Depuis un an et demi, Ali attend des réponses. Des explications sur la violente interpellation qu’il a subie à Argenteuil. L’homme de 34 ans a été insulté, tabassé devant sa femme par quatre policiers en civil et a menacé d’être tasé :
« Ce jour-là, j’ai cru que je partais. »
Ali est le 42e témoignage recueilli par StreetPress qui met en cause le comportement des forces de l’ordre dans la ville du 95. Une précédente enquête détaillait 39 histoires de victimes de multiples passages à tabac, de menaces de mort ou d’insultes racistes. À ces violences, s’ajoutent un harcèlement administratif et des amendes injustifiées par dizaines. Au cours du mois de juillet 2020, nous avons recueilli le récit d’Anthony, qui a pris un coup de LBD à moins de deux mètres dans le dos, et celui de Mohamed, un mineur de 17 ans qui a failli devenir borgne à la suite d’un violent coup de crosse de LBD. Désormais, il y a celui d’Ali, le 30 juin 2019.
« Pourquoi tu ne t’arrêtes pas, fils de pute ? »
Il est 13h55 quand le trentenaire est au volant de son SUV Peugeot sur la D48. La route coupe Argenteuil dans sa moitié. Avec sa femme, ils ont quitté Nanterre où ils résident pour aller profiter d’un barbecue chez des amis. Ils sont un peu à la bourre. À la dernière intersection, Ali aperçoit sur sa gauche une voiture qui fonce dans sa direction. Elle n’a pas la priorité. Pour éviter la collision, il accélère et passe de justesse. D’un coup d’œil, il devine un gyrophare sur le tableau de bord de la Skoda banalisée. Il comprend qu’il s’agit de la police. Dans ses rétros, il voit la voiture revenir vers lui. « Je me décale parce qu’ils essaient de me doubler sur une ligne continue », se souvient Ali. Mais la Skoda reste à sa hauteur : « Je vois un passager me regarder, très énervé. Il me dit quelque chose mais j’ai mes fenêtres fermées car il faisait très chaud. Je fais signe que je ne l’entends pas. Là, il me fait un doigt d’honneur et me montre le bas-côté. »
Dès le 2 juillet, Ali part témoigner à l'IGPN pour raconter ce qu'il a vécu. Il décrit les coups et les insultes racistes. / Crédits : DR
Ali gare son 4×4 dans la rue où habitent ses amis. La voiture banalisée l’imite, suivie par une seconde. Quatre hommes sortent. Deux viennent du côté d’Ali, deux de l’autre. Il descend la vitre. Un des agents lui lance directement :
« Pourquoi tu ne t’arrêtes pas, fils de pute ? »
Ali n’a pas le temps de comprendre qu’un des bleus lui aurait envoyé un coup de poing dans les côtes. Encore assis dans sa voiture, il empêche un autre pandore d’ouvrir sa portière. Sa femme commence à filmer. « Je vois que ça va trop loin et je leur dis que j’ouvre la voiture », raconte Ali. Au moment où il déverrouille la portière, les fonctionnaires arrachent le téléphone des mains de sa femme. Lui se fait sortir du véhicule. La suite est un déchaînement de violence :
« On me jette contre ma voiture, on m’assène des coups à la tête, dans le dos. »
Selon le PV de sa plainte à l’IGPN, que StreetPress a pu consulter, Ali prend « trois ou quatre coups-de-poing dans les côtes et l’abdomen » des deux policiers qui le frappent. Le trentenaire certifie qu’à ce moment-là, il ne réplique pas et n’insulte personne. « Au vu de la situation, j’ai tout de suite compris que c’était mort d’avance. J’essaie de crier en espérant que quelqu’un soit témoin. Mais si c’est vraiment la police, qu’est-ce que vous voulez que les gens fassent ? », questionne-t-il. Depuis le début, les agents ne se sont pas présentés. Ils n’ont pas de brassards de police au bras.
