Marine Le Pen peut l’emporter. Les instituts de sondage le disent. Ça n’est pas fait, peut-être pas l’hypothèse la plus probable, mais ça n’est plus une hypothèse à exclure. Ça serait, il faut le rappeler, la victoire d’une candidate au programme intrinsèquement antirépublicain et raciste. « L’entente entre Français riches et pauvres par l’exclusion des immigrés pauvres », résume l’historien spécialiste de l’extrême droite Nicolas Lebourg. Entretien.
Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan totalisent ensemble 33 pourcents des suffrages. Ça nous dit quoi ?
Ils n’ont de sens que si on les regarde avec le reste de la redistribution du marché électoral. Emmanuel Macron a avalé Les Républicains après le Parti socialiste. Constitutionnellement, il ne peut briguer un troisième mandat. On a donc un super-parti de gouvernement unique, soutenu par les classes moyennes partisanes de l’Union européenne. Et on a des classes populaires qui amènent à ce que Jean-Luc Mélenchon dépasse parfois les 50 pourcents sur des villes et territoires, et un total extrême droite au tiers. Si on regarde à Perpignan ou dans le XVI arrondissement de Paris, une partie de l’électorat filloniste est partie chez Zemmour, par opposition à la société multi-ethnique mais aussi au programme économique et social de Marine Le Pen.
Dans un marché électoral droitisé, le score d’Eric Zemmour (7 pourcents, ndlr) montre ce que l’on avait répété depuis l’automne : l’histoire électorale montre qu’une trop grande radicalité à droite ne prend pas, qu’elle dégage un espace médiatique certes mais que c’est une niche électorale, et que les Le Pen ont beau avoir des faiblesses de second tour, il n’y a pas de place à leur droite au premier tour. Seuls ceux qui confondent Twitter et le corps électoral peuvent être surpris.
Marine Le Pen a tenu à marquer sa distance avec Eric Zemmour tout au long de cette campagne. Pour autant, entre la dénonciation de la « submersion » et la promotion de la « préférence nationale », son programme est-il si éloigné de celui de son rival défait au premier tour ?
Eric Zemmour est plus proche de la vision de Jean-Marie Le Pen que Marine Le Pen. Ceci dit, la politique économique et sociale, la conception de la femme, qui sont les sujets qui différenciaient le plus les deux candidats dans leurs offres programmatiques, n’est pas ce qui est la première motivation du vote pour eux : la critique de l’immigration, et, par-delà, de la société multi-culturelle et multi-ethnique, d’un monde transnationalisé. Ce moteur du vote en leur faveur est bien là pour le second tour, et s’il existait des différences entre les deux candidats – Eric Zemmour voulant expulser les immigrés sans travail au bout de six mois, Marine Le Pen au bout d’un an – il y a clairement une vision du monde compatible. Les deux défendent une France redéfinissant ses rapports internationaux sous l’angle ultra-souverainiste et s’épurant de ses étrangers jugés indésirables. Les deux dimensions étant permises par une extension très accrue des moyens de l’autorité de l’Etat.
Tout en assurant lutter contre « l’idéologie » islamiste et non contre les musulmans, Marine Le Pen lie pourtant dans son programme la « lutte contre l’islamisme et le terrorisme » à la « politique d’immigration »…
Elle n’a effectivement pas la fixette d’Eric Zemmour et elle a l’habileté de lier le combat contre l’islamisme à la proclamation de foi républicaine. La question du combat contre l’islamisme est amplement prise sous l’angle de l’étranger, avec l’expulsion des étrangers fichés S, de la sécurité du quotidien et du principe d’égalité, avec par exemple la dénonciation des pressions communautaires faites aux femmes dans des quartiers qui seraient islamisés.
