l’histoire est récente, certains projets proposés sur les plate-formes existantes matérialisent, en tous les cas, une autre manière de concevoir et produire l’info. Couvrir le prochain Tour de France dans une Peugeot 406 en s’arrêtant « là où il y a des transats, des caravanes, des barbecues », ou retranscrire la « conversation » d’un ethno-botaniste dans Le Cercle, à travers un graphisme soigné et un support artistique de toute beauté. On ne sait pas pour la France mais, pour nous, ça veut déjà dire beaucoup…

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