C’est un nouvel épisode outrancier qu’a dû encaisser la Ligue des droits de l’Homme (LDH). Pour avoir contesté devant un juge l’utilisation de drones à Rennes (35) pour « lutter contre le narcotrafic » – et au passage, observer indistinctement toute la population – voilà que l’association âgée de 126 ans a été accusée de faire « le jeu des narcotrafiquants et des voyous qui vivent de ce commerce de la mort ». Et pas par n’importe qui : Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur. Si ce dernier cumule les outrances – il a déclaré dès ses premiers jours au ministère que « l’État de droit » n’était ni « intangible » ni « sacré » – l’épisode est représentatif du climat vécu par les associations humanitaires et de défense des libertés, comme la LDH mais aussi Amnesty International, Médecins du monde ou Médecins sans frontières (MSF).
« On ne s’attendait pas à ce que notre travail soit autant décrédibilisé », s’inquiète Nathalie Godard, directrice de l’action d’Amnesty France, organisation de défense des droits humains à l’international. Certains médias parlent de leur « dérive » ou de leur « manipulation », les qualifient de wokistes, d’éco-terroristes ou d’islamo-gauchiste… Des personnalités politiques, parfois à l’origine des termes, mentionnent le retrait de leurs subventions ou leur possible dissolution. « Ce qui nous inquiète, c’est qu’il y ait une normalisation à attaquer des organisations comme la nôtre », souligne la directrice de l’action. Ces ONG se revendiquent comme « indépendantes » ou « impartiales » depuis leur création et affirment ne jamais avoir modifié de ligne directive ou de valeurs. Pourtant, ces organisations de défense des droits ont l’impression qu’une bascule s’opère dans la manière dont est considéré et traité leur travail, comme Nathalie Godard :
« Je pense que nous ne sommes pas plus ni moins militants qu’avant, c’est plus le monde qui change. »
Le tournant du 7 octobre
Pour ces ONG, la prise de parole sur certains sujets comme ceux sur l’immigration en France – à Calais et Grande Synthe notamment – ont renforcé la défiance à leur égard. La LDH et Amnesty parlent également d’une polarisation extrême. « Il y a l’idée qu’il y a deux camps, celui du Bien et celui du Mal », constate Nathalie Tehio, présidente de la LDH. « Si vous ne faites pas partie d’un camp alors vous faites partie de l’autre. »
Les événements du 7 octobre 2023 entre Israël et Gaza auraient aussi marqué un réel tournant. « Si on remet en cause l’autorité israélienne, alors on est pro-Hamas », indique Nathalie Godard, d’Amnesty France. Une polarisation alimentée par des personnalités politiques, comme lorsque l’ancien premier ministre Manuel Valls questionne la complicité des ONG avec le Hamas. Président de Médecins du monde, Jean-François Corty dit ne s’être jamais positionné d’un côté ou de l’autre du conflit, mais a fait l’objet de vives attaques. Son numéro de téléphone a été rendu public sur Telegram par des activistes de « la Brigade juive ». Cette dernière écrivait sur son groupe de discussion : « Il [Jean-François Corty] passe son temps à cracher sur Israël. On a pris contact avec lui, il s’est refusé à condamner les pogroms du 7 octobre et n’a pas un mot pour nos otages. » Des propos totalement faux mais qui entraînent sur plusieurs mois des dizaines d’appels contenant insultes ou menaces de mort.
Un paysage médiatique qui se radicalise
« Avant on travaillait avec tous les médias importants, puis c’est devenu de plus en plus compliqué », relate Samuel, responsable des relations médias à Amnesty International France. « À l’image du reste de la société, les médias se sont polarisés. » En novembre 2023, Le Figaro publie une tribune intitulée : « Quand les ONG dévoilent leur vraie nature après les massacres du 7 octobre en Israël. » La même année, L’Express sort une enquête sur la « dérive idéologique » d’Amnesty. Un terme également utilisé par Le Point ou CNews pour désigner le travail de la Ligue des droits de l’homme. S’ajoutent à tout ça les qualifications d’islamo-gauchistes ou de pro-Hamas… « Ce n’est pas nouveau d’utiliser des termes critiques pour nous qualifier, et la critique est saine, pour toute institution », souligne Samuel d’Amnesty. « Ce qui est aujourd’hui problématique, c’est quand ça prend cette ampleur, et que des mensonges sont relayés sans vérification. »
Le passage depuis quelques années de médias possédés par le milliardaire Vincent Bolloré à l’extrême droite, comme CNews ou plus récemment le Journal du Dimanche (JDD) – où chroniqueurs et éditorialistes martèlent des discours xénophobes et islamophobes, quitte à tordre la réalité – n’est pas étranger aux dossiers à charge contre les ONG. « Avant, toutes les assos de défense des migrants ou des droits de l’homme étaient citées dans nos pages sans problème », se souvient un ancien journaliste du JDD, parti lors du rachat du journal par le journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune en 2023. Mais aujourd’hui, le JDD semble s’être détaché des communiqués des ONG au profit d’articles sensationnalistes. En novembre 2024, il publie notamment une enquête sur Médecins sans frontières intitulée : « MSF : une ONG en crise de neutralité face aux accusations de compromissions », dans laquelle les journalistes questionnent l’« orientation pro-Hamas » de l’association qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1999.
