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    08/09/2022

    « Un jour, on va soulever ce récépissé »

    Après neuf mois de grève des travailleurs sans-papiers de Chronopost, l’État refuse toujours de négocier

    Par Lina Rhrissi

    Une centaine de travailleurs sans-papiers, majoritairement salariés de filiales de La Poste, ont défilé pour demander leur régularisation. Ils sont en grève depuis plus de neuf mois mais la préfecture ne veut rien savoir.

    Créteil (94) – « La honte, la honte à ce pouvoir qui fait la guerre aux sans-papiers ! », scandent les manifestants, accompagnés par le son des tam-tams et des mégaphones. Ce mardi 6 septembre, plus d’une centaine de travailleurs sans-papiers et leurs soutiens ont marché du bureau de Poste à la préfecture pour réclamer leur régularisation. Depuis neuf mois, les manifs et les réunions rythment le quotidien de ces Maliens, Sénégalais ou Mauritaniens qui ont traversé la Méditerranée en quête d’une vie meilleure. Aboubakar Dembélé, 30 ans, porte-parole charismatique du mouvement, se rassure :

    « On a l’habitude d’attendre, de patienter. On a toujours été traités comme ça, ça va venir. »

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    Aboubakar Dembélé, 30 ans, porte-parole charismatique du mouvement. / Crédits : Lina Rhrissi


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    Le 6 septembre 2022, une centaine de travailleurs sans-papiers et leurs soutiens ont marché du bureau de Poste à la préfecture pour réclamer leur régularisation. / Crédits : Lina Rhrissi

    Alors que l’e-commerce explose depuis la pandémie, ces travailleurs sont la face cachée de la livraison. 18 d’entre eux tiennent un piquet de grève au centre de tri de Chronopost, filiale de La Poste, à Alfortville (94), non loin de là. Ce site est géré par un sous-traitant : Derichebourg, ce qui permet au groupe français de se dédouaner. À Coudray-Montceaux (91), environ 80 travailleurs tenaient un autre piquet au centre de tri de DPD, autre filiale du groupe. Mais ce dernier a été évacué par la gendarmerie en novembre 2021.

    À LIRE AUSSI : 70 travailleurs sans-papiers en grève dans une filiale de La Poste

    Ce n’est pas la première fois que des salariés sans-papiers d’une filiale du groupe public se mettent en grève. Un premier combat a été mené il y a deux ans, durant neuf mois et a abouti à la régularisation de 74 salariés sans-pap’ de Chronopost et d’autres entreprises. Mais parmi les travailleurs qui avaient participé au mouvement social, 82 n’ont finalement jamais reçu le fameux récépissé qui permet d’obtenir ensuite un titre de séjour. Les agents de la préfecture se sont justifiés en leur expliquant qu’ils ont été débordés à cause du Covid-19. Aboubakar Dembélé précise :

    « On se bat pour notre régularisation, mais aussi pour celle des anciens de 2019. »

    « En 2020, j’étais dans un foyer à Saint-Denis et une connaissance m’a parlé d’une boîte d’intérim à Rungis qui recrute même si les papiers ne sont pas bons », se remémore Aboubakar Dembélé, aîné d’une fratrie de cinq et qui a besoin d’argent pour l’éducation de ses frères et sœurs. « J’ai envoyé la photo du titre de séjour d’un cousin et j’ai dit que je n’avais pas de numéro de sécurité sociale. » Pour bosser, les sans-papiers utilisent ce qu’on appelle des « alias », c’est-à-dire qu’ils empruntent les papiers d’un membre de famille ou d’une connaissance en règle, souvent en échange d’une rétribution financière.

    « Le lendemain, on m’a appelé pour me demander de venir travailler de 2h à 7h30 du matin, à deux heures de bus. Quand je suis arrivé, on ne m’a même pas demandé ma pièce d’identité. »

    Aboubakar trime pendant un an. Toute la nuit, les camions crachent des paquets sur un tapis roulant qui ne doit jamais être vide. Aucune pause, pas même pour aller aux toilettes.

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    « On se bat pour notre régularisation. » / Crédits : Lina Rhrissi

    « Les chefs crient sur toi comme sur un chien », se souvient-il. Pour un salaire d’environ 700 euros par mois. « Ils te donnent un temps plein payé comme un temps partiel. » Et au moindre relâchement, un SMS de fin de mission peut annoncer la fin de contrat.

