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    05/04/2024

    Des images angoissantes ? « C’est le but »

    Avec l’IA, l'extrême droite donne forme à ses fantasmes

    Par Marie Tomaszewski

    Des militants et des partis politiques d’extrême droite utilisent l’intelligence artificielle pour créer des images angoissantes ou haineuses. Leurs soutiens numériques louent le réalisme de ces images montées de toutes pièces.

    Sur une image, une vieille dame en fauteuil roulant tricote dans sa chambre. Derrière elle, un homme noir habillé d’un caftan, au regard et sourire diaboliques. La photo fait référence à un fait divers du début d’année, où un homme d’origine camerounaise a été mis en examen pour avoir violé une femme de 75 ans chez elle. « Nos mères et nos grands-mères ne sont plus à l’abri », écrit l’auteur du cliché, un spécialiste de la création d’images via l’intelligence artificielle (IA). « Bien trouvé la photo, c’est exactement ça », lui répond-on en commentaire.

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    La fachosphère et certains partis se sont emparés de l'IA pour dépeindre leur vision apocalyptique de la France. / Crédits : Caroline Varon

    Depuis plusieurs mois, Twitter-X s’est mué en galerie d’images racistes et islamophobes générées par l’IA et partagées par des militants d’extrême droite, parfois adhérents du parti Reconquête ou du Rassemblement national (RN). La fachosphère et certains partis se sont emparés de cette technologie pour dépeindre leur vision apocalyptique de la France, ou convertir en pixels des fantasmes d’un peuple français monochrome, « pur souche », et d’une « réémigration ». L’IA leur permet de créer de toutes pièces une réalité imaginée dont ils n’ont pas la preuve photographique. Parmi les scènes couramment brossées : des femmes blanches et blondes menacées par des individus arabes ou noirs, des lieux publics remplis de femmes voilées ou de musulmans ainsi que des « patriotes » persécutés par la justice ou la police.

    Des images prisées de membres de Reconquête ou du Rassemblement national

    Les comptes qui produisent ces images en série faites par l’IA rencontrent parfois un franc succès, comme le Crapaud, fornerNatio2b ou policebogmoules – bannis du réseau pour ces deux derniers. Chez eux, la plupart des clichés sont cochés. Les scénarios aux accents houellebecquiens sont souvent les mêmes : une France ou Europe « islamisée », qui profitent aux minorités ethniques, et dans laquelle la gauche ou les communautés LGBTQIA+ sont soumises.

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    Depuis plusieurs mois, Twitter-X s'est mué en galerie d'images racistes et islamophobes générées par l’IA. / Crédits : Caroline Varon

    Ces images plaisent grandement aux petites mains du Rassemblement national ou de Reconquête, qui repartagent les photos concoctées artificiellement par les comptes anonymes. L’ancien candidat zemmouriste aux législatives Nicolas Lauron a par exemple repartagé une photo créée par Le Crapaud. Elle représente un Français « de souche », blanc et blond, et un Français « de papier » – un terme xénophobe pour désigner des Français issus de l’immigration –, fatalement habillé en jogging, racisé et à la longue barbe. Dans un autre post, c’est le responsable de Génération Z Grand Est qui publie un cliché factice. Il oppose dans un train des personnes intégralement voilées d’un côté, à des femmes aux cheveux longs en robe. Les premières sont étiquetées « Nupes » tandis que les secondes sont évidemment représentatives du parti Reconquête. « Deux visions du monde. Faites votre choix », lance ce responsable régional du parti de jeunes d’Éric Zemmour, qui a depuis supprimé ce tweet.

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    Pour l’ancien candidat Reconquête Nicolas Lauron qui repartage certains de ces clichés, le but est d’avoir un « contenu visuel plus accrocheur et impactant ». / Crédits : Caroline Varon

    D’autres comme les conseillers municipaux RN Emmanuel Burger – responsable de canton dans les Vosges – et Karine Bouvier-Desnos complimentent souvent le Crapaud, un des plus actifs dans la création d’images racistes (1). « Magnifique, vraiment j’adore tes réalisations », l’a complimenté le premier sur un cliché qui implique insidieusement à éliminer des migrants.

    « L’IA peut représenter des choses qu’on ne trouve pas sur les banques d’images »

    L’affaire n’est pas qu’une question individuelle. Dans plusieurs posts vidéos publiés sur Twitter et Facebook, le groupe RN au Parlement européen, Identité et démocratie, utilise aussi l’intelligence artificielle afin de créer des images fantasmant la subversion migratoire. Dans ces pastilles anxiogènes, les réfugiés ont l’air tout droit sortis de film de zombies et forment une masse aux frontières de l’Europe. Sollicité, le directeur des relations presse RN Victor Chabert n’a pas souhaité répondre aux questions de StreetPress sur l’utilisation des images créées par l’IA au sein du parti lepeniste (1). L’IA est aussi utilisée par Jeune nation, le site internet du mouvement Les Nationalistes d’Yvan Benedetti, notamment pour illustrer un article sur la « répression des nationalistes » et montrer des hordes de « barbares » noirs et arabes.

    Chez Reconquête, plusieurs raisons poussent le parti à s’y engager. Ne pas « se poser la question de la provenance de la photo ni des droits d’image », estime Stanislas Rigault, le président de Génération Z. Ainsi que « toucher d’autres publics en répondant à leur univers culturel », indique Samuel Lafont, le directeur de la stratégie numérique, avec des images d’inspiration manga par exemple. Mais ce porte-parole de Reconquête a surtout un autre objectif :

    « L’IA peut représenter des choses qu’on ne trouve pas sur les banques d’images »

    Quant à l’ancien candidat Reconquête Nicolas Lauron qui repartage certains de ces clichés, le but est également d’avoir un « contenu visuel plus accrocheur et impactant ». Quitte à publier des images stigmatisantes ? « Je n’ai pas souvenir de Reconquête faisant des visuels dérangeants. Après on laisse une liberté à nos cadres et à nos adhérents », admet Rigault.

