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    26/04/2022

    On a regardé la carte électorale avec Julien Audemard, chercheur au CNRS

    Bourgeoisie réac’, gilets jaunes, déclassés : qui sont les électeurs de Marine Le Pen ?

    Par Maxime Macé , Pierre Plottu

    Au second tour, Marine Le Pen a réussi à réunir des classes moyennes qui se sentent déclassées, des habitants d’Outre-mer en colère et une partie de la bourgeoisie tradi’ autrefois gaulliste. Analyse de Julien Audemard, chercheur en science politique.

    Marine Le Pen a réuni 41,5% des électeurs, soit près de 13,3 millions de bulletins de vote. Mais qui sont ses électeurs ? Pour tenter de comprendre les ressorts du vote Rassemblement National, on a épluché la carte électorale avec Julien Audemard, chercheur en science politique au Centre d’études politiques et sociales (Cepel) du CNRS de Montpellier.

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    Les cartes électorales du premier et deuxième tour. / Crédits : DR

    La France périphérique qui vote Marine Le Pen, ça existe ou c’est juste un mythe ?

    D’un point de vue territorial, toutes les périphéries ne se valent pas. Celles des grandes agglomérations ont des comportements électoraux très différents, selon que ce sont des zones plutôt bourgeoises ou plutôt peuplées de classes moyennes peu diplômées, de populations qui vivent là faute de pouvoir s’installer en ville. Les premières votent Macron tandis que, dans les secondes, le vote Le Pen progresse fortement.

    Au premier tour, Marine Le Pen réalise un score moyen de 12 pourcents dans les 40 villes françaises de plus de 100.000 habitants et n’arrive en tête qu’à Toulon et Perpignan – de justesse d’ailleurs pour cette dernière où elle est même devancée par Emmanuel Macron au second tour.

    La candidate RN est arrivée en tête des suffrages chez les ouvriers et les employés, tandis que les cadres et les retraités ont voté Emmanuel Macron. De la même manière, Marine Le Pen arrive en tête chez les catégories qui gagnent moins de 1.250 euros par mois et Emmanuel Macron dans les catégories qui gagnent plus de 3.000 euros, selon l’institut Ipsos. Le vote RN est-il un vote de classe ?

    Oui et non. À l’intérieur même des grandes agglomérations, les quartiers où l’urgence sociale est la plus forte ne sont pas des quartiers où on a le plus voté Le Pen. Qui dit classe dit sentiment de classe. Et s’il y a bien des régularités socio-territoriales, ce sont quand même des agrégats très hétérogènes. Qui sont, de plus, très souvent issus du secteur tertiaire, plus ou moins en voie de déclassement, et donc très différents du « vote de classe » historique attaché au secteur secondaire, au vote ouvrier – dont on sait qu’il est en fort déclin en France. Tout ceci fait qu’il est erroné d’employer l’expression de vote de classe.

    Au premier tour, le vote Marine Le Pen est constitué de tout un pan de la France périurbaine dont une partie est paupérisée, c’est vrai, mais aussi de toute une partie de cette classe moyenne qui ne l’est pas forcément mais qui sent son pouvoir d’achat se dégrader. Déclassement également du fait de son éloignement des centres de décision ou centres névralgiques économiques que constituent aujourd’hui les grandes métropoles. Pour eux, le vote RN est un vote de contestation par rapport à cet univers auquel ils n’ont plus accès.

    À rebours, comment interpréter la bonne implantation du RN dans le Sud, et notamment ses régions plutôt bourgeoises ?

    Dans le Sud-Est au sens propre, c’est-à-dire la Côte d’Azur et la région PACA, c’est un vote effectivement plus bourgeois, plus intellectuel, qui a d’ailleurs montré une appétence pour Eric Zemmour. C’est un électorat inquiet de ce qu’il ressent comme un déclassement non pas de classe, mais un déclassement nationaliste, une perception de déclin de la France. C’est un électorat qui traditionnellement vote gaulliste et qui est très attiré par cette idée de bloc des droites, de refondation de l’ancien parti gaulliste que porte Eric Zemmour.

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    Du côté du littoral montpelliérain, on retrouve aussi ce paradigme mais pas seulement. Vous avez ici une sociologie marquée par la forte présence de segments issus de la petite classe moyenne, des commerçants, des artisans, qui ont ressenti avant les autres cette peur du déclassement. Et qui ont pu identifier les populations immigrées comme des menaces à leur encontre. S’y additionnent, mais c’est aussi le cas à Nice par exemple, des électeurs rapatriés d’Algérie ou leurs descendants, qui pendant longtemps ont servi de contingents importants au vote d’extrême droite. Et chez qui il reste des sédiments de ce vote, même s’il a tendance à s’étioler.

    Que nous dit la comparaison des cartes du premier et du second tour ?

    On peut observer un phénomène de tâche d’encre autour des zones de force traditionnelles du vote FN. Les scores de Marine Le Pen progressent non seulement dans ses fiefs traditionnels, mais également dans les territoires qui leur sont connexes.

