Centre hospitalier de Saint-Denis (93) – Il est 21 heures. Mariam vient d’arriver devant l’Hôpital Delafontaine à Saint-Denis. Sidérée, l’Ivoirienne d’une trentaine d’années regarde la façade, son petit garçon de quatre ans dans un bras et un sac en plastique dans l’autre – ses seules affaires. « On va dormir là ? Mais il n’y a pas de lit ici. » Depuis quatre ans, et son arrivée en France, elle est hébergée dans un hôtel du 18e arrondissement de Paris, fourni par le Samusocial. Mais sa demande d’asile a été rejetée, et sa chambre attribuée à quelqu’un d’autre. Faute de place, le 115 l’a redirigée ici. C’est sa première nuit dans le hall d’entrée de l’établissement de santé : un couloir d’accueil avec une rangée de bancs et quelques mètres carrés de lino libres qui, le soir venu, se transforme en hébergement d’urgence improvisé. Un lit de fortune à même le sol. Certaines femmes se sont assises, prêtes à passer la nuit ainsi. « Il faut se faire une place au milieu des poussettes et des cartons », lui lance une autre maman :
« Demain tu pourras demander une couverture aux asso’. »

Depuis dix ans, l’Hôpital Delafontaine héberge l'hiver des dizaines de femmes seules, avec enfants ou enceintes. / Crédits : Pauline Gauer
Depuis dix ans, quand les températures chutent, l’Hôpital Delafontaine accueille une quarantaine de femmes seules, avec enfants ou enceintes. La plupart sont originaires d’Afrique et sans papiers. Le matin, dès 6h30, le vestibule redevient une salle d’attente avec des patients. Alors ces femmes à la rue stockent leurs affaires – vêtements, couvertures, trousses de toilette – dans un recoin du parking de l’établissement et disparaissent pour la journée. En France, chaque nuit, plus de 3.000 femmes et presque autant d’enfants se retrouvent dans la rue selon un rapport du Sénat sur le sans-abrisme, publié en octobre 2024.
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Femmes et enfants dorment sur des bancs ou à même le sol. / Crédits : Pauline Gauer
Comme chaque année, à l’approche du printemps et de la fin de la trêve hivernale, l’hôpital a annoncé une fin à cet hébergement, avec comme date butoir ce 21 avril, soutenu par la ville. Dans une tribune publiée en février, le maire (Parti Socialiste) Mathieu Hanotin pointait du doigt les « communes [qui] redirigent volontairement les personnes vers [l’]hôpital » Delafontaine et appelait à une « solidarité territoriale ». Avec 4.000 places d’hébergement d’urgence ou accompagné, dont 1.400 nuitées 115 à l’hôtel, « Saint-Denis accueille trois fois plus de capacité d’hébergement que le reste de l’Île-de-France », assure la municipalité auprès de StreetPress, renvoyant au passage la balle au gouvernement :
« L’hébergement d’urgence relève de la compétence et de la responsabilité de l’État, via la préfecture. »
La préfecture n’a pas répondu à nos sollicitations. Quant à l’Hôpital Delafontaine, il nous a fait savoir que son directeur de la communication était en congé jusqu’au 22 avril, un jour après la fermeture du hall aux familles.

A la fin de la trêve hivernale, l'Hôpital Delafontaine ferme son hall d'accueil, reconverti en hébergement d'urgence. / Crédits : Pauline Gauer

Chaque matin, à 6h30, femmes et enfants doivent quitter le hall de l'Hôpital Delafontaine, qui redevient une salle d'attente. / Crédits : Pauline Gauer
« Une vie dans le désert »
« Qu’est-ce qu’on va faire ? », demande Safia, en resserrant les pans de son manteau autour d’elle. « La nuit il fait encore froid à cette période ! » L’Algérienne de 45 ans est la mère d’une fille de 16 ans et de trois garçons de 14, 11 et 9 ans. Tous vont à l’école à Saint-Denis :
« Quand tu es à la rue, tu appelles le 115 tous les jours dès l’aube. Parfois, tu attends deux heures, pour que finalement ça raccroche automatiquement… »

En France, chaque nuit, plus de 3.000 femmes et presque autant d’enfants se retrouvent dans la rue. / Crédits : Pauline Gauer
Malgré ses appels répétés depuis son arrivée en France en juillet 2024, elle n’a jamais obtenu une seule halte de nuit, un dispositif spécifique du Samu pour les publics sensibles. « Famille trop nombreuse on m’a dit ! » Avant le hall de l’Hôpital, elle dormait chez des amis ou « dans des petits coins, des halls d’immeubles », avec ses enfants. « Moi, avant, je dormais dans les bus de nuit, de terminus en terminus, dans les parkings ou les stations de métro », confie une autre jeune femme nommée Mariam, assise sur un sac de couchage roulé en boule. Sous sa grosse doudoune bleue, on aperçoit à peine l’arrondi de son ventre. L’Ivoirienne de 22 ans est à quatre mois de grossesse :
« La nuit, je me retourne dans tous les sens, je n’arrive pas à trouver une bonne position sur le sol dur. »

