Avez-vous ressenti, cet été, « la pulsion de mort sans précédent qui s’abat sur la France » ? Avant la canicule, Le Nouveau Détective (LND) jette un nouveau coup de froid, fin juillet, en compilant trois affaires, sans lien, dans une « abominable série noire ». L’addition est sans appel : 8 morts, 4 enfants et une manière étonnante de se régaler, comme au moins 260.000 Français, tout l’été. En huit numéros et une centaine d’affaires, nous avons ainsi recensé 102 morts, dont 19 enfants et 2 femmes enceintes, une quinzaine de viols, une avalanche, un suicide à la scie-sauteuse, une bouche tranchée au scalpel ou un duel meurtrier au tracteur.
Journal paranormal Bien au-delà de l’été, cela fait 84 printemps que ça dure, depuis que les frères Kessel et Gaston Gallimard ont lancé Détective, un journal d’investigation destiné à explorer « l’envers du décor social ». Malgré une histoire mouvementée, l’expérience se prolonge, si bien qu’il continue d’afficher une mine insolemment bonne et un visage de journal un peu paranormal, cumulant les paradoxes et les fantasmes. Il est le seul, par exemple, à pouvoir enchaîner une couverture polaire, une série de blagues, un reportage animalier et une publicité pour la convention obsèques Aviva. Concernant les enquêtes, l’histoire veut aussi que le journal ait acquis une réputation facile de gros mytho tout en ayant contribué, pour de vrai, à l’avancée de certaines affaires (Dills, Kulik), à la remise en cause du bagne ou de la guillotine. En fait, derrière une longévité et un succès exceptionnel, plus facile à mesurer devant un kiosque de Martigues que dans un Relay parisien, LND est l’un des premiers hebdomadaires français, cinq fois plus lu que Les Inrocks, mais assez méconnu. Le trésor serait d’ailleurs bien gardé derrière la porte de Nuit et Jour, l’éditeur du journal, à Paris : pas facile, paraît-il, à ouvrir…
La bite et le couteau « Les journalistes français sont quand même des mange-merdes. Ils gueulent tous contre les tabloids anglais, mais cette semaine, c’est bien le Sun qui a été cherché un criminel nazi, après un an d’enquête. On parle aujourd’hui de deux journalistes britanniques mais quand il foutra une nana à poil, ils diront tous que c’est de la presse de caniveau. » En quelques minutes, Gabriel vient de planter le décor. Le jeune directeur du LND porte aussi bien son nom que les chemises à grand col et un lexique franc du collier, dont il réserve le meilleur à une certaine caste de journalistes, reproductible et pantouflarde, qualifiés de « casse-couille », « père-la-morale » et même d’ « enculés ».
« Ce sont des fonctionnaires et ils s’en foutent. A Détective, chaque semaine, on joue notre peau. Nous sommes sûrement critiquables, mais on a au moins le mérite de faire des enquêtes de terrain, se battre pour chercher des infos, avec la bite et le couteau. »
Gabriel est un pur produit maison, parfaitement lucide sur la réputation du journal et sa mission. Il l’inscrit dans une tradition de presse populaire, au sens noble du terme, proche de ses lecteurs, auxquels il dirait la vérité et comme un véritable contre-pouvoir auprès des autorités établies. On l’a vu, tout l’été, du commissariat d’Avignon qui conseille de faire le 17 à un buraliste en train de se faire braquer (à 100 mètres) à la clinique du Val d’Ouest, près de Lyon, coupable d’une fatal error sur un bébé de 8 mois. Au-delà des doutes, que le journal a toujours suscités, son directeur semble ainsi accroché, comme une moule énergisante, à la restauration de la vérité. A la limite, parfois, du populisme, cela expliquerait qu’on croise, dans le journal, des Roumains, des gitans, des racailles ou qu’une affaire de rivalité politique, bien réelle, entre deux élus de Moselle, y soit résumée sans détour : « Sénateurs cherchent pute ».
