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    11/05/2022

    L’inspection du travail relève des manquements graves

    Mort de Bary Keïta sur un chantier : l’employeur mis en cause

    Par Clémentine Eveno

    Bary Keita est décédé après une chute sur un chantier de Pantin. Un triste accident consécutif à un malaise, selon son employeur. Mais StreetPress s’est procuré un document de l’inspection du travail qui pointe la responsabilité de ce dernier.

    Samedi 17 avril 2021, dans la matinée. – Samba Camara, un gaillard de près de deux mètres reçoit un coup de fil. C’est le boss de son meilleur ami, Bary Keïta. Il a eu un accident sur le chantier de démolition où il travaille. Samba Camara se précipite à l’hôpital. Il découvre son pote allongé sur un lit, inconscient. C’est la dernière fois qu’il le voit : Bary Keïta meurt la nuit suivante, aux alentours de 5h du matin. Il avait 28 ans.

    Dans le quartier résidentiel de Pantin où travaillait Bary Keïta, sa mort n’a pas laissé de trace. Un an après le drame, les travaux sur lesquels il travaillait continuent. En avril 2023, la résidence toute neuve sera terminée. Certains des onze appartements sont encore en vente. Les affaires ne s’arrêtent pas. Pour un T3, comptez 539.000 euros. Mais plus d’un an après le décès, les proches du jeune travailleur sans-papiers malien s’interrogent sur les circonstances de sa mort. La justice aussi. Elle a ouvert une enquête qui, selon nos informations, devrait déboucher prochainement sur une ou plusieurs mises en examen.

    Des circonstances troubles

    Les premiers articles de presse consacrés au décès de Bary Keïta racontent qu’il est tombé de près de cinq mètres alors qu’il était perché sur un échafaudage. Face aux policiers, son employeur Vatche Ghazarian, présent sur le chantier au moment de l’accident, évoque lui une chute d’une hauteur de 1m60. Interrogé par StreetPress, il dit même qu’il est tombé d’à peine 60cm. S’il est tombé, c’est après une perte de connaissance à cause du Ramadan. L’artisan détaille :

    « J’ai vu son oeil tout blanc, retourné. Il est tombé comme une pierre. »

    Un malheureux accident dont il n’est pas responsable mais qui l’a, dit-il, traumatisé. Il soupire :

    « Je suis triste, c’était mon ami. »

    Et pourtant, la version qu’il donne ne correspond pas aux éléments recueillis par l’enquête. Le média Infomigrants s’est procuré un rapport médical qui évoque des blessures consécutives à une chute de cinq mètres. Bien plus que la hauteur évoquée par M. Ghazarian.

    Pour faire toute la lumière sur les circonstances de la mort de Bary Keïta, l’inspection du travail s’est rendue sur le chantier. StreetPress a obtenu une note de synthèse de cette enquête qui relève plusieurs infractions qui auraient « directement participé à la réalisation de l’accident du travail ». Le document pointe directement la responsabilité de Vatche Ghazarian et de sa société, Enzo. Celui-ci nie tout en bloc :

    « Quand ils ont dit qu’il est tombé, tout ça ce n’est pas vrai, c’est du bla-bla. »

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    StreetPress a obtenu une note de synthèse de l'enquête de l'inspection du travail qui relève plusieurs infractions qui auraient « directement participé à la réalisation de l’accident du travail ». Le document pointe directement la responsabilité de Vatche Ghazarian et de sa société, Enzo. / Crédits : DR

    L’absence d’échafaudage

    L’enquête dénichée par StreetPress note notamment que Bary Keïta était sur une échelle et non sur un échafaudage comme évoqué au départ. Et c’est une infraction. Selon le code du travail, il est interdit d’utiliser à son poste de travail « échelles, escabeaux et marchepieds ». Mais pour Vatche Ghazarian, il n’y a aucun problème. Il rétorque :

    « Dans tous les chantiers, il y a des échelles, il ne va pas venir avec un hélicoptère. »

    Effectivement, il peut y avoir une échelle pour monter mais il ne faut pas rester dessus pour effectuer des travaux longs et répétitifs, comme ceux que devait faire Bary Keïta. L’entreprise Enzo aurait dû mettre à sa disposition un échafaudage stable.

