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    19/03/2025

    Sexting 2.0, job étudiants et délocalisation

    Profession « chatteurs » : qui sont les petites mains derrière les influenceuses érotiques d’OnlyFans ?

    Par Romane Lizée , Caroline Varon

    Derrière les plateformes comme OnlyFans ou Mym, de plus en plus de petites mains « chattent » à la place des créatrices de contenus porno-érotiques. Un job qui séduit aussi à Madagascar ou au Bénin, malgré la précarité.

    « Tu fais quoi ce soir ? » « Rien et toi, ma belle et ravissante Solène (1) ? » « Je suis toute à toi, toute seule dans mon bureau et pas très habillée comme tu peux le voir… » Marine (1) clique sur « Envoyer » : une photo de Solène apparaît, en culotte et t-shirt légèrement relevé. Marine travaille comme « chatteuse » pour Solène, créatrice de contenu érotique sur le site OnlyFans. Entre 22 heures et minuit, la jeune femme va « sexter » avec l’un des fans de l’influenceuse. À coup de 10 ou 15 euros la photo ou la vidéo, l’abonné va dépenser ce soir-là 130 euros pour accéder à des images sexy exclusives de Solène, avec qui il croit échanger. « Faut pas se faire cramer : il doit penser que c’est du live », rappelle Marine :

    « Tu ne peux pas balancer deux fois la même photo ou chatter en même temps que la créatrice fait un live sur les réseaux sociaux. »

    Pour arrondir les fins de mois, des jeunes se lancent comme Marine dans le chatting, sorte de téléphone rose 2.0 qui surfe sur le boom des plateformes comme OnlyFans ou Mym (acronyme de « Me, you, more »). La première, américaine, a généré six milliards d’euros. de paiements bruts en 2023, trois fois plus qu’en 2020; la seconde, française, comptabilisait 14 millions d’utilisateurs fin 2023. Sur ces sites, les influenceuses font payer un abonnement d’une dizaine d’euros à chaque fan pour leur offrir un accès privilégié à leurs contenus. Mais le plus gros de leurs revenus provient du sexting, et notamment des « Pay Per View » (PPV) – la vente à la demande et en privé de photos et de vidéos de charme. Solène, qui s’est lancée comme modèle en 2021 à l’âge de 21 ans, a vu ses comptes exploser. Elle gagne aujourd’hui près de 8.000 euros bruts par mois :

    « Je reçois 100 messages par jour, à n’importe quelle heure. Sous-traiter est indispensable. »

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    Certains soirs, les chatteuses et chatteurs échangent en ligne avec plusieurs dizaines d'abonnés. / Crédits : Caroline Varon

    Job étudiant

    Il y a six mois, Solène a recruté son amie Marine, qui fait ça en parallèle de son master en informatique. « Elle m’a dit que, ado, elle écrivait des fictions +18 ans sur des forums. Je me suis dis qu’elle était faite pour le job ! », s’amuse Solène. Marine se connecte sur la plateforme trois soirs par semaine depuis chez elle. Pour chaque PPV, elle perçoit une commission de 50 % après prélèvement de la plateforme (environ 20 %). Au total, la chatteuse tourne autour de 400 euros par mois. « À part quelques dicks pics non consenties, ça se passe plutôt bien », explique-t-elle :

    « Pour moi, c’est un job comme un autre. »

    Sarah (1), chatteuse depuis un an pour une créatrice de contenus suivie par 400.000 personnes sur les réseaux sociaux, rappelle qu’il faut garder « une bonne distance avec les fans », quand certains s’emballent ou manifestent l’envie de se rencontrer IRL :

    « On leur répète qu’on est là pour passer un bon moment, pas plus. »

    « C’est un travail de l’ombre un peu particulier : il y a un côté dédoublement de la personnalité, tu dois répondre au nom de quelqu’un d’autre », nuance Maxime (1), 28 ans, qui a bossé un an pour une influenceuse et touchait entre 750 et 1.300 euros par mois. « Une fois, j’ai dû sexter avec un mec qui était dans mon lycée, mais je ne pouvais pas lui dire que c’était moi ! »

    Cette manne financière n’a pas échappé aux jeunes loups d’Internet en quête d’argent facile. Comme les crypto-monnaies, le drop shipping ou les NFT avant lui, le sexting est devenu le nouveau business qui nourrit les fantasmes de richesse les plus extravagants. Abreuvés de tutos YouTube, certains s’improvisent chatteurs et se forment dans des néo-agences « OFM » – pour OnlyFans Management – destinées à accompagner des créatrices dans leur carrière. Chaque jour, sur des canaux Telegram, sont postées des dizaines de petites annonces. En guise de CV, les recruteurs exigent un simple message vocal.

