2 Janvier 2024 – Il n’est pas encore 6h. Les braseros sont déjà allumés devant la Halte-Saint-Jean. Une centaine de soutiens ont répondu à l’appel des compagnons grévistes, prêts à résister à leur expulsion. Depuis quelques jours, la presse locale annonce une évacuation de la communauté Emmaüs. Finalement, pas d’intervention policière mais un communiqué publié le lendemain par la préfecture du Nord qui confirme la fermeture administrative de la structure. Elle serait justifiée par des risques d’incendies et elle enjoint le propriétaire à reloger les habitants, grévistes ou non. « C’est un moyen de nous faire taire définitivement. Mais nous refusons d’être relogés ailleurs avant d’être régularisés », s’exclame Alixe Kombila, porte-parole des 21 compagnons sans-papiers grévistes de la Halte, située à Saint-André-lez-Lille (59).
Cela fait 196 jours qu’ils dénoncent des maltraitances et des humiliations racistes, dont ils se disent victimes depuis parfois plus de cinq ans. Dans un article publié sur StreetPress en juin dernier, nous révélions l’ouverture d’une enquête préliminaire pour traite des êtres humains et travail dissimulé visant les responsables de la structure. À la suite de cette investigation, le mouvement social s’est depuis propagé dans d’autres communautés du Nord, comme à Nieppe et Dunkerque-Grande-Synthe, dans lesquelles des compagnons sans-papiers sont toujours en grève à ce jour. Mais si cette lutte est inédite, la répression subie par les travailleurs l’est tout autant. Les directions des communautés et les autorités semblent bien décidées à mettre un terme à la révolte de ces nouveaux chiffonniers.
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Depuis le début de l’été, des compagnons sans-papiers de plusieurs communautés Emmaüs du Nord sont en grève pour dénoncer des conditions de travail indignes. / Crédits : Jérémie Rochas
Violences policières
Il y a plus d’un mois, la police était violemment intervenue à la Halte. Le 23 novembre, il est aux alentours de 6h du matin quand une quarantaine de fonctionnaires déboulent dans la communauté Emmaüs, lampes torches à la main. « Quand je suis sorti dans le couloir, je me suis retrouvé face à deux policiers. L’un est entré dans mon logement. L’autre a frappé à la porte de ma voisine de 76 ans. Elle était terrorisée », raconte Moussa (1), l’un des grévistes. Dans un mouvement de panique, les compagnons sortent à peine habillés du bâtiment. Gisèle (1), gréviste et mère de quatre enfants, se souvient :
« Je leur ai demandé la raison de leur intervention. Un des agents m’a répondu : “La grève est finie. Il faut arrêter d’emmerder les gens”. »
Dans une vidéo que StreetPress s’est procurée, on voit des policiers entrer dans le local dans lequel est rangé le matériel de grève. « Quel mandat avez-vous pour le récupérer ? » s’insurge la compagne qui filme. Sa question est laissée sans réponse. Barnums, banderoles, tambours et caisse de grève sont confisqués. Des compagnons tentent de résister mais sont bousculés, jetés au sol, matraqués ou bien aspergés de gaz lacrymogène. En situation de handicap, Abdel (1) raconte :
« Je filmais un de mes camarades que des policiers étaient en train de traîner au sol. Ils m’ont pris mon téléphone et l’ont fracassé par terre. Ensuite, ils m’ont poussé et ont jeté ma béquille. »
Si cette lutte est inédite, la répression subie par les travailleurs l’est tout autant. / Crédits : Jérémie Rochas
Pendant près de dix heures, les compagnons sont empêchés de sortir de la communauté. Plusieurs d’entre eux ont été convoqués à des auditions dans le cadre d’une enquête pour « troubles à la tranquillité par agressions sonores et menace de violence » suite à des plaintes de voisins contrariés par le bruit des percussions.
Il faut attendre près d’une heure et l’arrivée des soutiens pour que les secours soient appelés. Une compagne de 56 ans atteinte d’une tumeur au cerveau est emmenée en urgence à l’hôpital, en détresse suite à l’intervention policière. Quelques minutes plus tard, un autre gréviste qui a reçu du gaz lacrymogène dans les yeux est pris en charge par les pompiers. Sur le certificat médical d’une autre compagne blessée à la main lors de l’intervention, on peut lire :
« Madame aurait reçu des coups de bâton dans les mains, aurait été bousculée dans les escaliers et serait tombée sur le dos. Elle aurait reçu du gaz dans les yeux. Des menaces verbales et insultes auraient également été proférées. »
La médecine légale lui prescrit deux jours d’ITT. D’après nos informations, treize grévistes ont porté plainte pour « violation de domicile, violences aggravées, séquestration aggravée, menaces, vols aggravés ».
