Vieux Port de Cayenne, Guyane — Les coups de machette sont précis et font voler la tête et la queue d’un acoupa rouge, tout en aspergeant le sol d’éclats de glace. Bruno Préveraud de Sonneville soulève sa casquette et s’essuie le front avec son poignet. Derrière son étal, il enrage. « Il y a eu une descente de police, on s’est fait prendre entre 140 et 150 kilos de poissons. » Un matin d’octobre, une dizaine de policiers ont saisi tous les produits stockés dans des conditions non conformes aux normes sanitaires. « Ils sont venus avec leur thermomètre pour prendre des mesures et ils ont pris tout ce qui était dans les caisses en polystyrène », montre le quinquagénaire en pointant du doigt quatre cadavres de glacières aménagées séchant au soleil.
La vitrine d’exposition est vide. « Après, bon, ils font leur boulot, voilà ! Et, il nous en reste un peu à vendre pour ce matin », relativise Bruno en s’essuyant les mains avec un torchon. Il travaille ponctuellement dans la cabane de son neveu Yann à la Crique — le surnom donné au Vieux Port de Cayenne. « Je suis là en dilettante, je vais peut-être reprendre mon travail dans la biomasse », explique celui que ses amis surnomment « l’historien ».
Bruno Préveraud de Sonneville, pêcheur surnommé « l'historien », travaille de temps en temps avec son neveu Yann qui a une vitrine à la Crique. / Crédits : Ronan Liétar
Yann Préveraud de Sonneville, pêcheur depuis une quinzaine d'années, souhaite régulariser sa situation en obtenant un permis de mise en exploitation pour ses bateaux. / Crédits : Ronan Liétar
Ici, de nombreux pêcheurs exercent leur activité de manière illégale, sans permis de mise en exploitation pour leurs bateaux et sans licence de pêche. Une façon de subvenir à leurs besoins, tout en proposant du poisson à bas prix pour la population guyanaise dont 53 % vivent sous le seuil de pauvreté. La très grande majorité sont sans-papiers et exercent dans des conditions précaires. La pêche informelle interne cristallise les tensions chez les professionnels, qui y voient une concurrence déloyale. L’État est tiraillé entre soutenir une filière locale qui manque de main d’œuvre et lutter contre une pratique non réglementée réalisée par des personnes sans-papiers.
À l’occasion des élections municipales qui auront lieu en mars 2026, StreetPress a décidé de tirer le portrait de Cayenne, en Guyane. À travers une série d’enquêtes et de reportages, nos journalistes Romain Allimant et Ronan Liétar racontent au long cours ce territoire, ses habitants, et les enjeux qui le traversent à l’aune du scrutin.
Épisode 1 : Boxing club Montjoly, refuge des exilés de Cayenne
Épisode 2 : « On pêche pour vivre » : avec les pêcheurs informels du Vieux Port de Cayenne, entre débrouille et réglementation
Épisode 3 : En Guyane, des habitants tentent de sauver la jeunesse du quartier de Mont-Lucas
Épisode 4 : (à venir)
Pêche illégale interne
« On est à 2 kilos 500, ça te fait 15 euros pour l’acoupa », lance Yann à un client. Ce matin du 4 octobre, les acheteurs se succèdent. « Je pêche selon mes moyens », assure Yann qui exerce depuis une quinzaine d’années. En pleine partie de dominos avec trois autres amis sous une tonnelle sur laquelle est attachée un drapeau guyanais délavé et déchiré, il poursuit :
« Mon grand-père et mon père étaient pêcheurs, j’ai donc repris l’activité. »
Son point de vente est installé dans l’une des premières cabanes de la Crique. Une construction en bois sur pilotis qui donne d’un côté sur la rue Serge Brown et de l’autre sur un canal envasé, où des dizaines de bateaux sont amarrés près de la mangrove. Au sol, des filets de pêche s’amoncellent sur les lattes de bois tandis que des cages à picolettes et lortis — oiseaux chanteurs de Guyane — sont accrochées au plafond.
Bruno Préveraud de Sonneville a assisté à une descente de police venue analyser la qualité sanitaire des produits stockés à la Crique. / Crédits : Ronan Liétar
Son quotidien semble loin de l’image de réseaux structurés et organisés. « On a deux phénomènes de pêche illégale en Guyane », explique le président du comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) de Guyane, Léonard Raghnauth. « Il y a la pêche que l’on appelle “pirate”. Elle est opérée à la journée par des bateaux venus du Suriname ou au Brésil. Après avoir pêché dans les eaux guyanaises, ils retournent dans leur pays pour écouler leur marchandise.
