Lyon (69) – Kélétigui Sylla semble être un jeune homme comme les autres : chemise à carreaux, sac à dos, lunettes aviateur et casquette, il a tout du look de l’étudiant en école de commerce. Ou peut-être de l’ingénieur, vu son air concentré et son regard sérieux. Il a 25 ans, une famille, des amis et des diplômes. Tout pour être heureux, pensait-il. Sa vie, qu’il a mis tant d’entrain à construire, vient pourtant de s’écrouler. En mars 2024, il a reçu une Obligation de quitter le territoire (OQTF). Sa troisième. L’État français a décidé que sa place n’était pas ici, mais en Guinée. Voilà pourtant dix ans qu’il vit à Lyon. Après la rue, le foyer pour mineurs, puis l’école, à laquelle il s’est accroché malgré les difficultés, il a trouvé un travail et a tout fait pour être autonome. Rien ne semble suffisant pour pouvoir construire sa vie ici, souffle-t-il. En parlant, il se tord nerveusement les mains, jette des regards anxieux à droite et à gauche.
Né en Guinée, Kélé vie depuis dix ans en France où il a mené ses études et construit une vie sociale épanouie. Malgré ces faits, l’État cherche à le renvoyer dans un pays où il n’a plus aucun lien. / Crédits : Moran Kerinec
En parlant, Kélé se tord nerveusement les mains et jette des regards anxieux à droite et à gauche. / Crédits : Moran Kerinec
Kélé – comme tout le monde le surnomme – a pourtant été « un ado doux et rêveur », se souvient Pascale Delorme avec tendresse. C’est dans sa grande maison vénissiane que le Guinéen a passé son adolescence. « Il passait des journées entières blotti là, devant le poêle, ou à parler politique avec mon mari », sourit celle qui l’a hébergé. Au mur, des photos de Kélé jeune, puis plus âgé, à Noël, avec les petits-enfants de Pascale. « On a fêté ses 20 ans dans le jardin », précise-t-elle avec émotion. D’ailleurs, son vélo est toujours là, appuyé contre un mur. « Notre gamin », dit-elle, pour parler de son fils choisi.
Sur les murs de la grande maison vénissiane de Claude et Pascale Delorme, Kélé est présent à chaque fête de famille. / Crédits : Moran Kerinec
Pascale Delorme a laissé en l’état la chambre que Kélé occupe depuis dix ans. / Crédits : Moran Kerinec
Abandonné
Février 2014. Le froid mordant de cette matinée lyonnaise saisit Kélé, alors âgé d’à peine 14 ans. Quelques heures plus tôt, il se baladait sous le soleil éclatant de sa Guinée natale. « La France n’avait rien à voir. J’étais intimidé et perdu. » Il a surtout le cœur lourd : sous son abri-bus, il attend depuis plus d’une heure l’homme qui l’a fait venir dans cette grande ville austère. « Je serais vite de retour », avait-il assuré. Un mensonge. C’est la deuxième fois qu’on fait le coup à Kélé. La première, c’était après l’expulsion de leur appartement de Conakry, la capitale de la Guinée, quand il avait 13 ans. À l’époque, son père quitte la capitale pour tenter sa chance dans les redoutables mines de RDC, laissant son fils derrière lui :
« Il n’arrivait plus à subvenir à nos besoins, on mangeait un seul repas par jour. »
Kélé n’a jamais revu son père.
Kélé ne sait pas ce que sont devenus son père, sa mère et ses frère et sœur restés à Kindia. Quand il croise quelqu’un qui se rend en Guinée, il lui demande de se renseigner. / Crédits : Moran Kerinec
Alors le garçon s’est réfugié, comme tant d’autres, au marché de Conakry. La nuit, il dort sur les étals des commerçants ; le jour, il cire des chaussures. « C’était difficile. Il y avait souvent des bagarres. » Pudique, il passe rapidement sur l’incertitude de trouver une paillasse disponible le soir, les réactions des commerçants à l’aube et la crainte perpétuelle de voir son argent dérobé pendant la nuit. Un de ses clients, aisé, se prend d’affection pour lui. Quelques semaines plus tard, l’enfant est assis à ses côtés dans un avion, direction la France, muni d’un passeport et d’un visa.
