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    20/07/2023

    Overdose médicamenteuse ou intoxication ?

    Mort suspecte et tentatives de suicide : série noire au Cra de Marseille

    Par Elisa Verbeke

    En trois jours au centre de rétention de Marseille, une révolte a brûlé la moitié des chambres, un retenu est mort et deux autres ont tenté de se suicider. Les retenus dénoncent des conditions misérables, et le personnel aussi.

    Marseille (13) – Vendredi 30 juin, une révolte explose au centre de rétention administrative (Cra) du Canet, dans le 14e arrondissement de la ville. Des retenus, enfermés ici en attendant d’être expulsés de France, mettent le feu à leurs draps et matelas pour protester contre leurs conditions de vie et la « misère » dans laquelle ils vivent. Une bonne partie du centre de rétention prend feu. Le lendemain matin, l’un des retenus, S., est retrouvé inconscient dans sa cellule. Il a, semble-t-il, fait un arrêt cardiaque. Il est envoyé à l’hôpital Nord de la ville où il décédera le dimanche 2 juillet, comme l’a révélé le blog Marseille anti-Cra. Plusieurs retenus et l’épouse de S. accusent l’administration de négligence. Dans les jours qui ont suivi deux autres retenus ont tenté de se suicider.

    Révolte

    Le feu démarre au bloc OD le vendredi 30 juin à 23h40. Rapidement, l’incendie se propage jusqu’au bloc voisin, OC. Une vitre sépare les deux espaces. Les retenus la brisent pour fuir les flammes. Une cinquantaine de marins-pompiers arrivent sur place « en neuf minutes » selon eux et maîtrisent le feu.

    Vers une heure du matin, peu après les marins-pompiers, ce sont les CRS qui interviennent au Cra. « Ils sont arrivés bouillants ! », rapporte Mohamed. Lui est dans un bloc voisin de ceux qui ont brûlé. « Ils ont gazé directement », témoigne-t-il. Les retenus sont placés en rang, la tête contre le mur, puis assis les mains dans le dos pendant environ une heure. Selon un autre : « Ils nous ont donné des coups de matraque. » Aziz (1), 25 ans, aurait même le nez cassé à la suite à l’intervention policière. Dans son certificat médical que StreetPress a pu consulter :

    « Monsieur déclare avoir été victime de coups et blessures dans la nuit du 30 juin lors de l’intervention. Je constate un hématome de l’arête nasale et une fracture des os du nez. Quatre jours d’ITT. »

    Au total, 43 personnes sont délogées par l’incendie. Le Cra qui pouvait accueillir 110 personnes ne peut plus en abriter qu’une soixantaine. Après le feu, trente retenus sont expédiés dans un local de rétention (LRA) pendant deux jours, créé pour l’occasion. D’autres sont envoyés dans la zone d’attente du Cra où ils passeront la nuit sans matelas et sans eau suffisante. Dans les jours qui suivront, une dizaine d’entre eux seront libérés et assignés à résidence. Deux retenus seront transférés au Cra de Nîmes (30). Côté responsables, le tribunal indique que « deux personnes sont poursuivies du chef de destruction par un moyen dangereux pour les personnes et ont été présentées en comparution immédiate vendredi 7 juillet ». L’audience a été renvoyée au 25 juillet 2023.

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    Mort et tentative de suicide

    Le lendemain de l’incendie, samedi 1er juillet à 8h30, S. est retrouvé inconscient par ses coretenus. L’homme a 25 ans et attend son expulsion vers la Tunisie. Il habite pourtant avec sa femme et ses deux bébés de six et 18 mois à Aix-en-Provence (13). Mais après un séjour de six mois en prison pour tentative de vol, il a été placé au centre de rétention du Canet. Le 29 juin, la veille de l’incendie, lors de son audience devant le JLD (passage obligatoire pour toute personne incarcérée en rétention), S. avait demandé à voir ses enfants qu’il n’avait pas vus depuis son entrée en prison. Il embrassait ses bébés et sa femme une dernière fois dans les couloirs du tribunal, persuadé qu’il sortirait bientôt. « Quand il m’a raconté son audience avec le JLD, il m’a dit : “J’ai grandi sans père, je ne veux pas que ça arrive à mes enfants” », relate Youcef (1) un de ses coretenus. Quelques heures plus tard, dimanche 2 juillet à 13 heures, S. perdait la vie à l’hôpital Nord de Marseille. Ses deux enfants aussi grandiront sans père.