    L’absence de casque

    Si l’échelle a pu causer la chute, l’absence de casque en a sans aucun doute aggravé les conséquences. Le rapport médical révélé par Infomigrants évoque « une fracture du crâne avec enfoncement frontal et une fracture de la première vertèbre cervicale ». Le port du casque est obligatoire dans un chantier de démolition. Les « équipements de protection individuels » doivent d’ailleurs être fournis par l’employeur.

    Là encore, Vatche Ghazarian refuse d’endosser une quelconque responsabilité sur l’absence de casque. Il dit l’avoir fourni. C’est Bary Keïta qui aurait choisi de ne pas le porter. « S’il ne le met pas, c’est son problème », s’emporte le chef d’entreprise :

    « Tu donnes à des gens le casque, ils ne le mettent pas. Même chez Bouygues, c’est le cas. »

    Sous-entendu : c’est comme ça et on ne peut rien y faire. Pourtant, la loi dit qu’il doit l’imposer. On appelle ça l’obligation de résultat. C’est à l’employeur de mettre tout en œuvre, y compris de la prévention, pour qu’il n’y ait pas d’accident. La justice l’avait de nouveau précisé en 2018 dans le cas d’un couvreur qui était tombé d’une échelle.

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    « Cette mort ne semble intéresser personne. Elle n’a même pas perturbé le chantier de démolition qui s’est poursuivi comme si de rien n’était. » / Crédits : DR

    L’absence de contrat

    L’inspection du travail pointe aussi le fait que Bary Keïta travaillait sans être déclaré. Cette fois, Vatche Ghazarian le reconnaît, il a embauché Bary Keïta au black :

    « Ce n’était pas pour ne pas payer les charges, c’était pour l’aider. »

    Il dit travailler avec Bary Keïta depuis moins d’un an. Selon Samba Camara, l’ami de Bary Keïta, « ça faisait au moins un an et demi ». Ne pas déclarer un employé à plusieurs conséquences : notamment l’absence de couverture maladie, de cotisation pour le chômage ou la retraite.

    Derrière cette question de l’emploi illégal, se pose la question de la responsabilité du donneur d’ordre. Enzo est le sous-traitant d’une société SSCV KHF Jacquart, propriété du groupe Incity Executives. C’est elle qui encaisse en grande partie la marge effectuée sur ce projet. C’est souvent pour des questions de marge que les sous-traitants font bosser des ouvriers sans les déclarer. Et ce sont ces derniers qui trinquent.

    Qu’ils payent !

    Bary Keïta, en plus de travailler sans être déclaré, était sans papier. Après le travail, il retournait dans un hangar situé au 138 rue Stalingrad à Montreuil, où s’entassent près de 270 personnes. Quand il n’était pas au travail, il passait une grande partie de son temps avec son ami Samba Camara. « C’est un homme sage », lâche ce dernier avec gravité, encore au présent. Il se souvient des soirées à regarder des matchs de foot sur leur téléphone et des longues discussions enflammées sur l’équipe du Barça. Il évoque aussi avec gourmandise les tieps et les mafés que Bary Keïta préparait pour tout le monde.

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    Chez les proches de Bary Keïta, on se souvient de sa sagesse et des plats qu'il préparait généreusement pour tous. / Crédits : DR

    Un peu plus d’un an après le drame, ses proches attendent avec impatience que la justice fasse son travail. Il faut faire payer, au sens propre, les responsables. « Cette mort ne semble intéresser personne. Elle n’a même pas perturbé le chantier de démolition qui s’est poursuivi comme si de rien n’était », s’emporte Claude Andréani, membre d’une association décoloniale de Pantin :

    « Ils s’en mettent plein les poches. Il faut que ces salopards payent. »

    La colère est partagée par Sonia Da Cruz, soutien du Collectif des sans-papiers de Montreuil. Elle aide la famille de Bary Keïta dans les démarches judiciaires. Le but : assurer à sa mère restée au Mali les conditions de sa survie :

    « Le matériel, c’est la seule chose sur laquelle on a du pouvoir. Le reste, c’est mort. On ne pourra pas rendre Bary Keïta à sa mère. »

    Illustration de Une par Quentin Girardon.

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