Miam
DSK de Chalon Plus largement, Gabriel s’inspirerait d’un double postulat selon lequel toute vérité, même brutale, est bonne à dire et tous les moyens sont bons, ou quasi, pour aller la chercher. « Dans les pays anglo-saxons, au moins, la règle est claire : quand c’est vrai, c’est publiable. Après, on peut dire que certains journaux font de la merde, mais le principe est assez juste, qu’il s’agisse de traquer un nazi ou de choper Kate Moss en train de prendre de la coke. » Contrairement aux tabloïds anglais, LND s’intéresse peu aux people et les affaires, impliquant des personnalités (Giraud, Boutboul), se sont toujours soldées par des ventes désastreuses.
« DSK, par exemple, nos lecteurs savent à peine qui c’est. » Par contre, ils connaissent tous le « DSK de Chalon », un vieux pervers turc, bourré de viagra, adepte des séances de torture avec de jeunes autochtones rencontrées sur Internet. En passant ainsi son quotidien à descendre sur le terrain, jusque dans la fosse septique de la société, la rédaction y ferait alors remonter une inimaginable saleté. C’est logique.
« Quand on reproche à Détective d’inventer, je réponds, avec un peu de cynisme, que ce n’est même pas la peine. Quand vous voyez ce mec, cette semaine, qui construit une yourte et veut l’emmener de Metz à Marseille, pour ouvrir un bateau flottant… : des conneries pareil, ça ne s’invente pas ! Évidemment, il l’a pas fait, donc il a préféré tuer tout le monde, parce qu’il était trop bourré. »
L’affaire suivante nous laisse, quand même, un peu plus perplexe, à partir du moment où une femme aurait entendu la voix d’une amie, victime d’un accident de cheval, dans le bec d’une corneille…Un paquebot dans le jardin Lundi matin. Comme chaque semaine, la petite équipe du LND – une vingtaine de personnes, dont 6 reporters de terrain – s’agite en conférence de rédaction pour préparer le nouveau numéro, comprenant une douzaine d’enquêtes, des rubriques récurrentes (« Ça fuse au prétoire ») et des à-côtés méga-LOL : « Ils ont fait très très fort… », insolites des JO, etc. Les sources d’information sont multiples, issues de canaux traditionnels et surtout d’une « petite cuisine interne » qui ne manque pas d’histoire pour savoir où manger.
Seul périodique français consacré aux faits divers, LND reçoit aussi des informations du public, comme dans l’affaire Bérenger Brouns, un charcutier-traiteur accusé d’avoir découpé sa femme à Paris.
« Sa mère nous a appelé en disant qu’elle était paniquée, car elle était sans nouvelles de sa fille. Les flics étaient passés dans l’appartement, mais ils n’avaient rien vu. Quand notre reporter est arrivé sur les lieux, il y avait des traces de sang partout. »
Les enquêteurs du LND sont ainsi, toujours, au cœur de la machine. Ils entretiennent des contacts, souvent anciens, avec la police et la justice, mais surtout une compétence maison de laboureur à l’ancienne et un statut de témoin quotidien de la « France d’en bas » qui ne se réduit pas, loin de là, au territoire du crime. « En marge de nos enquêtes, on découvre toujours des choses étonnantes, comme ce type, qui n’avait jamais vu la mer et a construit un paquebot dans son jardin ! »
Œuvres collectives Au final, l’occupation du terrain reste absolument essentielle pour le journal, d’autant plus que le métier aurait beaucoup changé. « Avant, les reporters déjeunaient avec le juge, le commissaire et ils discutaient, dans une franche camaraderie, de choses et d’autres, notamment des affaires. Ce n’est plus du tout pareil aujourd’hui : on est en train d’inventer un monde où les journalistes sont là pour tendre un micro, alors que la justice et la police sont là pour ne rien dire. A Détective, on essaie de contourner cela, dans notre coin, mais c’est de plus en plus difficile. »
Une fois les enquêtes bouclées, le journal n’a pas terminé, pour autant, le travail. « Les articles sont rédigés, souvent à plusieurs mains, mais c’est le fonctionnement habituel de la presse : les papiers sont généralement des œuvres collectives. » Gabriel banalise, lui-même, son concept de journalisme narratif tout en sachant très bien que LND s’est toujours illustré dans un traitement, bien particulier, des affaires, aussi identitaire sur la forme que sur la mauvaise réputation du journal. Et alors ?