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    Certains managers OFM se revendiquent aujourd'hui millionnaires. Ils engagent la plupart de leurs chatteurs dans d'autres pays, où la main d'œuvre est moins cher. / Crédits : Caroline Varon

    « Je sacrifie toute ma jeunesse pour réussir », martèle dans ses vidéos Tik Tok Ubel, 19 ans. Le jeune manager – qui utilise un pseudo – est encore en fac de STAPS. Il se targue de brasser entre 10.000 et 20.000 euros par mois grâce à l’OFM : il raconte tirer ses revenus de la vente de contenus où apparaissent de fausses modèles, créées grâce à l’intelligence artificielle (IA). Il aurait « appris sur le tas », avec quelques « bases en relationnel », dit-il à StreetPress :

    « On est la seule génération où un mec qui n’a pas le Bac peut gagner plus qu’un docteur. »

    Seule une poignée réalise ce rêve de richesse et alimente le business en exposant leur réussite financière sur les réseaux sociaux. À l’image d’Anthony Sirius, un million de followers sur TikTok, devenu millionnaire à 21 ans et qui se pavane en Lamborghini à Dubaï. Il y a aussi Viktor Vidal. A 18 ans il se met en scène dans une classe au lycée, devant un écran où s’affichent ses 62.000 euros générés sur OnlyFans, avec ce mantra revanchard :

    « Ta mère a peur que tu rates ta scolarité, la mienne a peur que l’Urssaf me tombe dessus. »

    Aucun de ces managers n’a répondu à nos sollicitations. « Ce sont souvent des mecs très jeunes, encore en études ou qui sortent tout juste d’école de commerce », observe Clémentine (1), cam girl et créatrice sur OnlyFans depuis une dizaine d’années. Gregory Dequirot, le cofondateur d’OnlyBuilders, qui revendique être la plus grosse agence de chatteurs française – avec 80 chatteurs et 17 modèles environ –, abonde :

    « Beaucoup pensent aller vivre à Dubaï dans deux mois. Mais la réalité est tout autre. »

    « Vaches à lait »

    Gregory Dequirot a 41 ans. Le chef d’entreprise raconte s’être lancé dans l’OFM il y a quatre ans, après douze ans dans la gestion de patrimoine en France. Il habite maintenant Bangkok et estime son chiffre d’affaires autour de 200.000 euros par mois. Comme une énorme partie des managers OFM, il vend des formations au sexting. Il propose même des programmes pour apprendre à former des chatteurs. Une activité particulièrement lucrative : comptez 160 dollars de l’heure pour un call en tête-à-tête avec lui et jusqu’à 5.000 euros l’accompagnement complet des entrepreneurs pendant un mois. « Le chatting, c’est de la psychologie », estime l’homme d’affaires. Dans une vidéo YouTube, son associé Vadim Sachs développe les bonnes stratégies du chatteur :

    « On va chercher de l’information : nom, métier, est-ce que l’abonné est marié… »

    Le tout dans le but de « créer de la proximité, de la confiance ». « J’ai encore du mal à comprendre comment certains fans peuvent dépenser autant d’argent », admet cependant Grégory Dequirot. Il raconte que des abonnés finissent par donner de l’argent aux modèles sans même demander de photo ou de vidéo en retour, « juste pour leur faire plaisir » :

    « Ils viennent pour combler une solitude, un isolement, un mal être dans leur couple. »

    Pour être « un chatteur ultra rentable », l’expert en sexting Vadim Sachs préconise de consacrer 48 heures à l’écriture d’un scénario personnalisé. Selon lui, deux heures d’une discussion fructueuse avec le fan devraient rapporter environ 500 dollars. D’autres formateurs vont plus loin et propagent dans leurs tutos des recommandations mâtinées de sexisme, à l’image du manager autoproclamé Hugo Mathias, qui se vante de rendre « amoureux » les abonnés. Il liste des « profils psychologiques de femmes » que pourraient être les influenceuses et sur lesquels s’appuyer :

    « La femme qui ne veut pas coucher avec toi le premier soir, tu dois jouer cette femme en chatting. »

    Avec de telles méthodes de sexting, la créatrice de contenus Clémentine observe l’avènement d’un traitement des fans « très déshumanisé », aggravé par le recours massif à l’IA et aux bots. « Certaines agences OFM prennent les fans pour des vaches à lait », déplore-t-elle. « Moi je connais leur prénom, le nom de leurs animaux, leur date d’anniversaire… »

