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    24/08/2015

    Sur StreetPress retrouvez en exclu le premier chapitre

    Phi Prob, le nouveau roman du Mec de l'underground

    Par Le mec de l'underground , Marty

    Notre chroniqueur, Johann Zarca aka Le Mec de l’underground, publie Phi Prob son second roman. Un périple urbain et mystique dans un Bangkok nocturne rythmé par les potes, la gnôle, les néons et les blowjob-bars. Premier chapitre, la suite en librairie.

    Je suis Prob, et je prospère dans cette nouvelle enveloppe depuis deux semaines. Ce corps est dégueulasse tant l’alcool l’a brutalisé. Le foie est abîmé, le cerveau endommagé et le sang pue. Les os s’effritent, les nerfs fatiguent. J’aime mieux les carcasses saines, celles qui garantissent un festin royal. Cependant, je ne choisis pas ma chair. Je suis Prob, les Farangs – étrangers au teint pâle – me nomment « Jeff » mais les Thaïs m’appellent « King Kong » en raison de ma pilosité, presque banale pour un Occidental mais abondante pour un peuple imberbe.
    Je demande au chauffeur de réduire la clim ; il caille comme pas deux dans son taxi. Un coup à choper la crève une fois à Bangkok. Les Thaïs de la ville ont tendance à penser que les Farangs débarquent du pôle Nord et qu’ils apprécient leur environnement frais d’origine. Je n’avais pas ce problème à la campagne. Le pilote baisse l’aircon, puis balance sur l’autoradio une musique traditionnelle, un cliché du folklo national.

    Bangkok, alias Krung Thep, la cité des anges. Drôle de nom pour une métropole aussi infernale. Deux longues années que je n’ai pas foutu les pieds dans la capitale, et ce n’est pas sans plaisir que je m’y réinstalle. Nous y sommes déjà, à en juger par l’impressionnante concentration de caisses et la grisaille d’un ciel pollué. Retour à la civilisation.
    Mon regard se perd dans le bordel autoroutier infecté de bécanes, de trucks, de bagnoles tunées, de taxis jaunes, roses et bleus et de quelques tuk-tuk suicidaires. Je me sens nauséeux, le voyage a été long et certaines routes sont craquelées sur cinquante bornes. J’ai eu ma dose.
    Je gratte une molaire, la lèche, celle-ci ne tiendra pas longtemps. L’enveloppe réclame de l’alcool, mes mains se mettent à trembler. Je sue comme un boeuf.
    « Sukhumvit ? me demande le chauffeur.
    — Yes, Sukhumvit, Soi 4.
    — Sukhumvit, Soi 4 ! » répète le driver avant de chantonner par-dessus son bastringue.

    Je termine la flotte, range la bouteille dans mon sac à dos, sors une tige de mon paquet d’Alain Delon et l’allume. Le taxi m’a autorisé à fumer dans sa tire, je ne me gêne pas. Rien de mieux pour me foutre la gerbe mais mon corps mendie sa dose de nicotine. Je baisse la fenêtre, une bouffée de chaleur mazoutée s’engouffre à l’intérieur de la caisse.

    L’atmosphère de la ville, je l’apprécie, en bon citadin que je suis. J’apprécie non pas l’odeur en soi mais les souvenirs qui lui sont associés. La puanteur de Bangkok est ma madeleine, sans vouloir me la jouer poète. Comment j’ai pu me terrer deux berges à la campagne ? C’est fou ce que l’amour rend dingue ! Dès aujourd’hui, mes amours seront les buildings, les effluves qui émanent des pots d’échappement, le barouf, les potes, les chattes, les femmes, que nous autres expats appelons les « yins ».
    « Sukhumvit, Soi 4, Soi Nana ? me relance le driver, jamais las de me poser les mêmes questions.
    — Yes, Soi Nana ! »
    Il se marre :
    « Soi Nana, many many ladies ! »
    Ça, pour y avoir des meufs…
    « Yes, I know.
    — Ah ! You know ladies from Thailand ! Thai ladies, good ! »
    Le gus me prend vraiment pour un touriste. Je souris. Ces conneries m’ont manqué.
    « Yes, ladies good for boum-boum! » je lui réponds.
    Fou rire. J’étais sûr que ça lui plairait. Il me refile le prospectus habituel, illustré par des yins disposées sur les gradins d’un aquarium, et par la photo de deux poules plongées dans un bain moussant.
    « Soapy massage ! me précise le Thaï. Good body massage with young ladies. Me, I know good place for body massage, sir ! »

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    Je termine la flotte, range la bouteille dans mon sac à dos, sors une tige de mon paquet d’Alain Delon et l’allume. / Crédits : Marty