    On voit aussi que le vote RN s’est légèrement transformé. Et notamment grâce à l’apport du vote Zemmour, qui a réussi à mobiliser des segments électoraux plus âgés et mieux insérés économiquement, plus bourgeois pour schématiser. Des segments qui étaient auparavant attachés au vote pour la droite conservatrice, traditionnelle, attachés au vote RPR. Ce sont aussi ces segments-là qui sont venus s’agréger au vote Le Pen, qui a pu élargir son socle grâce à la candidature d’Eric Zemmour.

    Comment analysez-vous le bon transfert vers Marine Le Pen de l’électorat Zemmour ?

    Dans l’Ouest de la France, et notamment la Charente et la Vendée – où l’inconscient catholique reste encore très présent –, on voit une progression assez significative du vote RN. Ceci dans une partie de la France qui y est traditionnellement très rétive et où le vote traditionaliste était capté par les partis gaullistes.

    Ce pourtour ouest est une bonne illustration des recompositions qui concernent la droite française. Ce sont des territoires où Emmanuel Macron fait de très bons scores notamment à Bordeaux, à Nantes et en Bretagne. C’est un basculement vers la droite libérale. Et, par ailleurs, vous avez des poches très structurées par des figures tutélaires issues de la droite conservatrice comme Philippe de Villiers (qui a rallié Eric Zemmour très tôt, ndlr) qui basculent vers le RN. Le Rassemblement national est sans doute en train d’y devenir le parti de la droite conservatrice et a supplanté LR.

    Est-ce à dire que cet électorat est passé du traditionalisme à l’extrémisme ?

    C’est un succès de la dédiabolisation programmatique du RN, qui euphémise désormais les aspects les plus dérangeants de son discours. Je ne sais pas si les électeurs se sont radicalisés. Peut-être que le parti gaulliste traditionnel qu’a été le RPR, devenu l’UMP puis LR, a fait une erreur en amorçant un recentrage et un abandon des problématiques liées à cette inquiétude existentielle sur laquelle a su surfer Eric Zemmour. Et dans une moindre mesure Marine Le Pen parce qu’au-delà des différences sociologiques entre leurs deux électorats, au-delà des différences de leurs discours sur la forme, Marine Le Pen répond plus dans le fond à une angoisse du déclassement d’ordre socio-économique, là où Eric Zemmour répond à une angoisse de déclin qui porte plutôt sur le champ des valeurs.

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    À propos de ces régions où l’inconscient catholique reste le plus prégnant, comme la Bretagne ou l’Alsace, il a longtemps été dit qu’elles étaient moins perméables à l’extrême droite. Est ce toujours valable à la lumière des résultats de ce dimanche ?

    C’est le cas de la Bretagne où le RN reste très faible. C’est beaucoup moins le cas dans l’Est de la France où le vote RN est de plus en plus fort d’élection en élection. Certes pas à des niveaux comparables à ce qu’on peut observer dans les Hauts-de-France ou le Sud-Est du pays, toutefois, on peut parler d’un phénomène d’implantation. Mais le champ de force territorial désormais reste celui des périphéries décrites en début d’entretien.

    L’Outre-mer qui a massivement voté Mélenchon au premier tour met largement Le Pen en tête au second. Comment l’interprétez-vous ?

    Cet électorat, et la partie minoritaire qui a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour avant de se rabattre sur Marine Le Pen au second, s’est reporté très certainement par opposition, par réaction épidermique à l’encontre d’Emmanuel Macron. De la même manière, au sein de l’électorat Gilet jaune, autant qu’on puisse l’identifier, c’est la candidate RN qui arrive en tête.

    Mais également, notamment dans les Antilles françaises, ces habitants ne ressentent pas forcément la crainte qui peut être celle des électeurs de métropole vis-à-vis des mesures souveraino-nationalistes du RN. Il y a un fort sentiment d’appartenance à la France qui fait que, bien que les gens y soient majoritairement d’origine africaine, ils ne se sentent pas touchés par ses mesures visant à l’exclusion des étrangers. Ce sentiment national assez fort couplé à la colère sociale très liée au contexte pandémique expliquent les scores élevés que Marine Le Pen y réalise.

    Comment analysez-vous la forte abstention à ce second tour ? A qui a-t-elle profité ?

    Les facteurs structurels de l’abstention sont multiples et bien connus, du niveau d’insertion au niveau d’étude en passant par les différences entre catégories d’âge. Plus conjoncturellement, et c’est dû à la recomposition politique, l’opposition entre trois blocs irréconciliables Macron/Le Pen/Mélenchon alliée à un scrutin uninominal à deux tours qui fait qu’il n’y a que deux candidats présents au second tour. Les électeurs du troisième candidat se retrouvent donc orphelins et sont tentés de ne pas participer. C’était déjà le cas à la présidentielle de 1969, « l’autre » année record en matière d’abstention, lorsque le communiste Jacques Duclos (21,27 pourcents des voix au premier tour) avait appelé ses électeurs à ne pas choisir entre les deux finalistes de droite Alain Poher et Georges Pompidou, « blanc bonnet et bonnet blanc » selon sa formule restée célèbre.

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