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    13/07/2023

    L’enquête de la police des polices

    Mensonges et aveux des policiers qui ont renversé trois jeunes en scooter

    Par Mathieu Molard

    Le 13 avril 2023 au soir, un véhicule de police a renversé trois adolescents en scooter. L’enquête de l’IGPN que StreetPress et Mediapart ont pu consulter montre que les fonctionnaires ont d’abord tenté de masquer leur faute.

    Il est tout juste 5 heures du matin, ce vendredi 14 avril. Les policiers Alexis D., Emilia S. et Mamoudou C., sont entendus simultanément par trois fonctionnaires du service de traitement judiciaire des accidents (STJA). Chacun livre à l’officier de police judiciaire (OPJ) qui l’auditionne, un premier récit sur les circonstances d’un accident dramatique. Comme l’avaient révélé StreetPress et Mediapart, à 23 h 47, le jeudi 13 avril 2023, trois adolescents ont chuté alors qu’ils tentaient d’échapper en scooter à un contrôle de police. Selon les victimes et cinq témoins entendus dans l’enquête que nous avons pu consulter, la voiture de police a donné un coup de volant et percuté le scooter, entraînant sa chute. Des traces de peinture retrouvées sur la carrosserie du break policier semblent confirmer ces récits. Alors que le pronostic vital de l’une des victimes est engagé, les fonctionnaires vont commencer par nier ce contact.

    À RELIRE : Une course-poursuite finit en drame : la police accusée d’avoir percuté trois ados sur un scooter

    Le déni

    Dans les heures qui suivent le choc, les versions des trois policiers concordent. Aux alentours de 23h45, l’équipage croise sur le boulevard Davout dans le 20e arrondissement de Paris, trois jeunes sur un Cityscoot. L’un des passagers n’a pas de casque. Le scooter, poursuivi par le véhicule sérigraphié, emprunte plusieurs routes à contre-sens. La chasse n’est lancée que depuis une poignée de minutes quand le drame se produit.

    « Nous arrivons à nous porter à leur hauteur rue de Bagnolet. Notre chef de bord ouvre sa fenêtre, côté passager et donne au conducteur l’injonction de s’arrêter », détaille le gardien de la paix Mamoudou C., dans le procès-verbal de sa première audition. « Le cyclomoteur ralentit, laissant penser qu’il va obtempérer à nos injonctions. À ce moment-là, étant à la hauteur de la fenêtre de notre chef de bord, il tourne la tête afin de regarder la collègue et commence à perdre le contrôle de son engin en guidonnant », poursuit le fonctionnaire. Il est assis à l’arrière du véhicule de police au moment du choc :

    « Le cyclomoteur semblait s’arrêter, j’ai ouvert la porte arrière droite afin d’intervenir rapidement […]. Nous rendant compte que ces derniers ne s’arrêtaient pas, j’ai rapidement refermé la porte. J’ai vu le cyclomoteur soudainement guidonner et quelques instants après nous avons entendu un gros bruit et avons immédiatement compris que le cyclomoteur et ses trois passagers avaient heurté un potelet en fer. »

    Le fonctionnaire du service de traitement des accidents judiciaires relance le policier auditionné :

    « – Selon vous, pouviez-vous éviter l’accident ?
    - Non l’accident ne pouvait pas être évité.
    - Qui est fautif dans cet accident ?
    - Le conducteur du cyclomoteur est à mon sens fautif car il transportait deux passagers dont un non casqué. Il emprunte plusieurs sens interdits et il a pris des risques pour sa vie, celle de ses passagers et des autres usagers de la voie publique. »

    Dans les pièces voisines, Emilia S. la cheffe de bord et Alexis D., le conducteur du véhicule de police défendent la même version. À la question : « Avez-vous eu un contact avec le scooter avant ou au moment de sa chute ? », tous deux répondent clairement « NON ». Le mot est inscrit en lettres majuscules.

    Le jour s’est levé, mais les trois occupants du scooter ne sont pas non plus rentrés chez eux. Ilan, 14 ans, légèrement touché, est en garde à vue. Salif, 13 ans, gravement blessé, est à l’hôpital, tout comme sa sœur, Safyatou 17 ans, dont le pronostic vital est engagé.

