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Ses liens avec François Thierry
Admis à l’école des commissaires en 1998, Dimitri Zoulas intègre la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et l’office anti-terroriste, appelé service interministériel d’assistance technique (SIAT). Deux ans plus tard, il devient chef de section. En 2005, il est nommé attaché de sécurité intérieure à Athènes, en Grèce. Un rôle qui lui permet de renouer avec son pays d’origine, où il possède une maison avec une oliveraie. Un de ses officiers évoque cette propriété comme sa « tanière y pour faire le tri entre les fous et les traîtres ». Manière élégante d’évoquer la jungle des services, où Dimitri Zoulas a longtemps navigué. Deux décennies au sein de la police n’ont d’ailleurs pas totalement gommé son léger accent grec.
Rapidement, il retourne à Nanterre pour participer à la création en 2009 du service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco). Il prend la tête de ce service, où il chapeaute l’analyse de la grande criminalité française, tout en participant à des actions de renseignement avec le SIAT, l’office en charge des missions d’infiltrations et de gestion des indics. C’est là qu’il va commencer à côtoyer et travailler avec le très controversé François Thierry.
Mis en cause dans plusieurs affaires de stups, l’ancien patron de l’Ocrtis (Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants) est tombé en 2015 pour ses liens avec Sofiane Hambli, dit « La Chimère », un des plus importants grossistes de la filière française. Le scandale a fait les gros titres de la presse française : fin 2009, Hambli est « retourné » par François Thierry et devient un indic, un « tonton » comme on les appelle dans la police. Le narcotrafiquant, qui a ses entrées au « 106 », devient la pièce maîtresse d’une des affaires les plus sombres de l’histoire de la DCPJ.
L’opération Myrmidon
La manœuvre est pour le moins audacieuse. Les hommes de François Thierry marquent et accompagnent des cargaisons de plusieurs tonnes de haschich de l’Espagne vers la France, garantissant à leur indic qu’elles arrivent à bon port. Les services justifient cela comme un mal nécessaire. L’opération doit leur permettre de faire tomber les têtes de réseau. Une infiltration « par le haut » baptisée Myrmidon, en référence aux puissants soldats de la mythologie grecque.
Un bureau tapissé d’éléments d’enquête sert de showroom pour les huiles de passage. L’opération est présentée à toutes les strates de la magistrature et de l’exécutif qui la valident. Seulement voilà, entre le plan officiellement présenté et sa mise en place réelle, il y a un fossé. Rétrocommissions présumées en cash, détournement de stupéfiants… Les stups deviennent finalement un allié précieux de Sofiane Hambli, qui continue de mener son petit business sans être inquiété, tout en éliminant des concurrents, jusqu’à la fin de 2015. Les douanes saisissent plusieurs tonnes de cannabis boulevard Exelmans, dans le 16ème arrondissement de Paris, sous les fenêtres de Sofiane Hambli, provoquant sa chute et celle de l’Octris. Au plus haut sommet de l’État, on jure tourner la page.
Le maître des échecs
Pourtant Dimitri Zoulas, nouvellement nommé à la tête des stups français, était impliqué dans cette affaire. Pendant au moins trois ans – avant son retour en Grèce en 2012 -, il sera le pont entre le « 106 » dirigé par François Thierry et les groupes sur le terrain. Il chapeaute notamment « les 2 Franck », deux agents qui furent les chevilles ouvrières de Myrmidon.
Franck D. d’abord. En poste à Rabat, c’est lui qui aurait été l’un des premiers à activer le trafiquant Sofiane Hambli pour le compte de François Thierry. Franck Q. ensuite, qui lui s’occupe de la logistique ou, en d’autres termes : réceptionner la came puis la remonter jusque dans l’Hexagone, pour ensuite essaimer la cargaison dans les différentes directions régionales de police judiciaire (DRPJ). Dimitri Zoulas a également traité avec Stéphane Lapeyre, ancien numéro trois de l’Ocrtis, chargé des groupes opérationnels et de la supervision des saisies, qui sera condamné fin 2023 pour « complicité de trafic de stupéfiants » dans une affaire liée au trafic de cocaïne.
Placé très tôt dans la confidence, Dimitri Zoulas, va dès lors connaître tout ou presque de l’opération en cours. Confidentiel, le plan va être monté par une petite cellule de fonctionnaires dont il est très proche. Interrogés sur cette affaire, plusieurs policiers blasés évoquent « des magouilles propres à ce petit groupe », à la limite du « boys club » pour certains. L’un d’eux résume :
« C’était les affaires de chefs machos. »
Clin d’œil ou signe de reconnaissance, les fonctionnaires qui bossent sur l’opération affichent dans leur bureau une statuette de Myrmidon, raconte un témoin à StreetPress. Des petits soldats grecs tirés d’un jeu d’échec et ramenés par Dimitri Zoulas d’un de ses séjours en Grèce, sur demande de Bernard Petit, alors patron de la SDLCODF – l’état major chapeautant la lutte contre les trafics et le grand banditisme -, le penseur de l’opération.
Tout s’effondre en 2015, avec la saisie des sept tonnes de cannabis par les douanes du boulevard Exelmans. L’opération Myrmidon est brutalement interrompue. François Thierry est mis sur la touche. Mais Dimitri Zoulas, lui, passe miraculeusement entre les mailles du filet : il a, avant la chute, changé de poste et été nommé attaché de sécurité intérieur en Grèce.
Un loup dans la bergerie
« C’est un homme qui sait quand se taire », glisse un haut fonctionnaire. Ni mis en cause, ni innocenté dans une affaire à laquelle il a clairement participé, il conserve une forme d’immunité silencieuse. Il avance sans éclat, toujours à la lisière. Après Myrmidon, il montera même les échelons, là où toutes les têtes de l’opération seront, au pire mises au placard, au mieux poursuivies par la justice – même si dix ans après, beaucoup de délibérés définitifs n’ont pas encore été rendus. Après la Grèce, Dimitri Zoulas fait un rapide passage à Beauvau, puis à la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), avant de passer quelques années à nouveau comme attaché de sécurité intérieur régional, dans les Balkans cette fois.
A l’heure où la guerre contre le narcotrafic est décrite comme un combat prenant le pas sur le terrorisme, que dit cette nomination ? Si elle a surpris jusque dans les rangs du ministère, elle continue néanmoins de diviser hauts fonctionnaires et policiers. Certains y voient une tentative de reprise en main par un homme du sérail, capable de maintenir l’ordre sans faire de vagues. D’autres redoutent la perpétuation d’une culture du secret, où le démantèlement des réseaux prime sur la loi, où la fin justifie les moyens. Dimitri Zoulas hérite d’un outil fragilisé, dans un moment où les fonctionnaires des stups, de l’office central aux directions régionales, sont régulièrement mis en cause dans des affaires de trafic ou de corruption. Dès lors, comment justifier qu’un homme au passé si trouble, lié à une affaire ayant entachée durablement un office, puisse en être nommé dix ans plus tard à sa tête ?
Contactés, Dimitri Zoulas, Francois Thierry (par l’intermédiaire de son avocate) et le ministère de l’Intérieur n’ont pas répondu à nos sollicitations.
Illustration de Une de Caroline Varon.