« Salam Aleykoum, les amis, la famille, j’ai une bonne nouvelle ! Les gens qui habitent à l’étranger, […] qui habitent en Europe, dans n’importe quel endroit, et qui n’ont pas de papiers, il y a une résidence de deux ans en Italie. Une carte de séjour de deux ans en Italie ! Si vous êtes intéressés, contactez-moi sur Instagram, en privé. »
On est en juillet 2021. Une publicité virale tourne sur le réseau social chinois. L’homme qui s’exprime en dialecte algérien depuis le siège d’une voiture pimpante est le chanteur de raï Amine TGV, qui a plus de 62.000 followers sur Instagram. Le compte TikTok @fateh_stras_officiel qui publie la vidéo n’existe plus aujourd’hui. C’est celui de Fateh Laouacheria (2), l’un des trois hommes impliqués dans une vaste arnaque aux titres de séjour qui visait des Algériens sans-papiers vivant en France.
« On a signé des contrats de travail, on a déposé un dossier en Italie, mais tout était faux ! » regrette Malik (3), l’un des Algériens floués. L’Italien Gianni Riccardi (2), le Français d’origine algérienne Mohamed Benhaoua (2) et l’Algérien Fateh Laouacheria ont soutiré 8.000 euros à chacune de leurs victimes en leur promettant une déclaration d’embauche leur garantissant une régularisation en Italie. Ce qui n’est jamais arrivé, puisque les documents étaient des faux.
Selon nos estimations, près de quarante Algériens auraient été délestés de près de 320.000 euros au total. 15 d’entre eux ont porté plainte pour des « faits d’escroquerie en bande organisée ». L’affaire a été confiée au tribunal de Strasbourg (67). Les plaignants projettent de se constituer partie civile et de saisir un juge d’instruction dans les jours à venir. StreetPress s’est entretenu avec six victimes et s’est procuré des preuves de virements, des récépissés italiens basés sur de faux documents, des échanges WhatsApp, et des enregistrements des arnaqueurs.
Les candidats aux titres de séjour entrent en contact avec eux sur WhatsApp. Les magouilleurs font alors tout pour les convaincre. Nordine, un Algérien de 27 ans qui vit au Blanc-Mesnil avec sa compagne et ses deux enfants, raconte :
« Ils nous ont envoyé des vidéos de gens qui venaient de recevoir leurs cartes de séjour et pour qui tout se passait bien. »
Les arnaqueurs font miroiter à leurs victimes un job en Italie et le titre de séjour qui va avec. Dans une des vidéos, envoyée en privé aux victimes, Sabrina Riccardi, la femme de Gianni, présente en arabe des hébergements confortables dans ce qui semble être une ferme hôtelière moderne où les Algériens seraient logés pendant leur période de travail. Sur une autre vidéo, Gianni Riccardi sort d’un véhicule avec un papier officiel et va à la rencontre d’une femme blonde. Ils se dirigent ensuite vers la préfecture de Latina, commune située entre Rome et Terracine, dans la région du Latium. Le narrateur zoome sur la plaque du bâtiment et dit en arabe que Gianni est avec « l’avocate ».