    Plus de doute, je ne suis pour lui qu’un blanc-bec en vacances. Je lui rends son papelard et gratte sa carte pro, histoire de le laisser croire que je le contacterai.
    Je grignote la dent, la ronge doucement, lèche la gencive.
    Je reconnais le Grace Hotel, la crèche des Saoudiens. Nous circulons dans la Soi 3, Soi Arab pour les connaisseurs, Soi Muslim ou encore Soi African. À moi Sukhumvit ! Mon coeur s’emballe, mélange de stress, lié aux manifestations de mon parasite, et d’excitation. Excité de revoir les potes, de bouffer occidental et de piner comme un lapin. J’ai mal à la bouche, je crois que Prob est en train de me bouffer la langue.
    « Merde ! je râle dans le taxi. Fuck ! »
    Le driver se retourne :
    « What ?
    — Sorry, nothing ! »

    Le taco tourne à gauche et s’engouffre dans la grande artère, Thanon Sukhumvit, encore à peu près calme à l’aube. Dans une heure débutera le traffic jam – le gros foutoir – et progresser de cent mètres prendra deux plombes. Je contemple les trottoirs de Sukhumvit Road où des marchands dressent leur street shop. Quelques putes arpentent le macadam en quête de chalands sortis d’after, les bosseurs partent au charbon et des bonzes sillonnent le secteur afin de recevoir l’aumône de la populace. Au-dessus de nos têtes, le skytrain, métro aérien de Bangkok.
    « What your hotel, sir ? questionne le chauffeur.
    — Nana Hotel ! »
    Le taxi tourne au carrefour d’Asoke pour reprendre la route dans l’autre sens de circulation, en longeant les Soi aux numéros pairs. Burger King, Subway, McDo, Italian Food, English Breakfast, Pizza, Indian Food, Penjab Food… je ne mate que les gastos.
    Je suçote le petit intestin.

    La nausée se réveille. Le chauffeur braque à gauche. Soi 4. Le Nana Plaza sommeille, seules les échoppes établies sur le trottoir s’activent déjà et quelques gonzesses chassent encore par-ci, par-là. Mon chauffeur s’introduit dans l’enceinte de l’hôtel, traverse le parking et s’arrête devant l’entrée principale de l’établissement. Nous y sommes. Yes ! Mon nouveau chez-moi.
    Nous décanillons de la tire, le driver se précipite sur le coffre pour en extraire ma valoche. Le kif de pouvoir me remuer un peu, après un voyage aussi long. Les lombaires défoncées, je procède à de brefs étirements. Puis j’ouvre mon sac, récupère du fric dans ma sacoche, file au taco quatre biftons de 1 000 bahts pour la course, et deux de 100 pour le tip.
    « Khob khun krap, sir ! se prosterne le Thaï.
    — Krap ! »
    Une vierge !

    Il me lâche un dernier sourire puis, sans perdre de temps, remonte au volant de sa bagnole. J’attrape mes affaires, franchis les portes automatiques de l’hôtel. Immédiatement, l’air ambiant me glace la chair. La putain de clim ! Il caille ! Je rejoins la réception.
    « Good morning, sir ! m’accueille une vieille femme souriante et étrangement trop distinguée pour bosser dans un bobinard pareil.
    — Morning ! I booked a room for three months.
    — Yes ! May I have your passport, please ?
    — Yes ! »
    Pourvu qu’ils ne me fassent pas chier avec mon visa bientôt périmé… J’ouvre à nouveau mon sac à dos, sors mon passeport de la sacoche et le pose sur le comptoir. La vieille le saisit, s’éloigne pour pianoter deux, trois trucs sur les touches d’un ordinateur et revient vers moi :
    « Mister Jean-François !
    — Yes !
    — You chose a suite !
    — Yes ! » je confirme.
    La vieille me remet un formulaire à remplir avant de s’éclipser dans l’arrière-salle.
    Formulaire à la con, comme si tu n’avais que ça à foutre…
    Je m’énerve, à cause de Prob, et bâcle la paperasse en deux minutes sans vraiment faire gaffe aux cases que je coche. La vieille réapparaît pour me présenter une calculette sur laquelle l’écran affiche le nombre 36 000 :
    « Thirty-six thousand bahts, sir, one month ! »
    Trente pour cent de discount, c’est bien ce que j’avais calculé. Je signe son formulaire et récupère mon passeport, en échange de quoi la vieille me fournit une carte magnétique.
    « Room 416, sir ! Have a nice day ! »
    Un employé s’empare de ma valoche, la pose sur un chariot et, d’un geste de la main, m’invite à le suivre. Une minette surgit aussitôt dans le hall, accompagnée d’un vieux Farang en sandalettes, bermuda à fleurs, chemise à manches courtes, casquette Singha et longue barbe grisonnante. Le parfait khwaay, terme traduisible par « boeuf » et signifiant « beauf » ! Le regard de la yin croise le mien, elle m’envoie un sourire gracieux et furtif, que je lui rends illico. Charmante.
    Envie de défoncer ton petit cul !