Il y a plus d’un mois, la police était violemment intervenue à la Halte. / Crédits : Jérémie Rochas
La contre-attaque des directions
« Ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que la grève n’existe pas. […] Donc là tu prends tes affaires et tu t’en vas », s’emporte la responsable de la communauté de Dunkerque-Grande-Synthe dans un enregistrement sonore du 27 octobre dernier que StreetPress a pu consulter. Le compagnon sans-papiers à qui elle s’adresse vient de lui annoncer son souhait de rejoindre le mouvement de grève lancée par ses collègues deux mois plus tôt. Le 14 septembre, le conseil d’administration de l’association avait déjà décidé de l’exclusion des 21 premiers compagnons grévistes de la communauté locale. Même procédé à Nieppe ou la direction a annoncé en décembre dernier le retrait du statut de compagnon aux six travailleurs mobilisés.
Depuis le lancement de la grève, les communautés Emmaüs n’ont plus de chiffre d’affaires, vu que les boutiques sont fermées – sauf Grande-Synthe qui a rouvert malgré la mobilisation. Le trio de direction a assigné tour à tour les compagnons grévistes au tribunal, et a obtenu la levée du blocage de l’activité sous peine d’astreinte de plusieurs centaines d’euros par jour. Ces derniers ont également été privés de l’allocation communautaire qu’ils recevaient jusqu’alors pour répondre à leurs besoins élémentaires, soit un pécule de 150 à 380 euros par mois. Ils survivent désormais grâce au soutien de la CGT et aux quelques tickets-restaurant distribués par Emmaüs France. « La direction nous empêche maintenant d’accéder à la salle des repas et à la laverie », insiste Souma, porte-parole des 24 compagnons grévistes de Grande-Synthe. De son côté, la direction répond que les compagnons n’ont pas été « mis à la rue, ni expulsés » et elle estime que la prise en charge d’Emmaüs France est suffisante envers ceux qu’elle « peut considérer comme des squatteurs ».
À Nieppe, plusieurs bénévoles et clients se sont déclarés en soutien à la direction. Ils tentent de casser la grève via des actions coups de poing, selon Ousmane, porte-parole des compagnons en lutte, qui est dans la communauté depuis quatre ans :
« Ils arrivent en convoi et bloquent la route des deux côtés pour que la police intervienne. Un d’entre eux nous a dit de “rentrer dans notre pays”. »
Selon nos informations, ce collectif de soutien à la direction se serait rapproché d’élus locaux du Rassemblement National pour les aider à « débloquer la situation ».
Privés de chauffage
La direction de la Halte-Saint-Jean est allée plus loin en privant les habitants de chauffage et d’eau chaude, et ce, malgré des températures négatives. Un collaborateur de l’association, qui souhaite rester anonyme, en a parlé à Pierre Duponchel, le président de la communauté. Il confie :
« Je lui ai dit qu’il y avait des personnes âgées et des gosses en bas âge mais il m’a répondu que ce n’est pas son problème et qu’ils n’ont qu’à reprendre le travail s’ils veulent du chauffage. »
Parce qu’ils les empêchent d’atteindre leur chiffre d'affaires, les directions ont assigné les compagnons grévistes au tribunal, et ont obtenu la levée du blocage de l’activité. / Crédits : Jérémie Rochas
De son côté, Pierre Duponchel assure que le blocage du site par les grévistes rend impossible le rétablissement du chauffage. Le 28 décembre dernier, le juge des contentieux et de la protection a pourtant enjoint la direction de la Halte-Saint-Jean à effectuer les travaux de réparation sous peine d’astreinte. L’eau chaude a depuis été remise en marche. Une première victoire juridique pour les grévistes qui attendent avec impatience les conclusions de l’enquête préliminaire pour traite des êtres humains, lancée il y a plus de sept mois.
Emmaüs France annonçait en octobre dernier « la mise en œuvre d’une mesure disciplinaire » contre les responsables des communautés de Saint-André et Grande-Synthe. La fédération a précisé ne pas être à l’initiative de l’intervention policière du 23 novembre et condamne les violences subies par certains compagnons. Selon la direction de Grande-Synthe, Emmaüs France tente de trouver des « communautés Emmaüs amies », parmi les 122 de l’association, qui accepteraient les compagnons en grève.
La préfecture du Nord et les directions des communautés de Saint-André et Nieppe n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations.
(1) Le prénom a été changé.
Les révélations de StreetPress sur les communautés Emmaüs
Relisez nos articles :
- Dans le Nord, une communauté Emmaüs accusée de traite d’êtres humains et de travail dissimulé
- Nouvelles accusations d’esclavage moderne dans deux nouveaux centres Emmaüs
- Emmaüs Tarn-et-Garonne accusé d’avoir exploité des enfants
- Racisme et violences sexuelles chez Emmaüs : « Le directeur me traitait d’esclave, et m’humiliait en me nourrissant de banane à la bouche »
- Le responsable de la communauté Emmaüs d’Ivry-sur-Seine accusé d’agression sexuelle
- Pierre Duponchel, le sulfureux patron du « charity business » dans le Nord
- Traite d’êtres humains chez Emmaüs ? Les révélations qui secouent l’association
-“Emmaüs : mises en examen et condamnations après les révélations de StreetPress”:https://www.streetpress.com/sujet/1720607234-emmaus-mises-examen-dirigeants-condamnations-travail-dissimule-remuneration-revelations-streetpress
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