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Menaces de taser et insultes racistes
Les seules choses qu’on lui dit sont des insultes racistes : « Espèce de sale Arabe. Ferme ta gueule ! Tu vas voir ce que tu vas prendre », détaille Ali. Il est jeté à terre. Quatre fonctionnaires sont sur lui. L’un d’eux a le genou sur son cou. « J’avais du mal à respirer et à bouger. Ils continuaient de me frapper sur le visage et dans le dos », souffle Ali. Un cinquième baqueux lance : « Reculez, je vais le taser ». À ce moment-là, la femme d’Ali s’interpose et proteste. Réponse : « Arrête de me postillonner dessus, lama ! »
Prise de colère, elle l’insulte. Une policière lui passe les menottes pour outrage. Ali, lui, est relevé :
« Je sens que j’ai mal partout, je commence à cracher du sang. »
Il demande ce qu’il a fait. Il ne récolte qu’un : « Ta gueule, on t’emmène au poste. » Il n’a pas le temps de remettre ses claquettes, tombées durant l’altercation. Il embarque pieds nus dans la voiture. Sa femme est dans la deuxième. Durant le trajet au commissariat, il continue de recevoir des coups-de-poing dans les côtes et la tête. Et les insultes racistes pleuvent : « Espèce de bougnoule », « Les gens comme toi, on va les envoyer au bled avec ta négresse de femme, qui devrait fermer sa gueule ». Ils lui promettent de lui « mettre la totale ». On lui annonce qu’il est placé en garde à vue avec sa femme pour outrage et rébellion.
18h de garde à vue pour des infractions routières
En attendant d’être reçu par l’officier de police judiciaire, Ali voit ses tortionnaires rigoler. « Ils se regardent et disent : “Toi t’es assermenté, toi t’es assermenté… Ça va, on ne risque rien.” Ils se sentent intouchables », juge-t-il. Mais la promesse de lui « mettre la totale » s’efface lors de son entrevue avec l’OPJ – où ses agresseurs sont également présents. La pandore lui apprend qu’il n’est finalement pas là pour outrage et rébellion, mais pour trois infractions routières. « Refus de priorité à un véhicule d’intervention urgente usant de signaux spéciaux », « défaut de maîtrise de la vitesse du véhicule » et une absence de clignotant lorsqu’il a tourné. Des faits qu’il conteste tout autant. Sa femme, elle, se voit bien reprocher l’outrage. La vidéo qu’elle avait débutée a été supprimée de son téléphone et elle n’a pu la montrer à l’OPJ.
Pour cela, le couple passe 18h en garde à vue. Arrivés à 15h au commissariat, Ali et sa femme n’en sortent qu’à 9h du matin. Ils sont obligés de commander un Uber pour retourner à leur voiture. « Ces heures en cellule, c’est quelque chose que je ne vais jamais m’enlever de la tête. C’est traumatisant », lâche-t-il.
Lors de son passage aux urgences, les médecins détectent une entorse de la nuque et craignent que sa mâchoire soit endommagée. / Crédits : DR
Durant toute sa garde à vue, on ne l’a pas interrogé sur son état. D’après des photos prises à sa sortie du commissariat, que StreetPress a pu consulter, le trentenaire a pourtant des bleus sur le visage et les genoux. Son t-shirt est déchiré dans le dos.
Entorse cervicale et mâchoire endommagée
Deux heures après sa sortie du commissariat, Ali est aux urgences de Nanterre pour faire constater ses blessures. Le médecin qui l’ausculte note un traumatisme crânio-facial ainsi que de nombreuses contusions sur son crâne, visage, thorax et sur les membres supérieurs. Il observe également une « entorse de la nuque ». « J’avais du mal à tourner la tête à cause de la pression du genou sur mon cou », pointe Ali. Pour le doc’, ces blessures nécessitent cinq jours d’arrêt de travail et dix jours d’arrêt de sport.