Nafissatou, 29 ans, est enceinte de trois mois. / Crédits : Pauline Gauer

Plusieurs dizaines d'enfants à la rue sont hébergés l'hiver dans le hall de l'Hôpital Delafontaine. / Crédits : Pauline Gauer
Posée à côté d’elle, Nafissatou, 29 ans, étend ses jambes. Elle est enceinte de trois mois. Elle a dormi deux mois dehors, parfois le long des halles du marché de Saint-Denis, d’autres fois sous le porche de la basilique. « Avec mon copain », précise-t-elle. « Dormir dehors seule, c’est le viol assuré. »
Le hall du centre hospitalier n’héberge pas les hommes. Quelques-uns ont toutefois le droit de camper dehors, sur le parking des urgences. « L’an dernier, après la fermeture du hall, c’est là que les femmes sont allées dormir », raconte Laetitia, qui a passé six mois de janvier à juin 2024 dans l’enceinte de l’établissement :
« C’est le seul hôpital qui accepte ça dans le 93. »

Les femmes et enfants à l’Hôpital Delafontaine sont soutenus par le collectif Combat pour l’hébergement du 93. / Crédits : Pauline Gauer
Depuis, elle a trouvé une place plus durable en hôtel social, mais elle continue de venir soutenir d’anciennes compagnonnes de rue. « Entre les maladies, les insomnies, la faim, la honte, les répercussions physiques et psychiques sont terribles. La vie dans la rue, c’est une vie dans le désert : il y a du monde tout autour de toi, mais tu restes invisible. »
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Isolement et violences
« Personne ne choisit la rue », tranche Notin, 36 ans. La jeune femme traîne derrière elle une petite valise noire et plusieurs sacs de courses remplis de vêtements. Elle a fui la Côte d’Ivoire il y a quelques mois, après avoir subi une excision, un mariage forcé et des violences conjugales. Elle sort son téléphone de sa poche et montre une photo. « Mon mari m’a frappé au visage et j’ai perdu connaissance. » Elle raconte que même avec des preuves, elle n’a jamais trouvé aucun soutien :
« Dans mon pays, tu ne peux pas porter plainte. Tout se règle entre les familles, dans le secret et la honte, ou alors on te fait payer d’avoir parlé. »
« Depuis février, je dors ici, dans un angle, un peu cachée », montre Sarah, 38 ans, en désignant du doigt un bout de sol, collé au distributeur automatique de boissons. « Toute la nuit les médecins se font couler des cafés à côté de moi. » En 2023, la Congolaise s’est échappée d’un foyer brutal. « Quand je suis arrivée en France, je suis tombée entre les mains d’un réseau de prostitution. On m’a séquestrée », explique-t-elle, les yeux embués. Après plusieurs mois de thérapie, elle réussit à formuler à haute voix son histoire :
« Je regarde encore souvent autour de moi quand je me promène, j’ai peur qu’on me fasse du mal. »

Hébergée dans le hall de l'Hôpital Delafontaine, Sarah espère pouvoir un jour trouver la force de raconter son histoire personnelle et d'aider à son tour d'autres femmes. / Crédits : Pauline Gauer
Après avoir échappé à ce réseau, Sarah n’avait plus ni toit ni contacts vers lesquels se tourner. « J’ai dû de nouveau me prostituer, juste pour avoir de quoi manger et dormir au chaud. » Elle se penche, range une tresse de ses cheveux et glisse à voix basse qu’elle aimerait raconter son histoire, si un jour elle en trouve la force. « Peut-être dans un livre ? », espère-t-elle :
« Je voudrais que chaque choses dures que j’ai vécues me permettent de donner de la force aux autres. »

Les femmes qui dorment à l'Hôpital Delafontaine demandent à ce que le hall continue de les accueillir la nuit, tant que la mairie et la préfecture n’ont pas trouvé d'autres solutions d'hébergement. / Crédits : Pauline Gauer
Aujourd’hui, le groupe de femmes et d’enfants à l’Hôpital Delafontaine est soutenu par le collectif Combat pour l’hébergement du 93 et une poignée de sages-femmes de l’établissement. Ils organisent ensemble des réunions et des rassemblements pour réclamer des solutions d’hébergement durables pour les personnes à la rue ainsi qu’un suivi social. Ils demandent aussi à ce que le hall continue d’accueillir la nuit, tant que la mairie et la préfecture n’ont pas de propositions de relogement. Le 22 avril, le lendemain de la date d’expulsion des familles, une réunion, à l’initiative du député local Éric Coquerel (La France insoumise), doit mettre autour de la table la Ville de Saint-Denis, la préfecture et l’hôpital, pour réfléchir à des solutions, sans certitudes.
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