Samuel d’Amnesty regrette également qu’il ne soit plus systématiquement contacté lorsqu’un sujet à charge est publié sur l’organisation afin de pouvoir rétablir certains faits, un principe pourtant essentiel dans le journalisme. Le média Franc-tireur, fondé en 2021 à l’initiative de la polémiste Caroline Fourest et de l’ancien patron de Libération Denis Olivennes, publie plusieurs articles critiques sur les ONG, dont un numéro complet en janvier 2024 : « ONG au service du pire » ou un édito de l’éditorialiste Raphaël Enthoven qui désigne Amnesty comme étant « une école de mensonges qui trafique le langage ». Pour se défendre, Amnesty a tenté de transmettre un droit de réponse, en vain, raconte Samuel : « Ça fait deux fois qu’ils ne sont pas publiés. Et pour cause : ces attaques étaient grossières et mensongères. L’objectif était de nous salir, pas de faire un rigoureux travail d’enquête. »
Diffusion d’informations erronées
Les associations s’inquiètent également de la diffusion de fausses informations à leur égard que ce soit de la part de médias comme de personnalités politiques. Fin 2024, la députée Ensemble Caroline Yadan publie dans Le Point une tribune où elle parle de la faillite morale d’Amnesty au sujet d’un rapport de l’ONG sur Israël. Cette dernière parle d’un rapport de « Six pages et 2.500 caractères qui tiennent en définitive en deux mots : manipulation et omissions. » En réalité, le rapport comporte plus de 300 pages. « Ça nous a abasourdi qu’un journal de bonne réputation accepte de publier une tribune où les faits rapportés étaient manifestement faux et problématiques », rapporte Nathalie Godard d’Amnesty.
Autre exemple : en novembre 2023, la chroniqueuse Ruth Elkrief affirme sur le plateau de LCI qu’elle s’est rendue sur le site d’Amnesty et qu’il n’y aurait aucune condamnation des massacres du 7 octobre. Pourtant cinq communiqués publiés les 7, 10, 12, 16 et 24 octobre étaient en ligne à cette époque et dénonçaient ces crimes. Le lendemain de l’émission, cette dernière reconnaît son erreur avant d’ajouter : « Cela ne change rien à ce que j’ai appelé le silence des ONG, parce que j’ai l’expérience de véritables mobilisations d’Amnesty […] et ce n’est pas le choix qui a été fait sur cette question. » Elle avait également épinglé l’asso’ ainsi que Médecins sans frontières, la Croix-Rouge et l’Unicef, car ces ONG n’auraient pas parlé de la libération des otages israéliens. Faux, là encore.
Des réactions politiques plus offensives
Outre les journalistes, les relations avec les gouvernements ont changé estime la présidente de la LDH Nathalie Tehio. « On ne peut pas dire qu’il n’y a plus du tout de contact, mais il y en a moins », estime-t-elle.
Le non-respect des libertés individuelles dans le cadre d’une lutte contre la criminalité, comme avec la LDH à Rennes ou le retour de débats comme celui sur le « délit de solidarité » contribuent à noircir l’image des associations. Outre une mauvaise image, ces ONG risquent gros depuis 2021 et la loi contre le séparatisme. Selon celles-ci, toutes les organisations qui bénéficient de subventions publiques doivent « respecter un contrat d’engagement républicain » basé sur plusieurs critères. « Cette loi a jeté un regard suspicieux sur toutes les associations, mais surtout celles contestataires », remarque Nathalie Tehio. Le mouvement Alternatiba à Poitiers a failli voir ses subventions disparaître car le préfet de la Vienne a estimé qu’il ne répondait pas au contrat d’engagement. La cause : avoir organisé des ateliers sur la désobéissance civile dans le cadre d’un village des alternatives.
En 2023, l’alors ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin évoque aussi un possible retrait de subventions pour la LDH lors des actions à Sainte-Soline contre les bassines. Ce dernier est soutenu par la Première ministre Elisabeth Borne qui dénonce même les « ambiguïtés face à l’islamisme radical » supposées de l’association centenaire. Dans le cortège des critiques se trouve déjà Bruno Retailleau, à l’époque sénateur, qui affirme : « Il faut remettre en cause les financements de la LDH si ses actions ne sont pas conformes à son objet social. » Dans un soupir, Jean-François Corty souligne :
« Que ça soit mené ou pas, ça laisse une trace. »
Des ONG plus militantes qu’avant ?
« Notre position va être jugée comme étant partiale, hors sol, politiquement colorée, malgré les efforts qu’on peut faire pour la rattacher au droit international », analyse la directrice de l’action d’Amnesty. Malgré l’étiquette qui leur est attribuée, la plupart des associations affirment ne pas avoir changé de ligne depuis leur création. « On étend les droits, on en intègre d’autres, mais on n’a pas changé de fait », explique Nathalie Tehio, présidente de la LDH. Pour un journaliste de France Culture, le discours des associations aurait tout de même un peu évolué :
« Il est un peu plus marqué, mais on est tous un peu plus marqué. Pour devenir audible, on est obligé d’avoir un discours plus tranché pour sortir du paysage. »
Andrea Bussotti, responsable de la communication opérationnelle à MSF, admet qu’un positionnement différent a pu avoir lieu concernant la situation à Gaza. Dans un rapport fin 2024, MSF a par exemple qualifié les actions dans le Nord de Gaza de « nettoyage ethnique ». « Une partie de MSF souhaitait prendre des positions plus fortes car la situation est extrême. » « On a face face à nous des acteurs beaucoup plus radicaux », assure Jean-François Corty, président de Médecins du Monde. Il conclut :
« La radicalité, elle n’est pas du côté de ceux qui défendent la protection de l’environnement ou des droits fondamentaux, mais du côté de ceux qui ne les respectent pas… »
Illustration de Une de Yann Bastard.
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