Quartier de Mont-Lucas, Cayenne, Guyane — « Y a rien pour nous ici », lance David, affalé avec ses deux comparses sur un vieux canapé rouge installé sur le trottoir. Leurs rires résonnent dans le vide. Ils n’ont rien d’autre à faire. « Je cherche un travail… », marmonne Mathieu, 17 ans. Il a pourtant maximisé ses chances : il revient tout juste de l’Hexagone où il a effectué une formation en alternance dans la vente. 7.000 kilomètres aller-retour pour pas grand-chose, pense-t-il. « En attendant, je me débrouille », sans préciser ce qui se cache derrière ce terme.
Construit dans les années 1990, à l’écart du centre-ville de Cayenne, le quartier de Mont-Lucas comptait à l'origine près de 650 logements sociaux. / Crédits : Ronan Liétar
Aujourd'hui, il y a Mont-Lucas 1, 2, 3 ou 4 pour différencier les différents blocs d’immeubles qui ont été construits. / Crédits : Ronan Liétar
Même quotidien pour Bryan, même âge, adossé contre un mur un peu plus loin. « Je me suis fait virer de mon lycée pour insolence. Je foutais le bordel », raconte-t-il dans un sourire qui se veut assuré. « Maintenant, je vais chercher une formation. » Dans le langage des statistiques officielles, Mathieu et Bryan sont des NEET pour « ni en emploi, ni en études, ni en formation ». En Guyane, en 2024, plus d’un jeune, âgé de 15 à 29 ans, sur trois appartient à cette catégorie, selon l’Insee. C’est presque trois fois plus qu’au niveau national. Mathieu soutient :
« On aimerait qu’il y ait la possibilité d’ouvrir des portes ici, pour nous aider à trouver un travail. »
Devant lui, la place centrale des Roses dans le quartier de Mont-Lucas, à Cayenne, est déserte. Un calme qui tranche avec le bruit médiatique entretenu par les « faits divers » qui secouent l’endroit. Mont-Lucas fait régulièrement la une des médias locaux pour trafic de drogue, violences, règlements de comptes, etc. Ce 9 octobre, deux hommes y ont été tués par armes à feu. Sur cette même place, le 14 octobre, trois fourgons de police ont débarqué dans le cadre d’une opération « anti-délinquance » menée sur réquisition du procureur de la République. Ces opérations sécuritaires ne semblent pas réussir à endiguer le phénomène. Dans le quartier, plusieurs associations de terrain, locales et militantes, tentent de maintenir le lien avec la jeunesse et d’éviter les dérives, mais elles se sentent bien seules.
Selon Émilie Grand-Bois, présidente de l'association Action protection accompagnement et mesures éducatives en Guyane, la plupart des jeunes incarcérés, « c'est parce qu'ils ont fait la mule, pour détention d'armes ou pour braquage ». / Crédits : Ronan Liétar
À l’occasion des élections municipales qui auront lieu en mars 2026, StreetPress a décidé de tirer le portrait de Cayenne, en Guyane. À travers une série d’enquêtes et de reportages, nos journalistes Romain Allimant et Ronan Liétar racontent au long cours ce territoire, ses habitants, et les enjeux qui le traversent à l’aune du scrutin.
Épisode 1 : Boxing club Montjoly, refuge des exilés de Cayenne
Épisode 2 : « On pêche pour vivre » : avec les pêcheurs informels du Vieux Port de Cayenne, entre débrouille et réglementation
Épisode 3 : En Guyane, des habitants tentent de sauver la jeunesse du quartier de Mont-Lucas
Épisode 4 : (à venir)
Faire face à la violence
Devant la supérette du coin, surnommé « Attitude », les cheveux locksés, il balance : « J’ai grandi à Mont-Lucas, je connais le quartier comme ma poche. » À 32 ans, il revient chez lui après un énième passage en prison. Sans détailler ses condamnations, il jure que tout ça est derrière lui. Il vient de trouver du travail grâce à l’une des associations de quartier, SOS Jeunesse. En parallèle, il l’a rejointe en tant que bénévole : « Je veux aider les jeunes du quartier à trouver une occupation. » Depuis le début de l’année, une petite dizaine de jeunes de Mont-Lucas ont été incarcérés.