    ​​L’inspection du travail dénonce du travail dissimulé et du marchandage

    Comment leur lutte a-t-elle commencé ? Aboubakar Dembélé explique sa prise de conscience.

    « On avait des collègues français, des mecs de Choisy ou Vitry, qui ne restaient pas plus de trois jours. Ce sont eux qui nous ont fait réaliser qu’il fallait arrêter. Que c’était de l’esclavage moderne. »

    Les travailleurs sans-papiers vont voir le syndicat Solidaires qui les a aidés à s’organiser. Le 3 décembre 2021, le Malien, étudiant en droit dans son pays, et ses collègues tentent d’envahir l’agence Chronopost. Sans succès. Quatre jours plus tard, ils reviennent avec le maire PS d’Alfortville Luc Carvounas et parviennent à s’installer.

    À LIRE AUSSI : Clientélisme à Alfortville : un enregistrement compromettant pour le maire PS

    Le 31 janvier 2022, les travailleurs obtiennent une première victoire. L’Inspection du travail, qui s’est rendue sur le site de Coudray-Montceaux géré par DPD, dénonce « l’emploi d’étrangers sans titre, le travail dissimulé, le recours irrégulier au travail temporaire et le marchandage ». Conséquence : La Poste annonce que Chronopost et DPD mettent fin à leur relation avec Derichebourg, selon des informations révélées par Libération .

    Cortège dansant et mauvaise nouvelle de la préf’

    Mamadou Kalifa et son tambour mettent le feu en tête de cortège. Cet ancien salarié de Chronopost était griot (un barde) au Mali. Des travailleurs du BTP, du nettoyage ou de la restauration sont venus remplir les rangs, exclusivement masculins. L’un d’eux travaille avec un alias dans un restaurant prestigieux des Champs-Elysées. Il ne veut pas donner son nom par peur de perdre son poste. À l’image de la lutte victorieuse des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles menée par Rachel Kéké – devenue députée France insoumise -, le combat des Chronopost fédère les exploités sans-papiers de tous les secteurs.

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    Mamadou Kalifa, ancien travailleur de Chronopost et ancien griot au Mali. / Crédits : Lina Rhrissi

    15h. La foule est arrivée devant la préfecture du Val-de-Marne. Le chef de cabinet de la préfète a accepté de recevoir une délégation. Une heure plus tard, le compte-rendu est décevant. Au micro, Jean-Louis Marziani explique qu’il n’y a toujours pas de régularisation collective. La préfecture accepte d’observer les nouveaux dossiers de Chronopost, mais pas ceux de 2019 et seulement sous condition de respect de la circulaire Valls. C’est-à-dire qu’ils doivent avoir Cerfa. Or, La Poste et Derichebourg refusent de délivrer ces formulaires. Conclusion : la préfecture ne va examiner aucun des dossiers. Le militant de longue date s’exclame :

    « À la fin, le discours était : “Vous n’avez qu’à porter plainte”. Mais c’est à eux de s’occuper de ces illégalités, de l’infraction du code du travail et de l’exploitation éhontée qui est faite par les services de La Poste ! »

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    Les travailleurs sont en grève depuis plus de neuf mois mais la préfecture ne veut rien savoir. / Crédits : Lina Rhrissi


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    Des travailleurs sans-papiers de Chronopost sont soutenus par leurs homologues d'autres entreprises. / Crédits : Lina Rhrissi

    Piquet de grève, tentes Quechua et mafé

    Après la manif’, les 18 grévistes et les 150 travailleurs sans-papiers qui les soutiennent vont retourner dans leur campement précaire, installé chemin de Villeneuve Saint-Georges, devant l’agence Chronopost d’Alfortville. Neuf mois qu’ils sont là, le temps commence à être long. Ils s’occupent en jouant aux cartes. Et sans salaire, le quotidien n’est pas facile. Ils se nourrissent grâce à la solidarité des riverains, cuisinent tiep bou dien et mafé. L’hiver approche et les tentes ne protègent pas du froid et de la pluie. « Je croyais que la France était le pays des droits de l’Homme, mais ils nous laissent dehors pendant des mois », regrette Doucouré Madiouma, un Malien arrivé en France en 2018 et qui a déchargé les colis des camions pendant six mois. Aboubakar Dembelé tranche :

    « On ne s’est pas arrêté sur le zodiac, on ne va pas s’arrêter ici. On a déjà tout vu, on n’a pas peur de mourir. Un jour, on va soulever ce récépissé. »

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