« Dadidou », l’homme de main qui va récupérer les dinars en Algérie
Pendant six mois, les charlatans s’en mettent plein les poches. Les candidats à la régularisation doivent d’abord leur verser un acompte de 1.000 euros, puis la somme de 7.000 euros le jour du dépôt du faux dossier. De nombreux virements sont faits via des services de transferts d’argent comme Ria, Nickel, MoneyGram ou Western Union directement à Fateh Laouacheria, Mohammed Benhaoua et Riccardi Gianni, mais aussi aux deux frères de Mohammed Benhaoua, A. Benhaoua et H. Benhaoua ou à d’autres intermédiaires. D’autres échanges de fonds se feraient en main propre, en région parisienne. C’est le cas pour Malik, jeune homme de 38 ans, originaire de Tizi-Ouzou, en Kabylie. Pris par un chantier, il demande à son cousin de donner ses 7.000 euros en liquide à un intermédiaire de Mohamed Benhaoua. Les deux hommes se retrouvent en bas de la chambre exigüe que loue le Kabyle dans le 10ème arrondissement de Paris :
« Il m’a appelé et m’a dit : “Il y a quelqu’un qui arrive devant chez toi et tu lui donnes l’argent”. Il m’a dit que c’était quelqu’un de confiance. »
Dans certains cas, les sommes ont été récupérées en dinars, directement en Algérie auprès de proches. Plusieurs victimes nous ont parlé d’un homme surnommé « Dadidou ». Ce dernier, vivant en Algérie, aurait fait le tour des villes du pays, d’Alger à Bouira en passant par Tizi Ouzou et Blida, pour recueillir le butin auprès des familles restées au pays. « Moi, j’ai donné 1.000 euros ici et 160 millions de dinars au bled [environ 11.000 euros, NDLR] », assure Youssef (3). L’Algérien qui a traversé la Méditerranée en bateau il y a trois ans, gagne sa vie en pédalant pour les applications Uber Eats et Deliveroo. « C’est mon frère et mon cousin là-bas qui m’ont avancé l’argent. »
Les escrocs Gianni Riccardi, Mohamed Benhaoua et Fateh Laouacheria. / Crédits : DR
Le « ricevuta » de la poste italienne comme preuve ultime
Pour faire avaler la pilule à leurs victimes, le trio d’arnaqueurs va encore plus loin. Prétextant un rendez-vous administratif officiel, ils demandent à tous de se rendre en Italie à différentes dates. Sur place, certains rencontrent Sabrina Riccardi et Mohamed Benhaoua. C’est ce qui est arrivé à Malik. Le 22 septembre 2021, le jeune homme prend le bus jusqu’à Mulhouse (68) avec un autre Algérien désireux de régulariser sa situation en Europe. Mohamed Benhaoua l’attend dans la ville haut-rhinoise pour l’emmener en voiture jusqu’à Bâle, en Suisse, puis en Italie. L’arnaqueur est chaleureux et rassurant, et garantit que Riccardi Gianni est un homme connu en Italie. Malik confie :
« Il avait l’air sincère. Il nous disait qu’on était comme ses frères, que lui aussi avait vécu sans-papiers donc qu’il savait ce que c’était. »
Il les conduit jusqu’à la ville de Latina, à 70 km de Rome, où il rencontre Sabrina Riccardi. La brune élégante leur parle dans leur langue natale. Cette dernière leur fait signer ce qui ressemble à un contrat de travail puis les accompagne pour déposer le dossier à la poste. Comme toutes les victimes, Malik reçoit un récépissé de la poste de Latina qui finit de le rassurer sur le sérieux de la procédure.
Youssef, le livreur à vélo, et ses deux amis Ahmed et Karim (3) se sont fait rouler de la même manière. En août, pour le premier et en octobre pour les deux autres, ils font l’aller-retour Paris – Latina. C’est la touche finale du scénario inventé par la clique italo-algérienne pour crédibiliser son histoire. Youssef raconte :
« J’ai rencontré le mec sur place, j’ai payé mon timbre et j’ai déposé mon dossier à la poste. Après, ils m’ont donné le “ricevuta” [récépissé en italien, NDLR] avec un rendez-vous à la préfecture pour février. »
Sauf qu’à chaque passage de frontière, les Algériens sans-papiers ont pris de gros risques. Sur le chemin du retour, Amir (2), Algérien énergique de 22 ans qui enchaîne les petits boulots dans le bâtiment en France depuis trois ans, se fait arrêter à la frontière franco-italienne. Il s’énerve :
« Ils m’ont déposé à la “Guardia” qui m’a relâché au bout de quelques heures. Mais j’ai raté mon train et j’ai dû payer l’hôtel. »
Pas de visa mais une GAV
Après de longues semaines d’attente sans nouvelles, les Algériens commencent à s’inquiéter et à s’écrire entre eux. Certains se connaissaient déjà car ils se sont refilé l’annonce. D’autres ont fait connaissance depuis l’arnaque. Ils créent un groupe WhatsApp pour s’échanger plus facilement des informations. Jusqu’au jour où le château de cartes s’écroule.