En Guyane, en 2024, plus d’un jeune, âgé de 15 à 29 ans, sur trois appartient à cette catégorie selon l’Insee. / Crédits : Ronan Liétar
C’est presque trois fois plus qu’au niveau national. / Crédits : Ronan Liétar
« La plupart des cas, c’est parce qu’ils ont fait la mule, pour détention d’armes ou pour braquage », explique Émilie Grand-Bois, présidente de l’association Action protection accompagnement et mesures éducatives en Guyane (Apameg). Le phénomène des mules, qui transportent des ovules de cocaïne de la Guyane à l’Hexagone dans leurs valises ou dans leur corps, a longuement été documenté ces dernières années.
Dans le langage des statistiques officielles, plusieurs jeunes Guyanais sont des NEET pour « ni en emploi, ni en études, ni en formation ». / Crédits : Ronan Liétar
Pourtant, « la dimension sociale du phénomène est le plus souvent occultée au sein des instances organisant la lutte contre celui-ci », déclarait une étude sociologique sur le sujet menée par l’agence de recherches Phare de 2017 à 2019. Devant les locaux de l’Apameg, Kevin, 20 ans, fait des tours sur sa draisienne. Lui s’est fait prendre à l’aéroport d’Orly et sort tout juste de détention. S’il a récemment trouvé un poste d’aide-soignant à domicile, c’est grâce aux associatifs. « Ça me permet de m’en sortir. »
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Les missions d’insertion se sont largement élargies ces dernières années face à la propagation d’armes à feu. « On en est au stade où des jeunes qui n’ont pas de problèmes, qui sont bien intégrés, achètent une arme juste pour se défendre », alerte Emile Grand-Bois, avant d’ajouter que « cette année, ça s’est encore aggravé à Mont-Lucas ». En 2024, 836 vols à main armée ont été recensés en Guyane, soit un taux par habitant 20 fois supérieur à la moyenne nationale. Le militant Attitude analyse :
« Si les jeunes ne font rien, ils commencent à avoir des vieilles idées dans leur tête et on ne peut plus leur parler. Mon but, c’est d’empêcher que des jeunes refassent les mêmes bêtises. »
Pour les habitants du quartier, c'est le manque de perspectives qui en pousse certains vers la délinquance. / Crédits : Ronan Liétar
Samuel, directeur de la Maison de quartier et coach sportif pour l’occasion, revient du terrain de football de Mont-Lucas suivi par une dizaine d’enfants. La mairie leur a mis à disposition un local.
« Nous, notre but c’est de rassembler les habitants, d’occuper les jeunes pour qu’ils ne suivent pas le mauvais chemin. »
Dans le quartier, plusieurs associations de terrain, locales et militantes, tentent de maintenir le lien avec la jeunesse et d’éviter les dérives. / Crédits : Ronan Liétar
Régulièrement, il organise des activités extérieures pour les plus jeunes et aiguille ceux qui entrent dans l’âge adulte. Un adolescent l’interpelle alors qu’il ouvre la porte de sa voiture : « J’ai trouvé du taff dans la peinture d’automobile lors d’un job dating de la mission locale ! Pour l’instant, ça me plait. » Des petites victoires, rares mais dont il faut se satisfaire.
Depuis le début de l’année, une petite dizaine de jeunes de Mont-Lucas ont été incarcérés. / Crédits : Ronan Liétar
« Habiter dans une cité, ça te change »
Construit dans les années 1990, à l’écart du centre-ville de Cayenne et le long de l’artère, le quartier comptait à l’origine près de 650 logements sociaux. Désormais, il y a Mont-Lucas 1, 2, 3 ou 4 pour différencier les différents blocs d’immeubles qui ont été construits. « Je connais plein de gens à qui on a proposé un logement qui ont refusé parce qu’ils ne voulaient pas y habiter, ou que leurs enfants traînent avec ceux d’ici », constate Bruno Abon, ancien habitant de la cité. S’il a déménagé à la mort de sa mère en 2005, celui que tout le monde connaît continue de traîner dans le coin. « Toute ma personnalité je l’ai créée là. »
Les missions d’insertion se sont largement élargies ces dernières années face à la propagation d’armes à feu. / Crédits : Ronan Liétar
Arrivé dans les premiers en 1997, à 11 ans, il se souvient encore d’un quartier « tout neuf » puis, y a vu un délitement progressif. « Habiter dans une cité, ça te change. À l’époque, moi aussi j’ai fait un tas de bêtises. La première fois que j’ai volé, c’était avec des gars de Mont-Lucas, et j’en suis pas fier », détaille-t-il assis sur une draisienne électrique. « Je me suis calmé quand j’ai commencé à avoir des gosses. Ça te fait grandir. »
Pour Samuel, directeur de la Maison de quartier de Mont-Lucas, le « but c’est de rassembler les habitants, d’occuper les jeunes pour pas qu’ils suivent le mauvais chemin ». / Crédits : Ronan Liétar
Pour les habitants du quartier, c’est le manque de perspectives qui en pousse certains vers la délinquance. « La grande majorité des jeunes ne sont pas des voyous, ils se font juste influencer », argumente Jawad Bensalah, médecin. « Il y a un circuit parallèle pour les enfants qui ne s’en sortent pas à l’école. Ils voient d’autres qui gagnent 100 euros par jour, c’est tentant », déclare-t-il. Dans son cabinet de radiologie, installé dans le quartier depuis 2014, Jawad fait défiler sur son téléphone la page Facebook de l’Association citoyenne Mont-Lucas qu’il a fondée. « On fait un marché une fois par mois, on organise des fêtes pour Noël, le carnaval… Là je veux recruter quelqu’un en service civique pour faire de l’aide aux devoirs. » Le radiologue est très vite sorti de son statut pour s’impliquer dans le quartier en ayant notamment plusieurs projets à lancer.
