Que ce soit sur les plateaux de télévision, dans les discours de la droite ou même dans une partie de ceux de la gauche, l’extrême droite a réussi à imposer ses thématiques, mais aussi son imaginaire. Le philosophe Michel Feher le décrit dans son livre Producteurs et parasites, l’imaginaire si désirable du Rassemblement national (La Découverte). Selon lui, le RN désigne deux catégories de parasites : ceux « d’en haut », les financiers, les spéculateurs et les usuriers, et ceux « d’en bas », les assistés, qui seraient issus de l’immigration. Ce duo accaparerait les richesses produites par les « producteurs ». Ces derniers, qui représentent « le peuple », sont au milieu. Dans cet imaginaire fabriqué de toute pièce, ils seraient « les gars de chez nous », indique Michel Feher, fidèles à leur culture nationale et à « leur terre ». Les partis comme le RN qui exploitent cette vision « producériste » du monde, réussiraient ainsi à sortir des schémas habituels produits soit par les libéraux et la droite, soit par la gauche, explique le philosophe. Il détaille :
« Ce qu’ils disent à leur électorat, c’est : “Si vous nous mettez au pouvoir, on va vous débarrasser de tous les parasites qui ne sont pas comme vous. Tout ira mieux, puisqu’on vivra entre nous. Les choses vont s’améliorer pour vous, et vous n’aurez rien à changer à vos habitudes.” »
Dans votre ouvrage, vous décryptez l’imaginaire opposant « producteurs » et « parasites », construit par le Rassemblement national. Est-ce que ce dernier n’est pas contradictoire avec le programme politique du parti lepéniste, qui est productiviste mais aussi capitaliste ?
Le RN est très flexible là-dessus. Sous Jean-Marie Le Pen, les parasites apportaient le « socialisme rampant » et le totalitarisme. Sous Marine Le Pen, en particulier lors de sa campagne de 2017 quand elle était conseillée par Florian Philippot, le discours est devenu : « On va vous débarrasser des parasites, et ce faisant, on va empêcher cet horrible ultralibéralisme qui provoque des délocalisations, qui donnent des rémunérations absolument indécentes aux actionnaires, etc. » Ils adaptent leurs discours autour de cet imaginaire selon les demandes du moment.
D’une manière générale, l’électorat RN n’a jamais été très friand de réformes néolibérales. Ils ne veulent pas perdre leurs droits sociaux, leur accès aux services publics. Contrairement à son père, Marine Le Pen s’est rendu compte de ça, et elle s’est mise à taper sur l’ultralibéralisme. Mais c’est un basculement sans frais puisque les remèdes sont toujours les mêmes : débarrasser leur électorat des parasites qui sont d’ailleurs tous étrangers ou d’origine étrangère, et les salaires ou profits augmenteront sans que rien ne change. C’est la plus grande supercherie, ou le plus grand paradoxe du Rassemblement national qui est présenté comme un parti anti-système, un parti qui veut renverser la table, alors que c’est tout le contraire.
Cet imaginaire, comment est-ce que le RN le diffuse ?
Il y a quelque chose pour tous les politiciens d’attractif dans cette vision du monde, même indépendamment de son aspect raciste. C’est un problème, et il n’est pas récent. À gauche comme à droite, utiliser cet imaginaire peut être tentant par sa facilité. C’est un piège terrible, aussi bien pour la droite que pour la gauche, parce que lorsqu’on va sur le terrain de l’extrême droite, qu’on utilise son imaginaire, qu’on parle comme elle, on la légitimise. Et on ne leur vole pas le moindre électeur, parce qu’ils sont beaucoup plus habiles dans l’utilisation de cet imaginaire. Déjà, parce qu’ils ont beaucoup moins de scrupules à être racistes, mais en plus parce qu’ils sont les seuls à pouvoir distribuer les mauvais points entre les parasites d’en haut et les parasites d’en bas.
Comment ça ?
Si vous êtes un libéral, vous n’êtes pas très porté à dénoncer les parasites « d’en haut », ce n’est pas dans votre ADN. Et si vous avez la moindre dignité à gauche, vous ne pouvez pas désigner des parasites « d’en bas », même si on pourrait aujourd’hui citer des cadres de gauche qui le font. Mais faire tout ça ne rapporte rien. Non seulement c’est indigne, mais en plus ce n’est pas malin. Ça ne fait que légitimer la vision du monde dont profite le Rassemblement national, sans leur voler le moindre électeur.