À la fin du mois d’octobre 2021, un des Algériens qui avait été parmi les premiers à déposer son dossier est allé à son rendez-vous à la préfecture de Latina. Mais plutôt que de lui donner un titre de séjour, la police italienne le place en garde à vue. « Je connaissais ce mec. Il m’a appelé et il m’a dit que c’était des faux contrats, une arnaque », se remémore l’Algérois Ahmed. « Chacun l’a dit à l’autre et on a tous compris que tout était faux », se désole le jeune papa Nordine. Pour Malik :
« J’arrivais pas à y croire. J’ai vu tout noir. C’est déjà pas facile de vivre sans-papiers et tu te fais arnaquer. On voulait juste travailler légalement pour aider nos parents. »
Le Kabyle trime au black dans le bâtiment, la restauration et la sécurité pour pouvoir rembourser ses proches à hauteur de 400 ou 500 euros par mois. « Le pire c’est pas les 8.000 euros, c’est la façon dont il a profité de notre faiblesse. »
Au bled, l’arnaqueur est son voisin
Les trois potes Youssef, Ahmed et Karim vivaient en région parisienne quand ils sont tombés sur l’annonce TikTok de Fateh Laouacheria. Depuis, ils ont déménagé à Caen, en Normandie, car la vie y est moins chère. « On est entrés dans une galère, tu ne peux pas imaginer », s’emporte Youssef. Il partage une pièce de 25 m² avec son ami Karim, qu’il a vu tomber en dépression. En Algérie, la famille de Karim vit à Boufarik, la même ville dont est originaire Mohamed Benhaoua. Youssef regrette :
« Au bled, c’est son voisin. Depuis l’arnaque, il ne dort plus, il a des plaques sur le corps. Il ne pense qu’à Mohamed Benhaoua et à l’argent qu’il lui doit. »
Très remontées, les victimes se mettent à harceler leurs bourreaux pour être remboursées. En guise de réponse, ils se font insulter. StreetPress a pu écouter un message vocal dans lequel Mohamed Benhaoua dit en arabe :
« Ça y est, j’ai pris mon gain, je me casse pas la tête, qu’ils aient leurs papiers ou pas, je m’en fous. »
15 des Algériens floués ne veulent pas lâcher l’affaire. Bien qu’en situation irrégulière, ils décident de porter plainte. Selon Antoine Ory, l’avocat qui les défend :
« C’est un dossier typique où des parties ont le privilège d’avoir une nationalité ou un titre de séjour, ce qui les place comme légitimes dans la tête de personnes sans-papiers. Ils en profitent pour exploiter leur précarité et leur aspiration à une vie normale. »
Magouilles italo-algériennes
Dans la clique d’arnaqueurs, chaque rôle paraît bien défini. Mohamed Benhaoua est celui qui organise les voyages et envoie des intermédiaires pour récupérer l’argent. Cet homme de 40 ans, né en Algérie, a la nationalité française et vit à Strasbourg. Son collaborateur, Fateh Laouachera, s’occupe quant à lui de faire la promotion du « bon plan » sur les réseaux sociaux et d’expliquer aux victimes ce qu’elles devront faire pour obtenir leur titre de séjour. L’Algérien de 32 ans au look soigné est également Alsacien d’adoption. Tous les deux ont créé des sociétés sous le statut d’auto-entrepreneur comme livreurs à vélo à Strasbourg, respectivement en 2021 et 2020.
L’Italien Gianni Riccardi est celui qui a rendu l’escroquerie de la petite organisation crédible. Le prétendu homme d’affaires au gabarit impressionnant et aux bras tatoués vit à Terracine, une ville entre Naples et Rome, dans la région du Latium. C’est sa société qui doit fournir des contrats de travail italiens. Sur le compte Facebook de sa femme Sabrina Riccardi, une Algérienne de 28 ans avec qui il a deux enfants, il apparaît comme un flambeur, qui multiplie les soirées clubbing romaines.
Un influenceur DZ s’en mêle
Sur les réseaux sociaux algériens, l’affaire a fait du bruit. Raiid Vlogs, un YouTubeur algérien qui vit en Italie et qui a plus de 600.000 abonnés sur sa chaîne, a demandé des comptes à l’arnaqueur Gianni Riccardi au nom des victimes. Le 25 novembre 2021, dans ce live Instagram, le patron italien rejette la faute sur ses associés. « Je me suis embrouillé avec Mohamed, je l’ai envoyé se faire foutre », dit-il en italien.
