« J’ai ouvert ma bouche et je n’aurai pas dû », résume Rod (1). Le quinquagénaire joue avec sa chienne dans un parc à côté de chez lui et raconte les violences qu’il a subies le 12 octobre dernier, vers 16h30 dans le quartier Wazemmes à Lille (59). Le Guadeloupéen, intérimaire dans la logistique, y a habité près de 40 ans. Le visage encore marqué, il nous raconte, un peu démuni, qu’il venait de s’acheter un « petit pain au chocolat » quand il aperçoit un contrôle de police sur deux jeunes, pour ce qui semble être une affaire de vol de téléphone. Il voit un des agents courir vers eux et en prendre un « par la gorge et le claquer contre le mur ». Rod les interpelle :
« J’ai crié : “Hé, doucement !” »
Immédiatement, le fonctionnaire « fonce » sur lui « la rage au visage ». Rod, qui a déjà eu affaire avec la police dans sa vie, explique avoir tout de suite mis les mains dans ses poches pour ne pas qu’on lui reproche des violences. Sur une des nombreuses vidéos captées par les passants que StreetPress s’est procuré, le policier lui fait une « balayette », ce qui le fait tomber. Sa tête percute violemment le sol. L’homme de 50 ans qui témoigne « avoir eu peur pour sa vie », se met en boule.
Violences policières à Lille : un homme de 50 ans violemment agressé, les témoins visés par du gaz lacrymogène
— StreetPress (@streetpress) November 28, 2024
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Pendant de longues minutes, les policiers le malmènent. Après qu’un des agents le relève avec une prise de cou pour procéder à son menottage, le premier policier le tire violemment par une des menottes, le faisant chuter en lui tordant le poignet. Peu avant sur une autre vidéo, on l’entend supplier :
« S’il vous plaît, arrêtez monsieur, je n’ai rien fait, calmez vous. »
En la montrant, Rod, mal à l’aise, détourne le regard. Devant des passants médusés, le contrôle dégénère et la petite place entourée de commerces, à la sortie du métro Gambetta, est rapidement recouverte de gaz lacrymogène.
Pour Sebastian Roché, sociologue au CNRS et spécialiste des relations police-population, l’usage des gaz lacrymogènes « pose question ». / Crédits : DR
Des octogénaires subissent les lacrymos
« Ils se sont déchaînés sur lui », commente Ahmed (1), un habitant du quartier, qui confirme à StreetPress la chronologie des faits. Spontanément, lui comme Lisa (1), une autre riveraine, parlent de « rage » pour décrire l’attitude des policiers. Comme eux, plusieurs personnes observent la scène et crient aux policiers de le lâcher, mais « aucun n’intervient », précise Lisa. Un second équipage débarque alors pour disperser le groupe. L’un des fonctionnaires « descend, se met à courir, et asperge tout le premier rang » avec sa bombe lacrymogène, témoigne-t-elle. Le même lance au sol une grenade du même acabit, dont le nuage enveloppe rapidement toute une partie de la place. Sur une vidéo, on voit les fonctionnaires « shooter » dans les palets fumants en direction des passants. Plusieurs, dont Lisa, se réfugient dans un commerce voisin.
Sur ces captures d'écran de vidéos, les policiers lancent des grenades lacrymogènes. / Crédits : DR
Aucun, à notre connaissance, ne sera assisté par les policiers. Lisa, elle, reste marquée par l’image d’une femme octogénaire venue faire ses courses, pleurant à cause des gaz lacrymogènes. « Ce n’était pas nécessaire », commente-t-elle. Pour Émile (1), un commerçant, les fonctionnaires n’étaient pas en danger.
Pour Sebastian Roché, sociologue au CNRS et spécialiste des relations police-population, l’usage des gaz lacrymogènes « pose question ». Il s’inquiète de sa « banalisation » et de son usage sur une intervention « ordinaire », un emploi bien plus fréquent qu’en Allemagne ou qu’au Royaume-Uni. Pour le sociologue, « la multiplication des interventions de police sous la forme d’opérations coup de poing semble être pour les policiers un moyen de prouver leur efficacité » qui, loin de rassurer les habitants, fait « diminuer leur confiance dans l’efficacité de la police » et « sape l’intégration républicaine des jeunes ».
Des nouveaux coups dans la voiture
Rod, lui, est extirpé des gaz lacrymogènes menotté et accompagné par deux policiers vers la voiture de police. Alors qu’il est calme durant toute la séquence d’après les vidéos, le quinquagénaire accuse les fonctionnaires d’avoir continué à le violenter. Tandis qu’il est entouré par deux agents sur la plage arrière, les mains « au plafonnier », le même policier qui lui a fait le croche-patte lui aurait reproché d’être de mèche avec les jeunes. Depuis la place conducteur, il lui aurait alors mis deux coups de poing au visage, puis deux autres lors d’arrêts sur le trajet jusqu’au commissariat.
Rod aurait pris de nouveaux coups dans la voiture de police. / Crédits : DR
Examiné le lendemain par SOS médecin, Rod présente des hématomes et éraflures au niveau de l’œil droit, de la pommette et du nez, qu’il attribue aux coups reçus dans la voiture. Ses blessures lui ont valu deux jours d’ITT. Plusieurs semaines après les faits, il ne comprend toujours pas la raison du contrôle. Les agents ne lui auraient, d’ailleurs, même pas demandé ses papiers. Il soupire, dépité :
« C’est mon humanité qui a pris un coup. Comment ça se fait qu’on a peur de la police ? Comme si on avait peur des pompiers, des médecins… Je n’ai pas compris leur haine. »
Une plainte contre lui… pour violences
Au poste, Rod est placé en garde à vue pour « outrage et rébellion ». Mais le quinquagénaire apprend par un officier que les poursuites pour outrage sont finalement abandonnées. Par contre, il est toujours concerné par celle de rébellion, d’autant que deux policiers ont également porté plainte contre lui pour des violences à leur encontre. Visé par ces faits, Rod doit faire l’objet début décembre d’une ordonnance pénale – une peine d’amende ou de travaux d’intérêt général prononcée par le juge sans audience –, qu’il veut contester. Il assure n’avoir « à aucun moment été violent ou irrespectueux », et tient à obtenir une relaxe devant le tribunal. Les images de vidéosurveillance, qu’il a visionnées en garde à vue, l’innocenteraient.
Quant aux violences qu’il a subies, Rod a dû attendre plusieurs jours avant de pouvoir déposer plainte. Sur les conseils d’un des fonctionnaires, il s’est présenté dès sa sortie de garde à vue à l’accueil du commissariat. D’abord dirigé vers la délégation locale de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), celle-ci serait « débordée ». Il a été renvoyé vers le premier service, qui l’a fait attendre quatre heures avant de prendre sa plainte. Un signalement en ligne – qui n’a pas valeur de plainte – a également été envoyé par un des passants à l’IGPN.
(1) Le prénom a été modifié.
Sollicité par StreetPress, le service communication de la police nationale a répondu, après de multiples relances, n’avoir « rien à communiquer ». Également interrogé, le parquet de Lille a ce 28 novembre promis de nous communiquer des éléments sur cette affaire, que nous rajouterons dans l’article le cas échéant.
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