C’est le terrible dilemme auquel sont soumises les autres forces politiques. Des « fâchés pas fachos », malheureusement, il n’y en a pas. Il ne faut jamais aller sur ce terrain-là. Dès lors qu’il y a un début de légitimation de la racialisation des parasites, de la division de la société en producteurs contre parasites, cela fait monter l’extrême droite. Elle n’est pas encore majoritaire, on l’a vu aux dernières législatives, mais son électorat représente quand même une forte et largement incompressible minorité.
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Dans votre ouvrage, vous écrivez qu’on « ne naît pas lepéniste, mais on le devient ». Et aussi que, malgré de nombreuses études prouvant que le RN recueille un vote d’adhésion, la gauche continue à parler d’un vote « par dépit ». Est-ce qu’elle se trompe en refusant d’admettre qu’une bonne partie de la population est devenue lepéniste ?
La gauche, désormais, est seule à faire obstacle au fascisme, et par conséquent, elle doit retrouver cette inspiration qu’elle a eue pendant une semaine et qui, à mon avis, a joué un rôle essentiel dans la demi-victoire ou la non-défaite des législatives : se présenter comme antifasciste.
Il y a eu quelques jours où soudain, tous les experts qui venaient d’habitude pour expliquer que le vote RN était un vote protestataire, celui d’une grande colère, se sont mis à dire qu’en fait, c’était un vote d’adhésion ! Évidemment, cela a créé un immense vertige, où on a trouvé la gauche sympathique pendant une semaine entre le premier et le deuxième tour, précisément parce qu’elle s’est sortie de la culpabilité dans laquelle elle était enfermée.
La gauche a passé des années à se dire que les électeurs de Marine Le Pen étaient le peuple, et qu’on ne pouvait pas insulter le peuple. Elle a choisi de tout mettre sur les médias Bolloré, ou bien sur sa propre trahison des classes populaires, et de ne surtout pas parler des électeurs RN. Mais tout à coup, se contenter de cela n’était plus possible : manifestement, il y avait dix millions de gens qui brûlaient d’envoyer Jordan Bardella à Matignon. Donc il fallait y faire face. C’est pour ça que la gauche s’est réveillée antifasciste pendant une semaine.
Pour vous, ça n’a duré qu’une semaine ?
Oui, c’est retombé très vite. On a recommencé à parler de vote protestataire, de vote par dépit… Ou alors le plus absurde, le plus ridicule de tous : d’un vote RN de désespoir après avoir « tout essayé ». Mais les électeurs d’extrême droite sont très clairs dans les sondages sortis des urnes sur leurs motivations. La gauche creuse sa tombe à le nier, à continuer dans cette culpabilité. Une culpabilisation bien enclenchée par les faiseurs d’opinion qui serinent depuis des années que « l’électorat du Front national, c’est l’électorat populaire ».
Forcément, quand on est de gauche, on ne va pas taper sur l’électorat populaire et donc on est bloqués et on ne parvient pas à réagir. On se dit que ce qu’il faut faire, c’est montrer toujours plus d’empathie, toujours plus de compréhension, que si on insiste bien, ils comprendront que leur colère est mal dirigée, que le véritable ennemi c’est le banquier et pas l’immigré, que c’est la finance et non pas les musulmans… Ça ne marche pas. Il faut admettre qu’un bon tiers de l’électorat est fasciste, ou pré-fasciste.
De la même manière qu’on ne naît pas lepéniste, mais qu’on le devient, on ne l’est pas forcément pour toujours. Mais pour les faire cesser de l’être, ce n’est pas en leur montrant une empathie et une compréhension sans bornes que les choses vont bouger. Il ne faut pas les convertir pour les battre, il faut les battre d’abord pour les convertir. Ils cesseront d’être fascistes une fois défaits, pas avant.
Illustration de Une de Yann Castanier. Photo de la soirée électorale du Rassemblement national pour les Européennes 2019.
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