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Cela pose des questions écologiques, de souveraineté nationale et de pillage des ressources », déroule-t-il. Plus de 100 bateaux par jour peuvent naviguer ainsi dans les eaux territoire : « À la Crique, c’est plutôt de la pêche illégale interne. On y trouve une trentaine de bateaux légaux et une trentaine de bateaux illégaux. C’est un circuit en vase clos, le poisson est vendu à main levée ou sur des groupes WhatsApp. »
Au sol, des filets de pêche s’amoncellent sur les lattes de bois. / Crédits : Ronan Liétar
Yann affirme vouloir se mettre en règle. La première étape est d’obtenir un permis de mise en exploitation pour ses bateaux. Mais les siens ne rentrent pas dans les normes. Les deux navires qu’il a achetés 6.000 euros et 13.000 euros sont à quai pour des problèmes de moteur ou un manque de matériel : « J’ai l’impression de toujours devoir repartir de zéro. » Le long du port, une succession d’épaves attendent une réparation.
À Cayenne, de nombreux pêcheurs vendent leurs poissons à la Crique où des dizaines de bateaux sont amarrés près de la mangrove. / Crédits : Ronan Liétar
« La vérité c’est que les pêcheurs illégaux ne veulent pas payer de taxes », lance le pêcheur José Achille, depuis ses locaux en travaux qui devraient bientôt être une nouvelle poissonnerie. Le professionnel, en règle, a alerté les pouvoirs publics lors de l’ouverture de la nouvelle halle à marée de Guyane, nouveau lieu de vente censé professionnaliser la filière et sécuriser le marché, début septembre. Agacé par ces revendeurs illégaux installés devant sa future poissonnerie, il désespère :
« Je vais ouvrir une poissonnerie alors qu’en face, ils vendent le poisson deux fois moins cher ? »
« Si jamais on ne fait rien par rapport à la pression illégale, la halle à marée est vouée à l’échec », avait déclaré José Achille au média « FranceGuyane ».
Le pêcheur José Achille, en règle, est agacé par ces revendeurs illégaux installés devant sa future poissonnerie dans la nouvelle halle à marée de Guyane qu'il juge être « vouée à l'échec » si rien ne change. / Crédits : Ronan Liétar
Le poisson des pêcheurs illégaux se vend « deux fois moins cher », selon José Achille. / Crédits : Ronan Liétar
Des marins étrangers et précaires
Le long de la rue Serge Brown, des hommes s’affairent sur des petits bateaux pour décharger des poissons qu’ils mettent dans des camions. Chaque cabane de la Crique représente presque une nationalité : « si tu continues d’avancer, tu as les Brésiliens et ensuite les Guyaniens », explique Yann en pointant le bout de la rue. En Guyane, 98 % des marins sont étrangers, principalement en provenance du Suriname, du Brésil et du Guyana. Daniel Sukhdeo, Surinamais, en fait partie. Arrivé sur le territoire en 2011, il explique gagner « environ 1.000 euros par mois » et être « vraiment fatigué mentalement ».
Daniel Sukhdeo, Surinamais arrivé en Guyane en 2011, gagne « environ 1.000 euros par mois ». / Crédits : Ronan Liétar
Le pêcheur Rommel Todd sort de sa voiture devant un point de débarquement. « Bienvenue en France ! Ici c’est le Havre, là-bas vous avez les Champs-Élysées », ironise l’armateur. Arrivé en Guyane dans les années 1980, il fait partie de ceux qui ont pu être naturalisés rapidement. « Avant, j’étais pêcheur dans un chalutier mais l’activité s’est arrêtée net en 2005. Alors j’ai acheté deux bateaux et j’ai monté une petite équipe depuis 2006. » S’il pêche de manière légale, ses marins sont tous étrangers et en situation précaire : « Les pêcheurs font leur besoin, parfois à même le bateau. Ils dorment dans des hamacs toute l’année… », lance-t-il en montrant les habitations cachées par la végétation derrière le canal : « Les gens pêchent par nécessité. Ils ont une famille à nourrir. »
Rommel Todd, pêcheur arrivé en Guyane dans les années 80 et naturalisé depuis, a crée une « petite équipe depuis 2006 ». / Crédits : Ronan Liétar
Des conditions de vie difficiles rendues encore plus compliquées par les blocages administratifs, selon l’armateur :
« On essaye tant bien que mal de régulariser les situations de nos pêcheurs, mais ça prend trop de temps… »
« J’ai fait une demande pour régulariser ma situation en 2023 mais je n’ai pas eu de rendez-vous. Pareil cette année », résume Daniel Sukhdeo. « Je suis arrivé le 7 janvier 2020, j’ai toujours pêché sauf pendant huit mois où j’ai dû être hospitalisé à cause d’une maladie », raconte à son tour Clive Bacchus depuis son bateau, en train d’éplucher des légumes torse nu. Après de longues procédures, il a finalement obtenu son titre de séjour. Son collègue, Deonarine Goberdhan, est arrivé en Guyane il y a dix ans après un passage au Suriname : « J’ai été attaqué par des pirates, je ne veux pas y retourner. C’est plus sûr de pêcher en Guyane. J’envoie de l’argent au pays et je vais voir ma famille à Georgetown [capitale du Guyana] tous les deux à trois mois. » Lui espère désespérément une régularisation.