    Le doute

    De retour au commissariat du 20e, Alexis D., Emilia S. et Mamoudou C. sont convoqués dans le bureau du chef de service, puis Alexis D., le conducteur de la voiture de police se colle à la rédaction du procès-verbal d’interpellation. Il maintient la version donnée quelques heures plus tôt au STJA. Les trois adolescents sont tombés seuls :

    « Constatons que le scooter commence à “guidonner”. Entendons alors un bruit sourd et voyons que ledit scooter est couché au sol, sur le trottoir, il se trouve à l’angle de la rue de Lesseps et de la rue de Bagnolet. »

    Mais ce PV ne sera signé que par le fonctionnaire qui l’a rédigé. Il est pourtant d’usage de le faire parapher par tous les policiers qui ont participé à l’intervention. Interrogé plus tard par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), Emilia S. va expliquer :

    « J’ai préféré ne pas apposer ma signature, car j’avais un doute sur le contact avec le deux-roues. Comme je n’avais pas le même ressenti que [Alexis D.] sur ce qui s’était passé, j’ai préféré ne pas signer. »

    « J’ai bien pris connaissance du PV », reconnaît également le troisième fonctionnaire, Mamoudou C., à l’IGPN. Lui semble tout au long de la procédure vouloir ménager chacun et surtout couvrir ses arrières. « Je dois dire qu’après les faits, nous avons appris que des témoins avaient déclaré que nous avions percuté volontairement le scooter. Pour ma part, j’ai bien entendu un bruit avant la chute du scooter, mais je n’ai pas constaté de volonté de la part d’Alexis de percuter volontairement le scooter. Alexis pensait ne pas l’avoir touché, tandis qu’Emilia n’était pas sûre. […] [Comme] nous n’avions pas ressenti les mêmes choses, je n’ai pas souhaité signer le PV d’interpellation. Je savais que j’allais devoir m’expliquer sur ces faits. »

    Malgré ces « doutes », ni Mamoudou C., ni Emilia S. ne vont à ce moment-là rédiger de rapport. Ils sont envoyés au repos pour le week-end. C’est seulement le 18 avril 2023, soit presque cinq jours après les faits, que les policiers Alexis D., Mamoudou C. (1) et Emilia S., vont enfin rédiger chacun un rapport. La veille, StreetPress et Mediapart ont publié leur enquête sur cette affaire. Les fonctionnaires mis en cause l’ont lu. Ils vont même reconnaître que cette « pression médiatique » va faire évoluer leur version.

    La prise de conscience

    C’est Emilia S. qui, rongée par les remords, raconte-t-elle, va la première avouer qu’il y a bien eu un choc entre la voiture de police et le scooter. Dans son rapport, elle écrit :

    « Après une période de déni, je me rends à l’évidence qu’un contact totalement involontaire a eu lieu entre notre véhicule et le scooter. […] Après réflexion, le mardi 18 avril 2023, vers 10 heures, je décide de me rendre au commissariat du 20e arrondissement de Paris dans le but d’informer mon chef de service de ces faits et de faire face à mes responsabilités. […] Marquée par l’émotion, je l’informe de mon incapacité à accepter la réalité sur l’instant et de la présence d’un contact totalement involontaire entre les véhicules. Rapport établi à toutes fins utiles. »

    De manière, semble-t-il, moins spontanée, le conducteur, Alexis D. va lui aussi revenir sur sa version initiale. Dans son rapport, il confesse « après discussion […] qu’il est possible, sans certitude, qu’il y ait eu contact entre nos véhicules, totalement involontairement de ma part ». Le troisième homme Mamoudou C. « ne se souvient absolument pas d’un contact entre le véhicule de police et le deux-roues », résume son supérieur qui l’a également reçu à son retour.

    Des demi-aveux

    Le 17 avril 2023, le STJA est dessaisi au profit de l’IGPN. Le 20 avril à 10 heures, les trois gardiens de la paix sont placés en garde à vue dans les locaux de la police des polices. Ils seront tous les trois longuement ré-interrogés à plusieurs reprises. Sous pression, les trois fonctionnaires réagissent différemment. Emilia S., la cheffe de bord, s’écroule devant les fonctionnaires de l’IGPN. « Je suis mère de famille, j’ai un enfant avec un handicap… Je n’ai jamais voulu que cela se passe comme cela. » La trentenaire fond en larmes. L’audition est interrompue un instant, avant de reprendre. « Depuis les faits je suis mal. Je ne dors plus. Je revis la scène en permanence. Je m’inquiète pour la jeune fille qui était sur le scooter et la voir au sol m’a bouleversé [pleurs]. Je suis très inquiète pour ces trois enfants et ne pense qu’à cela depuis les faits. »

