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    28/06/2024

    L’analyse des dynamiques de votes entre les électeurs LR et RN

    « Il n'y a pas beaucoup de nouveaux électeurs RN : il y a juste beaucoup d’électeurs RN »

    Par Daphné Deschamps

    La droite extrême et l’extrême droite sont-elles en train de fusionner ? Quel effet aura le ralliement d’Éric Ciotti et d’une partie des LR sur l’électorat RN ? Entretien croisé entre le sociologue Félicien Faury et le politiste Émilien Houard-Vial.

    La scission au sein des Républicains (LR), avec le départ d’Éric Ciotti et une partie de ses troupes vers une alliance avec le Rassemblement national (RN) aux élections législatives, a fait grand bruit dans la première semaine de campagne. Outre les plateaux, les situations absurdes et les directs devant la porte du siège des LR, l’épisode a surtout marqué le franchissement pour une partie de la droite extrême du peu de « cordon sanitaire » qui la séparait encore de l’extrême droite. Mais une question se pose : Quel sera l’effet sur le vote RN et sa normalisation ?

    Pour y répondre, StreetPress a convié ensemble Félicien Faury, sociologue et auteur de Des électeurs ordinaires (Seuil) – un ouvrage consacré à son travail de recherche sur l’électorat RN dans le sud-est de la France – et Émilien Houard-Vial, chercheur en science politique, qui travaille sur la production et la diffusion des idéologies au sein de la droite française.

    Vous travaillez sur deux partis séparés mais qui ont opéré une semi-fusion récemment. Cette fusion va-t-elle s’opérer aussi au sein des électeurs de ces partis ?

    Émilien Houard-Vial : Il y a, en France, un socle constant, situé à environ sept à huit pourcent, de gens qui s’identifient comme LR. Mais une partie de ces gens-là vote à l’extrême droite de manière stable. C’est pour ça qu’on voit un genre de transfert de vote de LR vers le RN : ce sont des gens qui continuent de se dire LR et qui malgré tout, ont une habitude de vote très ancrée à droite. Je ne sais pas à quel point il y a encore matière à fusionner. Quand on regarde les souhaits d’accords, on voit que c’est très variable : il y a une petite moitié, voire moins, qui souhaite la paix entre le RN et LR, mais il y en a encore plus qui souhaite la paix entre LR et les macronistes. C’est difficile d’évaluer ce qui va se jouer dans les face-à-face entre un LR et un ciottiste.

    Félicien Faury : Côté RN, sur le temps long, il y a beaucoup d’électeurs du RN qui viennent de la droite, ou en tout cas qui appartiennent à cette famille politique de la droite. La sociologue Nonna Mayer avait parlé des « sarko-lepénistes » au début des années 2000 par exemple. On a beaucoup de profils de personnes qui se situent « sur la droite-droite » selon leurs termes. c’est-à-dire au sein de l’extrême droite et de la droite radicale, et qui souvent sont des personnes qui peuvent voter au premier tour pour le Front national-RN, et ensuite voter au second tour pour la droite. Sauf que dans le contexte actuel, avec les mutations politiques récentes, ces mêmes personnes peuvent privilégier un « vote utile » pour le RN, qui est une donnée nouvelle pour ce parti. Actuellement, si on regarde les européennes, l’électorat du RN ressemble assez fortement à l’électorat sarkozyste de 2012 en termes de configuration, de motivations et aussi de structure sociale. On a à la fois un électorat populaire plutôt porté vers la droite, ainsi qu’une alliance électorale avec des classes plus aisées qui ont des préoccupations de droite.

    Émilien Houard-Vial : En fait, le sarkozysme et la droite traditionnelle avaient une certaine capacité a une forme d’inter-classisme, c’est-à-dire qu’il y avait malgré tout des ouvriers qui votaient Sarkozy, 26 pourcent en 2007 par exemple. Aujourd’hui, c’est un pourcent pour Pécresse, et si on rajoute Macron, ça ne fait pas plus de dix pourcent. Le pôle « centre-droite » est très orienté socialement vers les classes les plus aisées. Le RN est très structuré vers les classes populaires, mais à de tels niveaux de vote, on atteint forcément des couches qui ne sont pas mono-classe.