Régulièrement, Samuel organise des activités extérieures pour les plus jeunes et aiguille ceux qui entrent dans l’âge adulte. / Crédits : Ronan Liétar
L’une de ses dernières initiatives : la commande d’une grande fresque à un artiste du coin pour mettre à l’honneur Élie Nicolas, entraîneur de boxe, et Mya Thomas, une habitante de Mont-Lucas qui a décroché à 15 ans le titre de championne de France de boxe en catégorie élite cadette l’année dernière en Hexagone. « J’ai fait exprès de la faire en face d’un point de deal pour que ceux qui vendent de la drogue voient tous les jours une femme du quartier qui a réussi », sourit-il.
Manque de moyens
« En quinze ans, j’ai vu un délaissement total pour les jeunes », déplore Wilna Saint-Cyr. Ancienne conseillère municipale de Cayenne, déléguée aux quartiers, Wilna a créé en 2020 depuis l’Hexagone l’association SOS Jeunesse. Depuis 2021, elle arpente Mont-Lucas — où elle a grandi — pour venir en aide aux jeunes. « Au début, c’était pour réinsérer ceux qui sortaient d’incarcération », raconte celle qui a participé à trouver du travail à Attitude lors de sa sortie de prison. « Mais c’est ouvert à tout le monde, on aide pour écrire des CV, pour les orienter vers la mission locale ou les mettre en lien avec des centres de formation. C’est une association passerelle. »
La fresque, installée devant un point de deal, met à l'honneur une habitante de Mont-Lucas qui a décroché à 15 ans le titre de championne de France de boxe l’année dernière en Hexagone. Elle a été commandée par Jawad Bensalah, médecin et fondateur de l’Association citoyenne Mont-Lucas. / Crédits : Ronan Liétar
L’ancienne pâtissière multiplie les initiatives telles que « dynamise ton quartier », « dynamise ton entreprise », job dating… Mais le travail paraît titanesque. Rien qu’à Mont-Lucas, les derniers chiffres de la Communauté d’agglomération du centre littoral de Guyane, recensent plus de 5.500 habitants en 2018, dont près de la moitié a moins de 25 ans.
À gauche, Kevin vient de trouver un emploi d'aide-soignant à domicile grâce aux associations. À droite, Wilna Saint-Cyr vient en aide aux jeunes avec son association SOS Jeunesse, fondée en 2020. / Crédits : Ronan Liétar
Depuis son local mis à disposition par la sénatrice de Guyane, Wilna se dit inquiète : « Il faut plus de structures et que celles-ci soient mieux accompagnées. Si on ne fait pas quelque chose pour la jeunesse, on va avoir beaucoup de problèmes », prédit-elle. L’inquiétude monte, d’autant plus que 628 millions d’euros doivent être rabotés du budget du ministère des Outre-mer en 2026. Cela représente une baisse de près de 20 % par rapport à 2025.
C’est bien la stagnation de cette situation qui fait naître la lassitude et le désespoir. Entouré de sa bande d’amis, un ado balance : « Ça va changer quelque chose à notre vie votre article ? Non. Alors, je veux pas parler, on arrête pas de parler aux journalistes et il n’y a jamais rien qui bouge. »
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