« Quand Truman Capote fait un bouquin sur les faits divers, tout le monde se met en extase, parce que les écrivains auraient le droit de les romancer, mais pas nous ! »
DSK, par exemple, nos lecteurs savent à peine qui c’est. Par contre, ils connaissent tous le «DSK de Chalon», un vieux pervers turc, bourré de viagra, adepte des séances de torture avec de jeunes autochtones rencontrées sur Internet
> Quel a été le rôle de la presse et du LND dans l’affaire ?
LND a pris très tôt partie en faveur de mon innocence en cherchant à faire éclater la vérité. C’était aussi un moyen de communication puisque, à travers les lecteurs, j’ai reçu beaucoup de soutiens en prison. De façon générale, la presse écrite a joué un rôle important dans l’affaire, même s’il faut distinguer entre les titres qui font avancer les choses des choux gras qui cherchent, avant tout, à vendre du papier sur le malheur des gens. La médiatisation empêche surtout une affaire de stagner.
> D’autres journaux ont-ils joué ce rôle plus que d’autres ?
Le Figaro Magazine, par exemple, a largement relayé l’affaire. De toute façon, dès que certains osent, tous les autres peuvent le faire derrière. Certains ont mené leur propre enquête, de façon précoce ; d’autres ont plutôt relayé les nouveaux éléments sans vraiment s’investir.
> Etes-vous encore sollicités, sur votre affaire, par les médias ?
Il m’arrive parfois de participer à une émission ou une interview, mais ça reste exceptionnel, d’autant plus que je reste très prudent sur le sujet, tant que l’affaire n’est pas close. Je continue aussi à donner quelques conférences, à travers le pays, pour partager mon expérience.
> Suivez-vous encore l’enquête, ou fait-elle définitivement partie du passé ?
J’ai en effet tourné la page, mais c’est toujours indélébile puisqu’on n’efface pas, comme ça, 15 ans de sa vie. Cela ne signifie pas que je ne suis pas heureux aujourd’hui et dans l’espoir qu’on puisse trouver, un jour, le coupable. Je n’en sais pas beaucoup plus sur l’enquête actuelle, mais une chose est fondamentale : le dossier n’est pas fermé.
L’effroyable mort d’une petite fille Quoi qu’il en soit, les bonnes recettes reviennent encore tout l’été. Dès la titraille, par exemple, LND utilise un répertoire limité, souvent mortifère, dont les 6 termes les plus employés (sur 130 gros titres) permettent de dresser, en les juxtaposant, un titre-robot quasi parfait : « Crime d’enfant : l’effroyable mort d’une petite fille ». Au-delà du lexique, les formules du LND sont aussi propices à alimenter, chez ses détracteurs, les soupçons de déformation, en rabattant régulièrement le lecteur vers une sorte de réalité augmentée. Ainsi, lorsqu’un petit allemand sort, miraculé, d’une chute de 25 mètres dans un puits, le journal a tranché : ce sera l’histoire de « l’enfant avalé par la forêt ».