    Est-ce qu’on peut définir aujourd’hui un électeur type RN, un électeur type LR ?

    Félicien Faury : Côté RN, c’est très compliqué, on ne peut pas faire de portrait-robot de l’électeur-type. Ce qu’on constate à partir des élections européennes, c’est que l’électorat du RN grossit, s’étend, mais sans pour autant changer de structure sociale. Même s’il commence à percer chez les classes supérieures, il augmente encore davantage chez les ouvriers, les employés, les professions intermédiaires. Donc il commence à attirer à lui de nouveaux segments de l’électorat, mais sans pour autant perdre sa base plutôt populaire.

    Émilien Houard-Vial : Pour LR, ce sont des électeurs plutôt aisés, qui sont diplômés, la moitié sont retraités, ils sont catholiques pratiquants… Ceux qui restent ont résisté au RN plus par une socialisation où on favorise des partis « respectables » que par vision antifasciste ou « républicaine ». Le RN ne fait pas bon genre, et continue à faire un peu peur à ces retraités qui ont le souvenir de Jean-Marie Le Pen. Ce qui n’empêche pas qu’ils ont des opinions sur l’immigration assez semblables aux électeurs RN, mais ils gardent ces réticences par la socialisation à voter pour la droite extrême.

    Mais il y a aussi tout un tas de gens de droite qui votaient Union pour un mouvement populaire (UMP) avant, qui sont partis au centre, et qui ont peut-être des profils un peu plus aisés que ce qu’on peut trouver dans le pur électorat RN. Chez les artisans, on a vu une forme de radicalisation de cet électorat-là, qui avait plutôt aimé Emmanuel Macron en 2017 et qui s’est beaucoup tourné vers Éric Zemmour ou Marine Le Pen en 2022, par des mécanismes que Nonna Mayer expliquait déjà dans les années 80, à savoir le rejet de l’État, des taxes, des normes, de la contrainte… Un vote un peu antisystème.

    Comment classifier LR politiquement aujourd’hui ? Peut-on parler de scission entre droite extrême et extrême droite ?

    Émilien Houard-Vial : Je pense que le problème qui s’est posé à LR, c’est qu’il n’y a pas eu de vraie scission. Ciotti était parmi les plus droitiers et les plus radicaux du parti, mais il était sur une idée sensiblement la même que celle de Wauquiez, qui lui est resté. Il reste des composantes très radicales chez LR. Ce choix des alliances s’est fait davantage sur des questions d’intérêt personnel et de vision à moyen terme plutôt que sur des questions idéologiques. Le discours véhiculé par LR se situe dans un courant de droite radicale, au sens premier du terme : ce sont des gens qui revendiquent de revenir aux racines de la droite, avec une forme de pureté droitière sans compromission, là où l’extrême droite peut être tentée de brouiller un peu les lignes parfois. C’est aussi ce que fait Éric Zemmour mais lui est même plutôt fascisant.

    Félicien Faury : On classe le RN à l’extrême droite notamment parce que la préférence nationale continue d’être au cœur de son programme, depuis très longtemps et de façon centrale, comme colonne vertébrale programmatique. C’est ce qui continue de distinguer ce parti des partis de droite classique qui, pour l’instant, n’ont pas encore franchi ce pas.

    Quand on regarde les sociologies du vote LR et RN, ce qui peut distinguer ces deux électorats est avant tout des différences d’intérêts de classe. On a un électorat qui reste encore majoritairement populaire côté RN, et beaucoup plus bourgeois côté LR. Sur ces différences de classe sociale, il peut y avoir des incompatibilités. Par contre, sur les questions d’immigration et de sécurité, il y a tout un ensemble d’enquêtes qui attestent d’un fort continuum entre ces deux électorats. Si fusion il y a, ce sera sur ces questions migratoires et sécuritaires, et non sur des questions davantage socio-économiques.

