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    19/05/2025

    « Être coincée entre Bardella, de Villiers et Mabrouk, très peu pour moi »

    « C’est vers eux que va tout le budget » : chez Fayard, l’extrême droite a gagné entre les lignes

    Par Daphné Deschamps , Caroline Varon

    Bardella, Ciotti ou une figure identitaire d’un côté. Les égéries de CNews de l’autre. Depuis un an et la reprise de Fayard par Vincent Bolloré, la maison d’édition s’oriente irrémédiablement vers l’extrême droite, malgré ce qu’en dit la com’.

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    Début juin 2024, dans les bureaux parisiens Fayard, après des mois de non-dits et d’incertitudes, l’annonce tombe enfin. Lise Boëll, éditrice favorite d’Éric Zemmour et de Philippe de Villiers, prend la tête de la prestigieuse maison d’édition, acquise par le milliardaire Vincent Bolloré depuis des mois. La fin d’un feuilleton interne pour les salariés, dont certains avaient déjà anticipé la conclusion avec la mise en retrait progressive d’Isabelle Saporta, comme l’avait raconté Le Monde. Salariés et plumes claquent la porte avec bruit et fracas dès le mois de juin. Les démissionnaires craignent à la fois le management brutal pratiqué par l’éditrice chez Plon mais surtout une extrême droitisation de la ligne édito. Si l’économiste Thomas Porcher reste chez Hachette mais déménage chez Stock, des profils comme le politologue et chercheur François Gemenne ou la militante écolo Lumir Lapray quittent Fayard.

    « Dès que j’ai appris son arrivée, j’ai voulu partir. Hors de question d’être éditée par une facho », débute cette dernière. Son premier livre, consacré aux rouages du vote Rassemblement national (RN) à la campagne, devait paraître à la rentrée 2024 chez Fayard. « J’ai signé avec Isabelle Saporta en février 2023 », se souvient Lumir Lapray. « Je savais que Bolloré était en train de mettre la main sur Hachette. Je lui ai clairement dit que j’étais de gauche et qu’il était hors de question que je le cache. Elle m’a assuré qu’elle avait une indépendance et une liberté totale. » Après l’arrivée de Boëll, l’activiste veut immédiatement annuler la sortie de son livre et récupérer ses droits :

    « Être coincée entre Bardella, de Villiers et Mabrouk au Salon du Livre, très peu pour moi. Surtout que depuis son arrivée, c’est un festival… »

    Dans ses cartons, Lise Boëll a amené le manuscrit de Jordan Bardella, qui lorgnait depuis longtemps sur la maison d’édition, et quelques autres noms plutôt marqués, qui font leur apparition progressivement dans les calendriers de publication de Fayard. En plus de l’animatrice d’Europe 1 et CNews Sonia Mabrouk, il y a la publication d’Eric Ciotti sur son ralliement au RN. Mais aussi la très réac’ rédactrice en chef du site d’extrême droite Boulevard Voltaire, Gabrielle Cluzel, également chroniqueuse sur la chaîne bolloréenne avec Christine Kelly. On y trouve encore Alain de Benoist, maître à penser de la « Nouvelle droite », un courant de la droite radicale qui a posé les bases des rhétoriques identitaires. Ou la propagandiste du Kremlin Xenia Fedorova, qui a fortement bénéficié du réseau des médias Bolloré pour sa promo.

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    « Le discours officiel, c’est que les projets sont traités de la même manière, et que Fayard serait ravi de publier des auteurs de gauche s’ils ne boycottaient pas », explique Martine (1), une ancienne salarié de Fayard. Officieusement, c’est autre chose. Celle qui a choisi de demander une rupture conventionnelle après l’éjection d’Isabelle Saporta n’est « pas naïve » et pointe la véritable question, « celle des moyens alloués » :

    « Le budget pub pour des livres comme celui de Jordan Bardella ou la mobilisation des médias Bolloré pour d’autres ne trompe pas. Ce n’est pas qu’il y a plus de livres fachos, c’est que c’est vers eux que va tout le budget. »

    Et les auteurs sont orientés vers le circuit préférentiel des médias du patron, le « tiercé gagnant, Canal+, Journal du Dimanche, Europe 1… Et Paris Match avant ». Le tout dirigé par un directeur de la communication, Yenad Mlaraha, ancien chroniqueur chez Hanouna et arrivé en même temps que Lise Boëll.