C’est sous un de ces arrêts de bus de la Part-Dieu que l’adolescent s’est retrouvé livré à lui-même, un soir de février 2014. Il n’a plus jamais entendu parler de l’homme qui l’a fait venir en France. / Crédits : Moran Kerinec
La loi française
Les années suivantes, les dates s’emmêlent. Kélé est ballotté au bon vouloir de l’État français. D’abord au foyer de la protection de l’enfance, où il retrouve brièvement son insouciance après deux mois dans la rue. « Il était touchant, dégingandé et réservé », décrit Lilian Rongier, son éducateur de l’époque. « On le sentait un peu plus fragile que les autres. » Puis la prison. Kélé est accusé d’avoir menti sur son âge : son passeport indique une date de naissance en 1985. Les autorités entreprennent des tests osseux. Ces examens médicaux sont controversés pour leur manque de fiabilité : ils donnent des informations sur la croissance plutôt que sur l’âge. « Ils m’ont mis dans une grosse machine, c’était très violent », se souvient-il en frissonnant. Les radios de ses os lui donnent 19 ans. Kélé est incarcéré à la maison d’arrêt de Corbas, avec les adultes. Amer, il raconte :
« Les autres détenus étaient scandalisés que je sois là avec eux qui avaient vendu de la drogue. »
Il refuse de s’étaler sur cette période, malgré sa colère qu’il peine à cacher. Le jour de sa libération, le rouleau compresseur administratif poursuit sa course : le garçon passe de la prison au centre de rétention administrative le plus proche. Ses ex-éducateurs le retrouvent et se mobilisent. Il est libéré au bout de deux semaines.
Kélé a passé plusieurs nuits sous ce pont de la rue de Bonnel, à proximité immédiate de la la gare de Lyon Part-Dieu. / Crédits : Moran Kerinec
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L’impossible reconstruction
C’est un adolescent brisé qui débarque chez les Delorme. « Quand des amis venaient à la maison, il ne voulait pas qu’on parle de sa situation », souffle Pascale :
« C’est l’un des rares sujets sur lequel on s’est vraiment engueulés. »
Taciturne mais tenace, le jeune Kélé remonte la pente. Il poursuit ses études, poursuit sa vie malgré les accros. Et là, c’est l’accident : un bras cassé, une douleur à vie et un profond traumatisme. Il se réoriente, mais la préfecture lui interdit toujours de travailler.
Kélé a des séquelles à vie de l’accident survenu en 2018. Une perceuse de son école lui a brisé le bras en deux, sectionnant os, nerfs et tendons. / Crédits : Moran Kerinec
Le comité de soutien de Kélé et RESF se mobilisent contre cette troisième OQTF en multipliant pétitions, tribunes, et soirées de soutien comme celle du 24 mai visant à dénoncer l’impact de ces OQTF sur la vie des mineurs isolés et des jeunes majeurs étrangers. De peur de se faire interpeller lors de la soirée, Kélé n’a pas pu y assister. / Crédits : Moran Kerinec
Heureusement, Kélé peut compter sur la solidarité lyonnaise. Marie, qui cherche quelqu’un pour garder son fils Céleste suite au décès brutal de son conjoint, l’embauche. « Kélé a été un pilier dans ma reconstruction », affirme-t-elle. « Il m’a permis de retourner travailler sereinement en sachant que mon fils était pris en charge par quelqu’un de généreux, doux et cadrant. » À cette époque, Kélé quitte le nid familial des Delorme pour s’installer dans le quartier de la Croix-Rousse, toujours à Lyon. Il se passionne aussi pour le théâtre, la poésie et publie même un recueil de poèmes nommé « Écrire sans arrêt ».
« Kélé a été un pilier dans ma reconstruction, décrit Marie. Il m’a permis de retourner travailler sereinement en sachant que mon fils était pris en charge par quelqu’un de généreux, doux et cadrant. » / Crédits : Moran Kerinec
Kélé est passionné de théâtre et de poésie. En 2023, il a publié un premier recueil de poèmes qui s’intitule « Écrire sans arrêt ». / Crédits : Moran Kerinec
Entre les copains, les dimanches à Vénissieux et les parties de foot avec Céleste, le temps passe et Kélé oublie presque sa situation administrative incertaine. Malgré toutes ses démarches et celles de ses proches, impossible d’être régularisé. Le 11 mars, c’est le coup de massue : il est à nouveau menacé d’expulsion. La préfecture du Rhône – qui n’a pas souhaité s’exprimer sur le dossier – estime que son comportement « ne caractérise pas une bonne insertion dans la société française ». Le jeune homme allait fêter ses 25 ans avec Pascale. À la place, il se cache. Il a fait une rare exception pour ce portrait. « Que faut-il que je fasse de plus ?! » s’interroge-t-il jour et nuit. Dans ses cauchemars, une petite voix lui susurre que rien ne suffira jamais.
Lors de la soirée de soutien à Kélé, des enfants dessinent son nom au coin des tables. / Crédits : Moran Kerinec
Article d’Orianne Mollaret avec les photos de Moran Kerinec.
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