    Est-ce que la gauche et la droite macroniste peuvent récupérer cet électorat qui a basculé à l’extrême droite d’ici aux législatives ?

    Félicien Faury : Toute la gauche a très conscience de ça : en termes stratégiques de court terme, ce qu’il faut faire, c’est mobiliser les abstentionnistes de gauche dans les circonscriptions potentiellement gagnables par la gauche. Après, sur le moyen et long terme, il y a un travail que la gauche doit faire en direction des classes populaires blanches. La gauche pourra difficilement faire sans. Mais évidemment, là on se trouve sur des enjeux de moyen-long terme, et non sur des questions de pure mobilisation. Et ce n’est pas juste un travail de conviction, c’est un travail d’action sur les structures sociales, les conditions sociales des gens. Sur ces élections, on va avoir sans doute un nombre important de triangulaires, et on peut faire l’hypothèse que tout un ensemble d’électeurs de droite et de centre droit vont avoir une responsabilité historique : choisir entre le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire. La gauche aura moins la main là-dessus.

    Les électeurs de droite vont-ils faire un barrage républicain ?

    Émilien Houard-Vial : Je pense qu’il y a deux points importants : d’abord l’hiatus que Félicien a souligné sur le court terme et la campagne. Et puis il y a l’ancrage de très long terme. On imagine bien que les préjugés racistes ou islamophobes de certains ne vont pas partir comme ça en un coup, et qu’ils sont construits dans des histoires de vie extrêmement longues, compliquées à changer. Le RN fait entre 14 et 15 pourcent depuis les années 90. Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de nouveaux électeurs RN : il y a juste beaucoup d’électeurs RN. C’est un électorat qui a été construit petit à petit sur les 40 dernières années, alors que les autres électorats se sont effondrés. Et c’est un électorat qui s’est mobilisé aux européennes, ce qui n’est pas forcément le cas des autres électorats. Il n’y a pas 50 pourcent d’électeurs RN en plus qui sont apparus entre la présidentielle et les européennes.

    On en parle aussi comme si on pouvait, en leur parlant deux fois sur un marché, les retourner complètement. C’est sans doute possible pour des gens peu politisés, ou des gens un peu hésitants. Mais les électeurs RN sont plutôt sûrs de leur choix, donc durs à faire bouger. Sur le barrage, c’est compliqué. Si c’est un candidat du Parti socialiste (PS) ou d’Europe écologie les verts (EELV) en face du candidat RN, ils le feront plus que si c’est un candidat de la France insoumise (LFI). Mais c’est logique, d’une part car LFI et la droite sont opposées sur l’axe politique, mais aussi et surtout car on explique depuis des semaines que LFI va apporter le bordel, l’antisémitisme, etc… Le choix principal se fera entre carrément voter RN pour faire barrage à LFI, ou se contenter de s’abstenir. Les discours politiques qui sont tenus aujourd’hui par Ciotti mais aussi par certains LR inciteraient plutôt les électeurs à faire barrage à la gauche.

    Les électeurs LR sont plus catholiques que la moyenne, ce qui n’est pas forcément le cas des électeurs RN. Vous avez constaté Félicien Faury que la religion arrive avec vos enquêtés quand on parlait d’une autre que la leur. Est-ce que cela rentre en jeu dans la campagne, et dans la manière dont les gens se construisent politiquement ?

    Félicien Faury : Quand on regarde l’électorat du RN à travers le prisme religieux, on observe qu’il s’agit soit de personnes qui sont sans religion, soit de personnes qui sont catholiques, mais non pratiquants. Ils ont une culture catholique, chrétienne, mais qui n’entre pas en premier lieu dans leur identité sociale. Cependant, le référentiel religieux peut émerger, mais avant tout de manière négative, par différence et aversion à l’égard de l’islam. On va commencer à se revendiquer d’une culture chrétienne pour des raisons plus culturelles que cultuelles, et par hostilité envers les musulmans, et plus largement les minorités ethno-raciales.