    La femme de S., a porté plainte contre X après la mort de son mari. Une enquête a été ouverte et une autopsie demandée. Car selon les retenus et sa femme, S. était asthmatique. Il aurait, pensent-ils, été asphyxié par les fumées de l’incendie. Mais pour la police, « le malheureux a été victime d’une prise inadaptée de médicaments. » Le parquet affirme lui que « les premières investigations ne permettent pas d’établir de lien entre ce décès, dont la cause toxique est privilégiée, et l’incendie. » Des analyses toxicologiques sont en cours.

    À en croire ses coretenus et des professionnels du Cra qui l’ont connu, impossible que S. ait fait une overdose. « Ce n’était pas un camé », indique un encadrant. « Il prenait un peu de cachets, de la prégabaline, normal, comme tout le monde ici, mais ce n’était pas un dealer et il n’en prenait pas beaucoup », conteste Youcef qui partageait sa chambre et Ismaël qui était logé dans le même bloc (1). Ce médicament, aussi connu sous le nom de Lyrica, est un antiépileptique dont l’usage est souvent détourné. Il est souvent consommé par les détenus et les retenus pour ses vertus anxiolytiques, désinhibantes et son coût dérisoire : deux euros la pilule. « C’est une drogue de la personne précaire », détaille Pierre (1), un des médecins de l’unité médicale (UM) du Cra avant de préciser ne pas en délivrer au Canet.

    Examen visuel

    La version de la mort par asphyxie à cause des fumées de l’incendie pourrait être compromettante pour la police. Dans un rapport de l’administration du Cra, que StreetPress a consulté, le commandant des lieux Christophe B. certifie qu’un médecin, sans qu’on connaisse son nom, s’est chargé d’effectuer un « examen visuel » des retenus après l’incendie. Le rapport « confirme qu’il n’y a pas eu d’exposition trop importante aux fumées ». Or, pour mesurer le taux de dioxyde, « on utilise un instrument par lequel il faut souffler », relève Pierre, le médecin du Cra. Pas possible donc, de le mesurer donc avec un « examen visuel ». La dizaine de retenus que StreetPress a interrogés sont unanimes : ils n’ont pas été auscultés par un médecin le dimanche 2 juillet.

    « Il y a un défaut de prise en charge », dénonce Sophie (1), avocate d’un des retenus. « Elle est catastrophique et montre bien les dysfonctionnements du Cra », estime-t-elle. La baveuse renchérit :

    « Si S. a fait une overdose, ou si la fumée l’avait intoxiqué, pourquoi ils ne s’en sont pas aperçus plus tôt ? En tout cas, s’il avait vraiment vu un médecin, il l’aurait vu. »

    Malik (1), son coretenu, assure lui qu’au moment où ils signalent le malaise, « la police a pris hella [beaucoup] du temps à arriver ! ». Pour contacter les agents, il existe bien des interphones, mais la police ne « répond jamais ». Au téléphone avec StreetPress, Mohamed fait le test en direct : l’interphone continue de sonner sans que personne ne décroche. Alors pour se faire entendre, les retenus « cachent les caméras avec des vêtements et là, les policiers viennent. Mais ça prend du temps. »

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    Dans une lettre, un des retenus se plaint au JLD du « traitement inhumain » subi au Cra du Canet. / Crédits : DR

    Conséquences psy

    « Un de leur camarade est mort et ils n’ont toujours pas vu de psy », déplore l’avocate Sophie. « On est tous traumatisés ici », relate Youcef. Le jour de la mort de S., un retenu aurait même fait une tentative de suicide : « Il a pris du Subutex, du Lexomil, du Seresta et tous les médicaments qui traînaient », explicite Amairi. StreetPress n’a pas pu déterminer quel est son état de santé actuel. Le lundi 3 juillet, un autre tente de mettre fin à ses jours : Arezki (1) « a avalé une pile, puis deux boulons, puis une lame de rasoir », retrace Mohamed. StreetPress a consulté le document fourni par l’hôpital de Marseille qui le confirme. « On a essayé de l’arrêter, mais on n’a pas réussi. » Arezki part à l’hôpital et retourne en rétention dans la foulée, on lui prescrit du Doliprane. Mohamed abonde :