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    Je reluque ma suite. Rien de top mais bon, vu d’où je viens, je ne me permettrais pas d’avoir des goûts de luxe. / Crédits : Marty

    Je reluque ma suite. Rien de top mais bon, vu d’où je viens, je ne me permettrais pas d’avoir des goûts de luxe.
    « If you need something, sir, lady or ganja, you tell me ! »
    Lady ou… ganja ! Il veut me foutre dans la merde, le porteur, ou quoi ? Je ne supporte pas ce vice qui consiste à t’amadouer pour mieux te baiser, tout ça pour gratter quelques bahts. D’accord, les mecs comme lui ne roulent pas sur l’or mais tous les Thaïs, même les plus misérables, ne jouent pas à ce petit jeu de con. Le problème, quand tu es un Farang, c’est que l’on te prend souvent pour un touriste, un débutant, quand bien même tu vis ici depuis plusieurs années.
    Enfoiré de Thaï de merde !
    Je serre les poings, énervé, j’évite pourtant de lui faire perdre la face :
    « No, thanks !
    — OK, sir… a tip, for me ? »
    Et en plus il me réclame un pourliche. Sans gêne, le mec ! En guise de tip, je lui offre un sourire, il n’aura qu’à s’acheter une dignité avec. Le zig reste quelques secondes dans ma piaule, des fois que je changerais d’avis, puis finit par s’éclipser en me saluant.
    La pression du voyage retombe, je me sens soulagé d’être arrivé à bon port. Enfin chez moi, dans ma ville, dans mon quartier !
    Je lèche la dent.

    Je rangerai mes affaires plus tard, l’appel de la bibine persiste. Je change de tee-shirt, embarque mon larfeuille, mes clopes, et quitte la chambre. Je longe le couloir, presse le pas et me faufile dans l’ascenseur juste à temps, avant que les portes automatiques ne se referment derrière moi. Je me retrouve face à deux jeunes Arabes branchés, Saoudiens ou Qataris, l’un avec une casquette New York et des fringues d’Amerloc, l’autre sapé d’un veston et d’un pantalon en lin. Le pro-Ricain appuie sur le bouton zéro. Calme olympien dans l’élévateur, les deux Arabes me dévisagent sans discrétion. Je fais mine de ne rien remarquer, baisse la tête et
    fixe mes pompes.
    Une vierge !
    Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, j’adresse un signe amical aux gardiens et pointe illico dans le fumoir. Putain, il pèle vraiment dans ce hall, on se croirait en Alaska. Ils font chier avec leurs conneries !
    J’ingère les quelques nutriments qui transitent dans l’intestin.
    La dalle me reprend, j’irai faire un tour au McDo tout à l’heure, depuis le temps que je rêve de m’envoyer un bon burger dans la panse.

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    « Hello mister, can I take a cigarette ? » / Crédits : Marty

    Je m’introduis dans le fumoir, trois poules d’un âge avancé prolongent leur soirée autour de Singha Beer. Je me poste à une table, elles s’arrêtent de jacter et me lorgnent avec insistance pour attirer mon attention. Je les ignore, elles reprennent leurs bavardages sans me lâcher du regard.
    Elles parlent de toi.
    Une serveuse débarque dans la salle et vient saisir ma commande :
    « Would you like some drink, sir ?
    — Yes ! Jack Daniels, and Singha Beer, please.
    — Jack Daniels, and Singha Beer ! » elle répète avant de tourner les talons.
    J’allume une clope. La plus ancienne des vétéranes – si j’en juge par la froissure et la couleur cendrée de sa peau – se lève, abandonne ses sistas et ramène son cul dans ma direction.
    « Hello mister, can I take a cigarette ? »
    Je lui tends mon paquet :
    « Yes, sure ! »
    De la viande ! De la barbaque à enfourcher !
    Elle récupère une tige, me remercie et m’invite à sa table. Nan, je préfère rester peinard dans ma contemplation, pas besoin d’avancer l’heure du chambard.
    « Thanks ! » je réponds comme un Thaï, évitant de me mettre en situation de gêne.
    Elle emprunte mon briquet, allume sa guinze et regagne sa place parmi ses copines. La serveuse renquille dans la smoking room, pose mon verre de sky et ma bibine sur ma table :
    « One hundred and sixty bahts, please ! »
    Je dégaine mon flouze, lui file 200 bahts, elle m’en rend 40 et se taille. Je n’attends pas trois plombes pour siffler le sky d’une traite, puis j’enchaîne sur la roteuse. Enfin je me détends, savoure ce moment de solitude mais, à trop me la couler douce, je commence à fatiguer. Je vais remonter dans la piaule, m’écraser un peu avant d’aller becqueter. J’en ai besoin, je ne dors plus des masses depuis plusieurs jours et je préfère me ménager car la nuit promet d’être longue et animée. Les potes m’attendent à 18 heures au Beer Garden.
    Une vierge !

    Je vide la bière. Je téterais volontiers un deuxième sky, je vais carrément passer au 7 Eleven ou au FamilyMart pour acheter une torpille. Je me lève, tire ma révérence aux trois yins et me sauve du fumoir… Merde ! Je porte la main à ma bouche et recrache un chicot. Ma molaire s’est déchaussée.

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