    À LIRE AUSSI : Les jeunes femmes arnaquées d’OnlyFans et Mym

    La pratique du chatting pourrait parfois évoquer les arnaques à la romance des « brouteurs », qui piègent chaque année plusieurs milliers de personnes en France, selon Raphaël Molina, avocat. « La question est : qu’est-ce qui est vendu au consommateur ? », décortique le cofondateur du cabinet INFLUXIO, qui accompagne notamment des influenceuses :

    « Si on lui dit qu’il parle avec la modèle alors qu’en réalité ce n’est pas le cas, il y a pratique commerciale douteuse, voire escroquerie. »

    Interrogée sur le sujet, l’entreprise Mym botte en touche : elle admet être « conscient[e] que les pratiques de certaines [agences] ne sont pas alignées avec nos valeurs et la raison d’être de la plateforme », mais rappelle qu’elle « ne peut ni avoir connaissance des relations contractuelles établies en dehors de la plateforme ni intervenir dans ces relations contractuelles ». La société OnlyFans, elle, n’a pas répondu à nos sollicitations.

    De Paname à Tananarive

    La nécessité de trouver des petites mains a aussi poussé les agences OFM à se délocaliser. « Une infime partie de nos chatteurs sont français, ils passent par chez nous pour se former, puis monter leur propre business », atteste Grégory Dequirot d’OnlyBuilders :

    « 95% de nos chatteurs sont de Roumanie, des Philippines, d’Afrique de l’Ouest… »

    Là où le taux de chômage des jeunes est élevé, le travail bien souvent informel et la main d’œuvre sont moins coûteux. « Généralement, ils sont plus dans le besoin que les Français, donc ils vont être potentiellement plus sérieux », avance dans une vidéo un certain Melvin Nolius, manager OFM de 22 ans, installé lui aussi à Bangkok. « Mais il faut vraiment bien les former », insiste-t-il, parce qu’« ils n’ont pas les mêmes expressions qu’en France, et ça peut nous porter préjudice ». Lui fait passer un test de rapidité d’écriture et de langue avant d’embaucher ses chatteurs.

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    Captures d'écran tirées de groupes Telegram dédiés au management OFM. / Crédits : DR

    À Madagascar, où les agences françaises sont particulièrement bien implantées – le Français y est la deuxième langue la plus répandue –, les shifts journaliers peuvent s’étendre de « 6 à 10 heures selon l’agence », raconte à StreetPress une « call rose », comme on les appelle sur l’île, et qui préfère rester anonyme. Les employées – car ce sont « principalement des femmes » – sont parfois payées à l’heure, « entre 2 et 5 euros », raconte-t-elle :

    « Les meilleurs chatteurs peuvent atteindre 100 à 400 euros par mois. »

    Une aubaine dans un pays où le salaire mensuel minimum est fixé à 250.000 ariary, soit 50 euros.

    « Il n’y a pas besoin de diplôme ou d’expérience… Mais il faut accepter de travailler sur les horaires français [2 heures plus tard que l’heure locale] et le week-end. »

    Les chatteurs travaillent chez eux ou depuis de grands centres dédiés plus largement à l’« assistance virtuelle ». Sur le site de son entreprise malgache Podtodigital, le patron, John Lamarquise, 41 ans, se targue de tenir les murs d’une plateforme de 800 mètres carrés avec 90 collaborateurs dans la ville d’Antananarivo, remplissant plusieurs missions allant du chatting à la téléprospection. Il explique aussi facturer un agent de chatting pour le compte de trois modèles, sur la tranche 20h-2h, sept jours sur sept, 640 euros par mois. Il n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

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    Captures d'écran tirées des réseaux sociaux de John Lamarquise, qui tient un centre de chatting à Madagascar. / Crédits : DR

    « J’ai travaillé pour cinq agences en un an, souvent sans contrat », raconte Ahissou Anicoulakpo, étudiant de 27 ans en anthropologie au Bénin. Le jeune homme, bientôt papa, aimerait s’offrir une formation en hygiène, sécurité et environnement dans le BTP. « C’est fatigant de rester derrière un écran toute la journée, mais ici t’as pas le choix, il n’y a pas de boulot », assure-t-il :

    « Avec le chatting, je gagne autour de 640 francs CFA [1 euro] par mois, c’est pas mal, je ne me plains pas. »

    Au Bénin, si le salaire minimum garanti est à peine de 80 euros, 80% des emplois sont informels avec des rémunérations souvent plus basses. Selon la Banque mondiale, entre 2021 et 2022, le taux de pauvreté nationale s’élevait à 36,2%..

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    Illustrations de Caroline Varon, texte de Romane Lizée.

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