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    10/06/2021

    « La formule n’était pas la bonne, mais il n’y avait pas d’intention raciste »

    Taha Bouhafs jugé pour racisme anti-arabe

    Par Inès Belgacem , Yann Castanier

    Le journaliste Taha Bouhafs était jugé ce mercredi pour « injure publique à raison de l'origine » après une plainte de la policière Linda Kebbab. Les avocats du militant ont tenté de transformer l’audience en procès du racisme dans la police.

    « C’est vraiment le monde à l’envers, je serais demain sur le banc des accusés (…) pour : racisme anti-arabe », commente le journaliste Taha Bouhafs sur les réseaux sociaux. Ce mercredi 9 juin au Tribunal de Paris, il est jugé pour « injure publique à raison de l’origine », après avoir qualifié la policière Linda Kebbab d’« ADS : Arabe de service », dans un tweet posté en juin 2020. Un message qu’il a supprimé par la suite. La Licra s’est également portée partie civile.

    « Cette forme de racisme ne doit pas rester impunie ! », juge, quant à lui et sur Twitter toujours, Abdoulaye Kanté, policier médiatique. Il est présent dans la salle d’audience, aux côtés d’autres représentants des forces de l’ordre, pour soutenir sa collègue déléguée syndicale Unité SGP Police. Linda Kebbab est représentée par maître Thibault de Montbrial, spécialisé dans la défense des forces de sécurité.

    ADS

    « “Arabe de service” est une formule qui consiste à désigner la posture politique d’une personne arabe – Arabe n’est pas une insulte – et qui, à de nombreuses reprises, invoque son origine pour servir son propos politique », explique Taha Bouhafs à la barre :

    « Je lui reproche de dire en interview à Jean Jacques Bourdin : “La police n’est pas raciste et, pour cause, je peux être déléguée syndicale de la police”. Je critique une femme politique qui passe tous les jours à la télé. »

    Avant d’avouer : « la formule n’était pas la bonne, mais il n’y avait pas d’intention raciste ». Engagé contre les violences policières aux côtés du comité Adama – notamment – Taha Bouhafs a également fait partie des organisateurs de la marche contre l’islamophobie en novembre 2019.

    Sept témoins

    Les deux avocats de Taha Bouhafs, Me Arié Alimi et Me Yassine Bouzrou, tous deux connus pour défendre des victimes de violences policières – ont convoqué sept témoins. D’abord, quatre policiers qui ont été victimes de racisme. « Je pense avoir été un Arabe de service malgré moi (…) l’institution utilise les minorités », juge Noam Anouar, premier policier à s’exprimer. Il est en arrêt depuis qu’il a dénoncé différentes dérives de l’institution, et il est maintenant chroniqueur au Média TV, où exerce Taha Bouhafs. Le brigadier-chef Amar Benmohamed, lui, est devenu lanceur d’alerte en révélant à StreetPress un système de maltraitances généralisées dans les sous-sols du Tribunal de Paris, où est jugée l’affaire. Après ces révélations, « Linda Kebbab m’a appelé pour me dire que c’était hallucinant. Elle m’a soutenu (…) Mais on m’a enlevé mon mandat de délégué chez Unité SGP [même syndicat que Linda Kebbab]… ». Il reste David E. , qui a été harcelé par ses collègues et qui a raconté son histoire à StreetPress. À la barre, il s’énerve :

    « Ils imitaient mon accent et je ne pouvais rien dire. J’ai prévenu mes supérieurs et les syndicats, rien n’a été fait ! »

    Viennent ensuite les militants et les intellectuels, comme Youcef Brakni, prof’ et membre du Comité Adama :

    « À chaque fois qu’émerge des figures anti-racistes – comme Taha Bouhafs – on nous met en face des personnes supposées de la même origines que nous, pour nous dire : “Regardez, eux y sont arrivés. Pourquoi vous vous victimisez ?”. »

    Il y a aussi Françoise Vergès, universitaire et militante féministe antiraciste, ou Éric Fassin, sociologue et penseur de gauche. L’antiracisme politique est accusé de racisme, accusent-ils en substance.

    « J’ai le sentiment d’être le prévenu »

    C’est au tour de Linda Kebbab de prendre la parole à la barre. « Je me suis pris en pleine face le fait d’être “mise en avant” et “instrumentalisée”. J’ai été souillée par cette injure qui dit que je ne suis qu’une marionnette du système », raconte-t-elle la voix tremblante, visiblement émue. Elle explique avoir été blessée par un certain nombre de témoignages cet après-midi :

    « J’ai le sentiment d’être le prévenu. (…) Je trouve ça très déplacé qu’on m’explique ce qu’est le racisme. »

    Linda Kebbab réfute le racisme systémique dans l’institution policière, mais dénonce la lâcheté de supérieurs. Se dit émue par « les témoignages accablants de [ses] confrères victimes de racisme », qui ont aujourd’hui pris la parole. Elle finit par craquer, en expliquant qu’elle a aussi des remontrances de la part de la hiérarchie qu’elle dénonce, et son sentiment de « se battre seule ». S’effondre encore en racontant son enfance en Algérie, la mort de sa mère, le racisme qu’elle a subi à l’école et dans la santé. Elle explique ses valeurs méritocratiques et les raisons qui l’ont poussé à entrer dans la police. « Tout ça n’est pas un débat anti-raciste, mais un débat anti-police. »

    « Le message du tweet que l’on juge aujourd’hui est assumé et son intention politique aussi », complète son avocat, Me Thibault de Montbrial. Il brosse un portrait peu flatteur de Taha Bouhafs. Il évoque une photo où le journaliste tient une tête en carton de Marine Le Pen sur une pique en manif. Ou la rumeur d’une violence grave commise par des CRS pendant les mouvements étudiants à Tolbiac d’avril 2018, qu’il a participé à diffuser. L’avocat réfute enfin toutes les thèses, notamment sur le racisme systémique, tenues par les témoins plus tôt :

    « Ce sont des idéologues et ils sont dangereux (…) Ils veulent fermer les prisons, tout brûler…c’est très grave ce qui se dessine. »

    Neuf heures plus tard…

    Quant au procureur de la République, pour lui, il n’y a aucun doute : l’expression « arabe de service » est une injure raciste. Il requiert une amende de 1.500 euros.

    Après presque 9h de débats, l’audience se termine enfin. Le délibéré sera rendu le 28 septembre.

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