    Interrogée sur les circonstances du choc, elle ne va pas frontalement mettre en cause son collègue qui était au volant du véhicule :

    « Je ne sais pas si c’est nous qui nous nous sommes rapprochés du scooter ou si c’est le scooter qui s’est rapproché de nous, je ne me souviens plus… Je sais que la distance entre nos deux véhicules devenait de plus en plus mince. »

    Le conducteur, Alexis D. semble lui, sur la défensive. « Il est possible, sans certitude, qu’il y ait eu un contact involontaire de ma part. Je ne suis pas en mesure de vous dire si c’est mon véhicule ou le scooter qui est venu au contact », lâche-t-il. « Mais en tout cas à aucun moment, je n’ai cherché à avoir un contact avec le scooter. » L’homme semble aimer l’action. Il projette d’ailleurs d’intégrer à terme une Brigade anti-criminalité (Bac). Interrogé sur les modalités de l’intervention, il ne se remet que peu en question :

    « - Pensez vous avoir fait le bon choix en vous plaçant sur le côté gauche du scooter et à hauteur de la conductrice afin de la stopper ?
    - Je pense avoir fait le bon choix pour permettre à mon chef de bord de pouvoir donner les injonctions d’arrêt à la conductrice.
    - La prise de risques n’est pas importante par rapport au résultat final, sachant qu’au départ, il ne s’agissait que d’infractions routières ?
    - Non, car tout policier fait cesser toute infraction qu’il constate.
    - Avec le recul, auriez-vous pu gérer cette situation autrement ?
    - Je ne pense pas. »

    Comme Emilia S., Mamoudou C. ne va pas enfoncer le collègue qui tenait le volant. Depuis la banquette arrière, il assure qu’il n’a rien vu ou presque. « Je ne faisais pas attention à la route car c’était le rôle d’Alexis en tant que conducteur », justifie-t-il. Les victimes et plusieurs témoins accusent par ailleurs Mamoudou C. d’avoir tenté de renverser d’un coup de portière le scooter en mouvement. Il reconnaît bien avoir « entre-ouvert la portière arrière droite », mais il ne faut pas y voir une mauvaise intention. « L’interception allait être imminente », c’était simplement pour « intervenir rapidement ».

    Les occupants du scooter assurent également que l’un des policiers les aurait menacé de son arme. Emilia S., va reconnaître avoir dégainé, mais sans jamais pointer son pistolet vers les trois jeunes :

    « Lorsque je me trouve à hauteur du conducteur du deux-roues, je constate qu’il s’agit d’enfants, je range alors mon arme immédiatement dans son étui à ma ceinture. »

    Une mise en examen

    Ce ne sont pas les vidéos qui permettront de trancher définitivement les circonstances du choc. Seul le conducteur était équipé d’une « caméra piéton », mais son objectif n’était pas orienté vers la scène. Les autres plaident l’oubli. Il est également à noter qu’aucun des trois policiers ne connaît la réglementation qui encadre les courses-poursuites et l’interception d’un deux-roues.

    À l’issue des gardes à vue, Alexis D., le conducteur du véhicule a été mis en examen pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique avec arme », et « faux et usage de faux en écriture publique ». Contacté, Maître Lienard, son avocat, s’est refusé au moindre commentaire :

    « Une instruction est en cours. Il appartient au juge d’instruction d’analyser les faits. »

    Trois mois après le drame, le pronostic vital de Safyatou, 17 ans, n’est plus engagé et elle est rentrée à son domicile. Mais elle a dû être ré-hospitalisée à plusieurs reprises et conserve de lourdes séquelles, tout comme son frère Salif, 13 ans. Ilan, le troisième passager de 14 ans, a, quant à lui, été touché à la jambe un peu plus sévèrement que ce qu’il espérait. « Le corps et l’esprit de ces adolescents sont particulièrement meurtris pour longtemps. Là où ils devraient être considérés dans leurs fragilités, leur couleur de peau active les préjugés et la figure de l’ennemi », commente leur avocat Arié Alimi. « Et les discours de certains syndicats de police incitent les policiers à percuter et à tuer ».

    À LIRE AUSSI : L’enquête de nos confrères de Mediapart sur le même sujet

    (1) Au cours d’une audition Mamoudou C. affirme avoir rédigé un rapport, mais il n’apparaît pas dans le dossier que StreetPress et Mediapart ont pu consulter.

    L’illustration a été réalisée par Caroline Varon. Il ne s’agit pas d’un fac-similé du PV d’audition, mais une mise en scène d’une citation (tirée d’un PV).

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