Dans un autre enregistrement, l’Italien assure qu’il n’a reçu que des virements de 1.000 euros et qu’il est prêt à les rendre. StreetPress a pourtant la preuve d’au moins un virement Nickel de 4.000 euros, envoyé par une victime au compte N26 de Riccardi Gianni le 2 août 2021.
Extrême droite italienne
Bien qu’il se fasse passer pour l’Européen bien en place dans son pays, les seules fréquentations connues du businessman sont en réalité plutôt douteuses. En 2017, sur le site d’un journal local, il se tenait fièrement aux côtés du maire de Terracine d’alors, Nicola Procaccini, en tant que partenaire d’un projet touristique mené par une délégation turque. Nicola Procaccini, aujourd’hui député européen, est membre du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, dirigé par la première ministre Giorgia Meloni. Contacté par StreetPress, ce dernier nie toute relation avec Gianni Riccardi. Il explique que le projet présenté au moment où ils ont été photographiés ensemble était « fantasmagorique ». Il n’y a donc pas donné de suite.
Le député européen d’extrême-droite Nicola Procaccini (cravate rouge) et Gianni Riccardi (chemise bleue) à la mairie de Terracine en 2017. / Crédits : DR
Depuis cet été, le député d’extrême droite Nicola Procaccini est suspecté de corruption. Le 19 juillet 2022, la police italienne fait une descente à la mairie Terracine et arrête la maire de la ville, du parti Fratelli d’Italia et de nombreux fonctionnaires. L’enquête porte notamment sur des détournements de fonds européens.
Projet touristique bidon en Algérie
Ses rapprochements avec les politiciens peu scrupuleux ne s’arrêtent pas aux frontières européennes. S’il ne parle pas la langue de ses victimes, Gianni Riccardi connaît l’Algérie. En 2016, il fait des affaires dans la région d’Ouargla, dans le Sahara, aux côtés du ministre des Transports de l’époque Amar Ghoul.
Amar Ghoul, ex-ministre algérien des Transports aujourd’hui en prison, (écharpe bleue) et l'escroc Gianni Riccardi à Ouargla en 2016. / Crédits : DR
Trois ans plus tard, en 2019, à l’issue d’un procès historique contre les responsables politiques de l’ère Bouteflika, ce proche de l’ancien président indétrônable a été envoyé en prison pour corruption. Sur une vidéo YouTube qui a été envoyée aux victimes de l’arnaque pour prouver le sérieux de l’Italien, Gianni Riccardi est filmé avec l’homme politique algérien. Dans un français bancal, il déclare :
« J’invite les étrangers à investir dans le tourisme parce que l’Algérie c’est pas juste le pétrole, l’Algérie a beaucoup beaucoup de culture, elle est très jolie. »
Gianni Riccardi est sur place en tant que partenaire italien pour présenter un projet de village touristique de luxe. Le projet devait être géré par la société « Riccardi-Global » et bénéficier d’un financement estimé à plus de 144 milliards de dinars [environ un milliard d’euros, NDLR]. Selon la Direction du Tourisme et de l’Artisanat (DTA) d’Ouargla, le complexe de 150 hectares devait comprendre un lac artificiel, un hôtel, des villas, un hôpital, un terrain de golf ou encore une mosquée pour 4.000 fidèles. L’investissement était censé générer plus de 2.500 emplois dans une région qui souffre particulièrement du chômage.
Mais cette fois encore, les promesses n’ont pas été tenues. Le projet n’a jamais démarré, explique à StreetPress Mahdjoubi Elachia, chef de service tourisme de la DTA d’Ouargla :
« Il y a eu un problème de financement. »
(1) Contacté par StreetPress, l’artiste Amine TGV n’a pas souhaité s’exprimer.
(2) StreetPress n’est pas parvenu à joindre Gianni Riccardi et Mohamed Benhaoua. Contacté via l’intermédiaire d’un proche, Fateh Laouacheria a refusé de s’exprimer.
(3) Les prénoms des témoins ont été modifiés à leur demande.
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