    « Ce gars est suicidaire et ils le laissent sans surveillance. C’est pas sa place ici ! »

    Après le décès de S. et l’incendie, des retenus ont demandé leur remise en liberté au JLD via des lettres. En vrac, on y lit, le 2 juillet : « On est tous sous le choc, encore un autre est parti à l’hôpital aujourd’hui, c’est pas normal, regardez-nous, on est des êtres humains. » Dans une lettre du lendemain :

    « Nous sommes actuellement très faibles et très fatigués de cette situation, on a des camarades qui se suicident suite à cette situation car notre état psychologique a été touché. »

    Le 10 juillet, quelques jours après l’incendie, le bâtonnier de Marseille a exercé son droit de visite. Le rapport de la mission que StreetPress s’est procuré pointe du doigt le problème. « Le personnel infirmier constate que la plus grande difficulté sur le plan médical réside dans l’absence de tout soutien psychiatrique ou même d’appui psychologique, alors que la moitié des personnes retenues souffrent de problèmes d’addiction, de problèmes psychiatriques ou de problèmes psychologiques, voire des trois réunis », écrit-il. Le service infirmier confirme « qu’aucune cellule de crise psychologique n’a été mise en place, suite à l’incendie, ni à l’attention des retenus, ni à celle du personnel ».

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    Avec les températures à l'intérieur qui sont parfois à 31 degrés, les retenus dorment à certaines occasions dehors. / Crédits : DR

    Clim pour les VIP

    Le décès au Cra n’est pas le seul élément qui pèse sur le moral des retenus. Tous craignent une expulsion imminente. Et, en attendant, doivent supporter des conditions de vie difficiles. « C’est la misère ici, c’est pour ça que les gens se révoltent », décrète au téléphone Amairi, remis en liberté après l’incendie. « Y’a rien à faire, on s’ennuie, la nourriture est mauvaise, il fait trop chaud, ça pue, c’est sale… », continue Mohamed. Dans les lettres des retenus au JLD s’ajoutent des témoignages accablants : « Depuis mon admission au centre, mon état de santé s’est dégradé, vu l’état catastrophique du centre du côté hygiène et du côté médical inexistant. » Une autre :

    « SOS. Monsieur le Juge, nous vous lançons un appel de détresse afin que vous vous penchiez sur notre situation et nous tiriez de ce calvaire. »

    Dans les chambres, les températures mesurées par le bâtonnier le 10 juillet grimpent à 31° contre 30° dans la cour. Les fenêtres ne s’ouvrent qu’à peine plus que la taille de la main. Pourtant, il y a bien la climatisation mais pour en bénéficier, il faut la mériter. Ce n’est pas le scénario d’un épisode de Koh-Lanta, mais bien le fonctionnement du Canet : « une salle VIP » a été aménagée « dans un ancien réfectoire ». Chaque jour, huit retenus sont sélectionnés selon leur bon comportement et « bénéficient d’un accès de deux heures à cette salle climatisée, avec fauteuils, télévision, PlayStation, bibliothèque et activités (intervenant musique, jeux de société, etc.). »

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    Les retenus ne sont pas les seuls à dénoncer les conditions au Cra. Le commandant B. évoque au bâtonnier : « Des difficultés et des tensions créées par un changement de politique migratoire. » Depuis la circulaire lancée le 3 août 2022 par le ministère de l’Intérieur, priorisant l’enfermement aux personnes connues pour trouble à l’ordre public, « le Cra du Canet fonctionne à plein régime », et « le nombre de personnes souffrant de troubles psychiatriques et d’addictions a augmenté de manière considérable ». Le commandant B. regrette que les « moyens alloués au Cra n’aient pas été adaptés à ce changement ».

    De son côté, la Cimade pointe un « second décès en rétention administrative en quelques semaines – le premier à Vincennes (94) au mois de mai –, le dixième depuis 2017 ». Pour l’association de défense des exilés, présente dans de nombreux centres de rétention en France, il s’agit de « conséquences intolérables d’une politique d’enfermement et d’expulsion de plus en plus répressive ».

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

    Contactés, le service communication de la police et la préfecture des Bouches-du-Rhône n’ont pas répondu aux questions.

    Contactés, des agents de police en poste au Cra, le commandant B. et l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (AP-HM) n’ont pas répondu.

    Enquête d’Elisa Verbeke, illustration de Une de Caroline Varon.

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