Clive Bacchus, pêcheur arrivé en Guyane en janvier 2020, vient d'être naturalisé. / Crédits : Ronan Liétar
Deonarine Goberdhan, arrivé il y a dix ans après un passage au Suriname, espère une régularisation. / Crédits : Ronan Liétar
Des freins à la régularisation
« J’ai réussi à légaliser mon affaire mais ça n’a pas été facile », confirme Jean-Michel Serra, le cousin de Yann, qui passe pour filer un coup de main :
« Je travaille dans le BTP en même temps. Ils disent qu’on manque de jeunes dans la filière mais il y en a ! Il faut mettre les moyens pour les accompagner. »
Face au manque de main d’œuvre dans le troisième secteur économique de la Guyane, un premier pas avait été fait en 2023 : « Dans le cadre de la circulaire Valls, on a procédé à la régularisation de 97 personnes début 2023 pour accompagner la filière », explique le directeur de la mer, des fleuves et du littoral à la Direction générale des territoires et de la mer, Michel Goron. Cette vague de régularisations exceptionnelles s’expliquait par la volonté de la préfecture de lutter contre la “pêche pirate”, dont la pression a doublé en douze ans, selon une étude menée entre L’Ifremer, le CRPMEM et le WWF de Guyane en 2024. Les conditions pour intégrer une filière légale restent cependant encore contraignantes. « Les armateurs ont le droit d’embaucher des marins étrangers mais il faut faire les démarches avant leur arrivée sur le territoire », contextualise Michel Goron, qui est placé de par son rôle sous l’autorité de la préfecture.
De gauche à droite, José Achille (pêcheur), Léonard Raghnauth (président du comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Guyane), Gabriel Serville (président de la Collectivité territoriale de Guyane) et Sandra Trochimara (maire de Cayenne). / Crédits : Ronan Liétar
Pour ne rien arranger, depuis janvier, la circulaire Retailleau a durci les règles de l’accès au titre de séjour pour un étranger travaillant dans un secteur en tension. Maintenant, la préfecture demande trois ans de présence en France, douze mois d’ancienneté dans le métier et surtout une maîtrise de la langue française reconnue par un diplôme ou une certification. Les besoins locaux se confrontent aux exigences nationales. « On doit désormais demander à des gens qui subissent une pression économique d’arrêter leur activité pour passer des diplômes », explique Léonard Raghnauth, président du CRPMEM de Guyane. Selon la préfecture, une nouvelle liste de pêcheurs à régulariser est en train d’être établie pour 2026, afin d’accélérer le développement bien engagé de la filière de la pêche en Guyane. « En 2022, on avait 22 navires actifs, aujourd’hui on en a 97 pour 238 marins », félicite Michel Goron.
Réalité sociale
« Il faudrait quelqu’un qui nous aide à aller plus loin. On voudrait entre autres un accompagnement administratif, un accès à la formation, une amélioration de nos conditions de travail », énumère Yann. « Pour lutter contre la pêche illégale à la Crique, on prône plutôt des contrôles sanitaires, plus de prévention auprès de la population et surtout un accompagnement des pêcheurs en situation illégale », défend de son côté Léonard Raghnauth.
La Crique reste un lieu de convivialité. / Crédits : Ronan Liétar
Derrière la vitrine de son stand, Daniel Sukhdeo tend deux sacs plastiques à une dame contenant du vivaneau et de l’acoupa. « On a l’habitude de venir, c’est plus convivial », sourit Myriam (1). « Il n’y a rien de malhonnête ou de dangereux ! Au regard du problème de la vie chère, on se rue sur les options les moins coûteuses », abonde son mari, Paul (1), qui ne vit plus en Guyane mais qui continue d’y revenir « tous les trois mois environ ».
Les pêcheurs évoluent dans des conditions de vie difficiles rendues encore plus compliquées par les blocages administratifs. / Crédits : Ronan Liétar
« On ne règlera pas le problème de la pêche illégale sans s’attaquer à la réalité sociale en Guyane », avait expliqué le député Davy Rimane lors d’une réunion le 16 octobre sur le sujet avec les armateurs et la préfecture. En attendant, Yann, Bruno et Daniel continuent de découper leurs poissons dans leur cabane sous l’œil intéressé des hérons blancs.
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(1) Les prénoms ont été changés.
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