Sa mâchoire est également scrutée par les toubibs. « Ils ont fait des radios pour voir si elle n’était pas cassée », se souvient-il. Face aux résultats, un chirurgien-dentiste préconise au blessé une « alimentation semi-liquide » durant une semaine.
Refus de plainte
Le 2 juillet 2019, Ali est dans les locaux parisiens de l’IGPN avec sa femme. Cette dernière se voit refuser sa plainte. « Selon les policiers, elle n’était pas une victime physique », précise son mari. Elle dépose tout de même une main courante. Ali, lui, porte plainte pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » et « injures non-publiques ». On lui propose aussi d’être auditionné par l’institut médico-judiciaire (UMJ), pour avoir une interruption totale de travail (ITT), utile pour sa plainte. Lorsque sa convocation tombe, il s’étrangle : l’examen est prévu pour le 18 juillet. Soit 19 jours après les faits. « Toutes les séquelles physiques visuelles ont eu le temps de disparaître ! », tonne Ali.
Le jour J, la toubib lui demande s’il est là « pour des violences policières ». Il répond par l’affirmative et dit qu’il a encore « des douleurs au dos et un genou enflammé ». « Elle me regarde et me dit : “Je suis comme Saint-Thomas, je ne crois que ce que je vois”. En fait, mon cauchemar a continué », lâche aujourd’hui Ali. Il lui demande ce qu’elle en pense « en terme d’ITT » :
« Elle me dit : “Je ne sais pas. J’hésite entre zéro et une journée”. Ce n’est pas si grave de se faire tabasser finalement ! »
Il n’obtient qu’une journée d’ITT.
En octobre 2019, Ali reçoit des majorations d’amendes pour les infractions routières qu’on lui avait signifiées lors de sa garde à vue. Sauf qu’il n’a jamais reçu les amendes avant la majoration. Il s’agit de « PV caniveaux ». / Crédits : DR
Des amendes caniveaux
Ses problèmes ne s’arrêtent pas là. En octobre 2019, Ali reçoit des majorations d’amendes pour les infractions routières qu’on lui avait signifiées lors de sa garde à vue. Sauf qu’il n’a jamais reçu les amendes avant la majoration. Il s’agit de « PV caniveaux ». Les policiers détruisent la partie destinée au contrevenant, qui ne sait pas qu’il doit payer quelque chose avant que ce soit majoré. Une pratique courante à Argenteuil. Dans son enquête sur la police en juillet 2020, StreetPress avait rencontré des dizaines d’habitants qui en avaient fait les frais. Pour cette histoire, Ali a dû payer 825 euros et a perdu trois points. « J’ai contesté avec les plaintes, le certificat médical… Je n’ai jamais eu de réponses », souffle-t-il.
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Il n’a pas plus d’échos de sa plainte et des avancées de l’enquête. Contacté, le service d’information et communication de la police nationale (Sicop) confirme que les policiers n’ont finalement pas porté plainte contre Ali ou sa femme pour outrage et rébellion. Le Sicop explique que le dossier a été traité par « la cellule discipline et déontologie de la DDSP 95 » et non par l’IGPN – en décembre 2019, Ali avait dû refaire sa plainte au commissariat d’Argenteuil. « Selon le niveau, l’IGPN ne se saisit pas toujours pour ce type d’affaire et transmet aux cellules de déontologie des DDSP. La cellule du 95 est plutôt très active », précise un bleu.
Le dossier a été transmis au parquet de Pontoise le 16 novembre 2020, un an et demi après les faits, pour « appréciations ». Malheureusement, le Sicop n’avait pas d’éléments pour dire si les policiers avaient été entendus ou ce qu’ils pouvaient risquer. Du côté des magistrats, on confirme qu’une enquête est en cours. Ali et sa femme, eux, sont dans le flou et n’ont eu aucune nouvelle. Encore aujourd’hui, Ali continue d’en faire des cauchemars.
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