Cet accident est d’ailleurs symptomatique de la manière dont LND met en scène, par la narration, ses enquêtes, en commençant par dépeindre une ambiance idéale, famille heureuse et météo favorable. « Le regard émerveillé, ils sont quarante gamins de 3 à 4 ans à scruter les sous-bois (…) Ils ont tous eu le même espoir : voir apparaître sept petits personnages au visage rond, en train de chanter ‘Hé ho, hé ho, on rentre du boulot’ ». Le mal peut alors surgir avec fracas, à partir de quoi le récit ne cessera de placer le lecteur dans la peau de la victime. Tous les récits sont ainsi écrits au présent, alors qu’un quart des enquêtes porte, cet été, sur des affaires passées, jusqu’à 35 ans d’âge. Absents, par définition, au moment des faits, les rédacteurs n’hésitent pas non plus à introduire des éléments de dialogue pour nous permettre d’entendre, sans friture, le coupable : « Continue et c’est dans le cœur que je te le plante ! » Au final, après pas mal de suspense, des détails et une immersion, progressive et totale, dans le drame, les sujets se terminent souvent par un petit message, en guise de service après-vente, à l’image de celui concluant cette abominable série noire : « Le malheur peut frapper à chaque porte. »
1/ Omar Raddad « m’a tuer »
2/ Simone Weber, Agnès Le Roux (Maurice Agnelet), Pierre Chanal, le Gang des Barbares, la Veuve Noire
3/ Patrick Dills, Jean-Claude Romand, le Docteur Godard, Jean-Pierre Treiber, Yann Piat, la josacine empoisonnée, Danny Leprince, Xavier Flactif, Jean-Louis Turquin
Dessines moi un mourant Fain-lès-Moutiers, début août. Contrairement aux apparences, nous n’arrivons pas en Bourgogne sur la trace d’Émile Louis ou de Michel Fourniret, ni pour se dire que les passagers du Paris-Montbard ont tous une tête à se retrouver dans LND, mais pour rencontrer Louis Bachelot et Marjolaine Caron. Après les Beaux-Arts à Paris, puis une première vie de costumière et scénographe, ce tandem artistique a réhabilité une vieille ferme pour y faire régner une atmosphère aussi familiale que trompeuse.
Depuis une quinzaine d’années, en effet, le couple réalise des « tableaux photographiques » destinés à la presse et à leur activité, chargée, d’artistes contemporains. « Nous avons commencé à faire des images pour Nous Deux, puis un jour, notre femme de ménage nous a dit : ça me fait penser à Détective… J’ai appelé Catherine Nemo, l’ancienne directrice, qui nous a reçu et en quinze minutes, l’affaire était conclue. » A l’époque, l’hebdomadaire, qui a longtemps collaboré avec Angelo Di Marco et revendique toujours, d’après son directeur actuel, un rôle de « découvreur de talents », recherche de nouveaux illustrateurs, capables de livrer des images, en 24 heures chrono, après avoir trouvé un foie de sanglier, des têtes de psychopathes, un sous-bois et des jeunes enfants innocents. A ce petit jeu-là, les Bachelot Caron sont parfaits. Tout est disponible, autour de la maison et dedans, pour reconstituer les scènes de crime.
Pour les personnages, le couple se met en scène lui-même lorsqu’il ne s’agit pas de ses propres enfants et des voisins, dont le garde forestier du village ou un ancien ouvrier de Marion Vernoux, l’ex-femme de Jacques Audiard, qui habite le coin. « Un jour, je me souviens, on a débarqué chez des Anglais, qu’on connaissait à peine, pour leur demander de jouer une femme enceinte et un homme en train de couper un bras. Ils étaient un peu étonnés, mais ce sont aujourd’hui des amis. » Après le déjeuner, où le chevreuil a bien le goût de gibier (pas d’homme), Bachelot Caron nous laissent aussi découvrir leur formidable banque d’images, faite maison, dont chaque visuel pourra servir, un jour, à une création : visages d’un vol Easyjet, accidents de la route, asiatiques, intérieurs de maisons, etc. Au-delà des prises de vue, en effet, le couple forme surtout un étonnant duo de plasticiens numériques qui raffolent de photoshop pour couper, décoller et monter des images, volontairement truquées.
« Nous sommes passionnés, depuis toujours, par le mélange de la vérité et du faux. Les images véhiculent, toutes, une double lecture, avec des éléments réels, mais aussi des détails qui coincent. »
LND leur irait donc si bien et comme chaque jeudi, ou presque, Dimitri Sani, rédacteur en chef adjoint du journal, vient d’appeler. Il leur transmet le brief de la semaine, presque gentillet : une sorte d’euthanasie, à l’opinel, qu’un homme de 90 balais, malade d’un cancer, a exercé sur sa femme, atteinte d’Alzheimer…
Au bout de l’été, une seule question reste alors en suspens : quel est l’effet du LND sur notre organisme ? Nous n’avons rien remarqué, si ce n’est de continuer à le lire ou d’avoir un peu hésité, dans le sable, à recouvrir les pieds de son fils, 20 mois, car on ne sait jamais : le ciel était trop dégagé…
Le couple se met parfois lui-même en scène
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