    L’initiative #MardIA

    Eléonore Lhéritier, responsable de la communication visuelle et de la mobilisation sur les réseaux sociaux de Reconquête, a pourtant bien publié une image fantasmée de l’invasion migratoire dans les « petits villages », dans le cadre des #MardIA. Une initiative lancée par cette dernière et Samuel Lafont en avril 2023. Via ce hashtag, les sympathisants du parti zemmouriste pouvaient partager chaque mardi leurs créations obtenues avec MidJourney – un des outils pour inventer des clichés – ou leurs prompts, sorte de successions de mots-clés pour concocter le visuel.

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    Eléonore Lhéritier, responsable de la communication visuelle et de la mobilisation sur les réseaux sociaux de Reconquête, a bien publié une image fantasmée de l’invasion migratoire dans les « petits villages », dans le cadre des #MardIA. / Crédits : Caroline Varon

    Reconquête a ensuite enchaîné avec le premier clip politique français réalisé par IA, un chatbot peu intelligent (ChatZ), des affiches, des tracts et des visuels sur les réseaux sociaux conçus par l’IA. Quelques membres de Reconquête se sont pris au jeu, avant que l’initiative ne prenne fin en juin 2023. « On l’a utilisé pendant plusieurs semaines pour marquer les esprits, montrer ce qu’il est possible de faire et faire participer les gens. Après, il faut savoir être efficace et passer à autre chose », expédie Samuel Lafont au téléphone. Interrogé sur le partage par des membres du parti d’images racistes ou haineuses, le boss de la stratégie numérique coupe court. « J’ai déjà répondu à ce à quoi je souhaitais répondre », dit-il avant de raccrocher.

    Propagande visuelle

    L’initiative a en tout cas pu infuser chez certains adhérents. S’il certifie n’avoir pas eu connaissance des #MardIA, le Crapaud est bien encarté chez Reconquête. Ce presque quadragénaire, « curieux des évolutions technologiques », est un des comptes les plus prolifiques dans la création d’images IA prisées de la fachosphère. Avec environ 27.000 abonnés, il peut publier quatre nouvelles photos par jour. « Je dois peut-être y consacrer trois ou quatre heures par jour et mettre en moyenne 20 minutes pour obtenir une image qui correspond à mes attentes », précise-t-il via messages privés sur X-Twitter. L’homme dit s’être lancé à la suite de la descente raciste du groupe de 80 militants d’extrême droite raciste à Romans-sur-Isère, en novembre dernier. L’échec de l’opération dû à la présence de la police lui donne l’envie de faire une blague et des visuels. « C’était une manière de me moquer du fait que, pour une fois, la police venait dans ce quartier pour “protéger” les racailles de la menace de l’extrême droite », écrit le Crapaud. Cette première série d’images met en scène des policiers qui chevauchent un dromadaire, jouent à la PlayStation avec des jeunes racisés, ou dégustent un couscous avec une femme voilée.

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    Le Crapaud est bien encarté chez Reconquête. Il est un des comptes les plus prolifiques dans la création d’images IA prisées de la fachosphère. Avec environ 27.000 abonnés, il peut publier quatre nouvelles photos par jour. / Crédits : Caroline Varon

    Le créateur de clichés artificiels est depuis passé à la vitesse supérieure avec une fixation sur les musulmans et les quartiers populaires. Malgré ses publications, il reste gêné par les accusations de racisme. « Je n’ai jamais fait preuve ni de haine, ni d’envie violente envers les personnes dites “racisées” », certifie celui qui utilise le terme « bogmoule » – utilisé par l’extrême droite en substitution à « bougnoule ». À un internaute qui lui avoue qu’une de ses images « l’angoisse », il répond :

    « C’est le but. »

    « Je veux vraiment montrer ce que le futur peut devenir en me focalisant sur la vie de tous les jours, pour que l’on se sente encore plus concerné », détaille-t-il à StreetPress. ​​Pour l’adhérent Reconquête, qui a récemment reçu des propositions de la part « d’entités de droite pour faire des sortes de partenariats », cette propagation d’images constitue une forme de militantisme. Elle lui permet de « promouvoir les idées de droite ». L’IA constitue pour lui un outil militant d’autant plus précieux qu’elle permet de réagir immédiatement à l’actualité, « sans passer par un processus artistique long ». Il lui arrive de dispenser des conseils aux autres sympathisants d’extrême droite moins aguerris aux nouvelles technologies, mais désireux de contribuer à ce mitraillage d’images sur les réseaux sociaux. Pour l’ancien candidat Reconquête aux législatives Nicolas Lauron, qui a déjà repris ses visuels à son compte, son travail serait simplement de la « caricature » :

    « L’idée pour le Crapaud c’est de pousser à son paroxysme ce qu’il essaie de véhiculer, avec évidemment des stéréotypes. Charlie Hebdo le fait depuis des années avec des Unes assez choquantes. Moi je suis vraiment pour une totale liberté d’expression vis-à-vis de ça. »

    (1) Contactés, Emmanuel Burger, Karine Bouvier-Desnos ainsi que le député européen Jean-Lin Lacapelle n’ont pas répondu aux sollicitations de StreetPress.

    Illustration de Une par Caroline Varon.

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