Selon elle, puisque l’islamisme est une offre politique et sociale globale, la réponse à lui apporter n’implique pas que les aspects sécuritaires mais doit mobiliser tous les ministères : Education, Affaires étrangères, etc. Résultat, il s’agit d’interdire et réprimer l’islamisme partout et de toutes les façons au nom de la République. De prime abord, on pourrait y souscrire, mais la question à ce stade est : qu’appelle-t-on l’islamisme ? Pour la loi de 1905 qui définit la laïcité, une femme a le droit de porter un voile. Pour Marine Le Pen, c’est « un uniforme islamiste » et donc il serait interdit. Son porte-parole Sébastien Chenu a dit qu’une loi définirait ce qu’est l’islamisme. En l’état actuel, le droit français a des éléments de répression de l’expression d’idées (incitation à la haine, à la violence, etc.) et d’actes ou projets d’actes violents. Mais, globalement, ils s’appliquent non pas en définissant une idéologie ennemie de l’Etat. Car, bien sûr, on risquerait dès lors d’y mettre bien trop d’éléments et réduire les libertés publiques.
Qu’est-ce que cette « préférence nationale » que prône Marine Le Pen ?
La préférence nationale est un concept inventé il y a trente ans par un intellectuel d’extrême droite, Jean-Yves Le Gallou, qui a été très actif dans la campagne d’Eric Zemmour. Le Gallou assume une conception ethnique de la nation. Son projet était beaucoup plus étendu que celui des deux candidats aujourd’hui. Par exemple, il proposait qu’une entreprise puisse exiger la nationalité française pour l’embauche ou qu’elle puisse licencier en priorité les travailleurs étrangers. Dans son dernier meeting de premier tour, Marine Le Pen a évoqué une préférence nationale pour le logement et pour l’emploi, et que les allocations familiales soient réservées aux Français. Marine Le Pen demeure fidèle à la vieille idée d’inscrire la préférence nationale dans la Constitution. En l’état du droit, c’est impossible, une simple réforme de la Constitution ne le permettrait pas car il y a un système de garde-fous juridiques. Si, bien sûr, cela était fait au nom du principe lepéniste selon lequel ce que le peuple veut et exprime par référendum vaut acte, l’intégration à la Constitution d’un principe de discrimination selon la nationalité pourrait se décliner dans bien des innovations juridiques.
Marine Le Pen progresse de 500 000 voix par rapport au premier tour de 2017 : où les prend-elle ?
Son succès, c’est avant tout son enracinement dans ses zones de force : ouvriers, employés, etc. En revanche, elle échoue à reprendre la jeunesse à Jean-Luc Mélenchon, et ne mord toujours pas assez chez les retraités. En fait, c’est quand même un scrutin très socialement construit, avec des catégories populaires vent debout contre Emmanuel Macron, d’où la qualification de Marine Le Pen et le score impressionnant de Jean-Luc Mélenchon. Sur ce point, la balle est clairement dans le camp du président sortant : Le Pen se présente comme la protectrice nationale, sociale et populaire (un triptyque qu’elle emprunte à son père, qui lui ajoutait ses trois adjectifs à « droite »). Macron va devoir faire l’effort de dire aux catégories populaires quelle place il y a pour elles dans sa France. Le front républicain n’est plus systématique, Emmanuel Macron va devoir envoyer des signaux à la gauche.
Marine Le Pen a fait campagne sur le volet social de son programme, qu’en est-il réellement ?
Si Marine Le Pen promeut une grande politique sociale en baissant les impôts, comment fait-elle ? C’est grâce à la dénonciation de l’immigration. Selon elle et ses amis, elle nous coûterait 100 milliards. Donc, en mettant fin à l’immigration, elle récupérerait la somme qu’elle pourrait redistribuer aux Français. Du chômeur au patron, chacun se voit promettre d’être protégé de la globalisation et de retrouver la jouissance à la fois des gains du capitalisme entrepreneurial et des protections de l’Etat-providence. C’est bien plus un « ethno-libéralisme » qu’un « virage à gauche ». Les discours mécaniques sur un programme économique FN passé à gauche, ou plus acceptable pour un électeur de gauche que le libéralisme d’Emmanuel Macron, reviennent à accepter un capitalisme fait de l’entente entre Français riches et pauvres par l’exclusion des immigrés pauvres. C’est un libéralisme ethnicisé, aucunement un programme de gauche. L’électeur de gauche qui prétendrait faire barrage au libéralisme en votant Le Pen au mieux se ment à lui-même : il fait le choix politique de la discrimination, qu’il l’assume.
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