    La liberté d’expression, ligne édito attrape-tout

    « Maintenant Fayard représente toutes les chapelles de l’extrême droite. Que ce soit les identitaires, les cathos intégristes, les anti-wokistes, les complotistes, les pro-Kremlin… », résume Antoine (1), travailleur du livre qui a aussi quitté le navire. Une convergence d’autant plus facilitée par leur nouvelle ligne, selon Martine :

    « Le discours, ce n’est pas : “On doit sauver la race blanche” ou un truc du genre. C’est la “liberté d’expression”. »

    Pour autant, Fayard ne cherche pas ouvertement à se débarrasser des titres ou des auteurs plus « à gauche » que la maison avait déjà signés. La militante écolo Lumir Lapray a dû batailler pour récupérer ses droits, et a dû rembourser la moitié de l’avance qu’elle avait reçue, « après de longues négociations ». « Ils jouent aux naïfs avec les auteurs », pose Martine.

    La temporalité de l’édition commence toutefois à redessiner le catalogue de Fayard, notamment du côté non-fiction. Le temps de production des ouvrages, d’environ six mois, a permis à la majorité des projets prévus avant l’arrivée de Lise Boëll de se publier, et laisse maintenant place aux livres chapeautés par la nouvelle patronne, sur lesquels il y a peu de transparence, même en interne. « Il n’y a jamais eu de comité éditorial à Fayard, comme dans beaucoup de maisons d’édition d’ailleurs. La majorité des projets n’ont à ma connaissance jamais été soumis à l’ensemble du service éditorial », se souvient Martine. « Les titres sont ajoutés au calendrier à peu près quatre mois avant parution, certains sont anonymisés. » En plus des noms connus de l’extrême droite comme Alain de Benoist, ou le cardinal ultra-conservateur Robert Sarah, des titres « incongrus » font aussi leur apparition. « Le manuel d’une médium pour communiquer avec l’au-delà, c’était plus que surprenant, mais ça correspond à leur discours continu sur la “liberté d’expression” », analyse Antoine :

    « C’est vraiment ce qui les obsède. »

    Pas de résistance

    « Il n’y a pas eu beaucoup de résistances internes quand Boëll est arrivée, tout le monde connaissait sa réputation à Plon, il n’y a pas eu de remparts », se souvient Martine. « Les gens sont partis, ils n’avaient même pas envie d’essayer de résister. Les quelques recrutements en édito ne sont pas forcément venus pour ça, mais ils savent très bien qui est leur patronne. » Lise Boëll n’est pas débarquée avec une équipe massive de fidèles. Elle est arrivée seulement accompagnée de sa numéro deux, la directrice éditoriale Estelle Cerruti, une assistante éditoriale, un assistant de direction et Yenad Mlaraha à la com’. « C’était largement assez pour prendre la main sur la maison », soupire Antoine. Il conclut :

    « Il n’y a plus beaucoup d’opposition chez ceux qui sont restés. »

    Il n’y a pas plus de communication côté Fayard. StreetPress a tenté de joindre Lise Boëll et Yenad Mlaraha, sans succès. Une éditrice actuelle avait un temps accepté de nous rencontrer, se disant ravie de pouvoir faire « entendre [leur] conception du métier avec une ligne éditoriale comme celle-ci et [leur] conception de la liberté d’expression » – la fameuse –, avant de se rétracter, le sujet étant désormais géré « pas à [son] échelon ». Et de préciser qu’il n’était pas la peine de relancer ses supérieurs hiérarchiques pour obtenir un entretien.

    (1) Les prénoms ont été modifiés

    Illustration de Une de Caroline Varon.

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