    Émilien Houard-Vial : Les catholiques pratiquants étaient plutôt préservés du vote d’extrême droite. Ces gens votaient plutôt pour la droite traditionnelle. Ça a commencé à changer notamment par le biais de Zemmour, qui a beaucoup instrumentalisé ces questions-là, avec un discours sur une situation de mise en minorité de plus en plus forte.

    Félicien Faury : Sur la question de l’antisémitisme, la bascule de personnalités comme Serge Klarsfeld a activé une tendance de long terme dans la stratégie du RN, débutée avec l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête. À l’époque, beaucoup de dirigeants du FN estiment que leur stratégie de « dédiabolisation » passera notamment par la mise à distance de l’accusation d’antisémitisme. Comme Louis Aliot, par exemple, qui a diagnostiqué que le problème du RN, ce n’est pas l’islamophobie ou la xénophobie, c’est l’accusation d’antisémitisme. Il y a eu tout un travail de communication, de « purge », toujours partielle, au sein du parti, pour effacer de tout ce qui pourrait rapprocher le FN-RN de l’antisémitisme. Le climax de ce processus, c’est la marche contre l’antisémitisme cet automne. On assiste à un basculement dans les identifications politiques avec une accusation d’antisémitisme qui concerne désormais avant tout LFI beaucoup plus que le RN. Rappelons ici que, d’après les enquêtes de la CNCDH, les stéréotypes antisémites sont bien plus présents au sein de l’électorat d’extrême droite qu’au sein de l’électorat de gauche…

    Est-ce que c’est possible de faire redescendre le vote d’extrême droite et de droite extrême ?

    Félicien Faury : Rien n’est irréversible. Sur le court terme, je pense qu’on a au fond très peu de visibilité sur ce qui peut se passer et sur les résultats plausibles de cette nouvelle Assemblée nationale. Les désistements potentiels en cas de triangulaire sont une donnée très importante. J’ai tendance à être très prudent sur les prédictions, même s’il semble se dessiner à nouveau une tripartition avec un bloc central très fortement affaibli.

    Émilien Houard-Vial : Par ailleurs, l’effet vicieux de ce mode de scrutin permet des effets de cliquet : sur certaines circonscriptions, ça se passe à quelques voix près, et ça fait un député RN en plus pour pas grand-chose. L’avenir dépendra beaucoup de si le RN a le gouvernement ou pas : on sait que quand l’extrême droite est au gouvernement, elle a tendance à transformer les administrations, les institutions culturelles, à mettre en place des lois qui ont des conséquences sur les façons de penser des électeurs… C’est ce qui s’est passé en Hongrie et en Pologne. Mais il n’y a rien d’inéluctable dans cette percée du RN, il y a des moments où il a plafonné, puis il a reculé, même si c’était un peu plus accidentel… Ce qui est sûr c’est qu’il y a quelque chose de tout à fait illusoire à penser qu’on ferait, avec des bonnes mesures, une bonne politique sociale, puis un petit programme de tolérance envers tout le monde, disparaître d’un coup le RN. Quand on a un parti qui est depuis une vingtaine d’années à plus 15 pourcent, et qui risque d’avoir 200 députés, je doute que, dans trois ans, il repasse sous les 20 pourcent. Il y a une installation de cette force politique dans le paysage politique, mais ça ne veut pas dire que sa poussée est inéluctable.

    À VOIR AUSSI : L’extrême droite au pouvoir, ça donne quoi ? Réponse en Italie, en Hongrie et en Pologne

    Les manières de la faire reculer sont dans les mains des politiques et de ce qu’ils veulent bien comprendre de la situation, et de comment parler à des électeurs RN. Est-ce que tout le monde a compris ? Je ne suis pas tout à fait sûr de ça. Les médias, les politiques, les intellectuels, et d’autres citoyens, y compris sur le terrain, ont des rôles à jouer dans l’évolution des opinions politiques et des votes. Donc il n’y a pas de raison de penser qu’il n’y a plus qu’à abandonner.

    Illustration de Une de Nayely Rémusat.

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