Lorsqu’ils sont arrivés dans la soirée du mardi 4 avril, ils étaient 184, à en croire le nombre de couvertures distribuées (1). 184 jeunes, souvent des adolescents, venus du Mali, de Guinée ou encore de Côte d’Ivoire, qui ont délaissé les rues du nord de Paris pour venir occuper cette école abandonnée du 16e arrondissement, aux murs encore griffonnés de dessins colorés. Ils se rêvent peintre en bâtiments, chanteur de dancehall, professionnel du roller, économiste ou électricien de chantier. Pour l’instant, pris dans le dédale de l’administration, ils attendent de passer devant un juge pour enfants, qui statuera sur leur avenir. Ceux que l’État français considérera comme mineurs pourront être logés et suivre une formation de quelques années à l’école, prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Pour les autres, ce sera la débrouille.
Lorsqu’ils sont arrivés dans la soirée du mardi 4 avril, les jeunes exilés étaient 184. Ils seraient maintenant environ 250. / Crédits : Nnoman Cadoret
L'école du 16e arrondissement où se sont installés ces jeunes est abandonnée depuis deux ans. / Crédits : Nnoman Cadoret
Nikolaï, chargé de la communication d’Utopia56, l’une des associations coordinatrices de l’occupation présente quotidiennement sur place, le reconnaît : toutes en ont « marre de ce cirque ». Le député La France Insoumise Louis Boyard, venu au lendemain de l’installation, sans écharpe mais avec son collaborateur, acquiesce :
« Le système est institutionnalisé : les associations mettent la pression, un parlementaire vient, puis fait passer le message. C’est une comédie qui est en train de se jouer, on le sait, et on est tous saoulés. Parce qu’au milieu de cette comédie, il y a des jeunes qui attendent. »
Des rêves plein la tête
Parmi ces jeunes qui attendent, il y a Abdoulaye, jeune ivoirien originaire de Yamoussoukro, qui termine cet après-midi-là une arabesque à la craie dans l’une des cours de l’école. Tout près, Kaba l’observe d’un regard amusé. C’est lui, le futur pro du roller. « Enfin, je faisais quelques compétitions dans mon pays. Disons que j’étais semi-professionnel », nuance-t-il.
Abdoulaye, jeune ivoirien, termine une arabesque à la craie dans l’une des cours de l’école, qu'il nomme « Les fleurs et l’étoile du henné ». / Crédits : Nnoman Cadoret
Kaba et ses camarades d’occupation découvrent la marelle dans la cour de l’école. / Crédits : Nnoman Cadoret
Vidéo à l’appui, il raconte les slaloms furtifs entre des obstacles improvisés : ici, un ami allongé sur le ventre, là, une pile de cagettes. Les images racontent, elles, autre chose : la précarité qui frappe Siguiri, cinquième ville la plus peuplée de Guinée. Malgré la présence d’une mine d’or dans la région et les 12 millions de dollars d’investissement « communautaire » revendiqués par ses exploitants, les portes des échoppes bringuebalent tout le long des trottoirs défoncés. Depuis qu’il est en France, Kaba a raccroché les patins et n’a plus qu’une idée en tête : l’école. « Mais dès que je commencerai à gagner ma vie, je pense que la première chose que je ferai, c’est m’acheter une paire », songe-t-il. Abdoulaye a maintenant terminé son arabesque, et cherche à lui donner un nom. Ce sera « Les fleurs et l’étoile du henné ».
Killa espère un jour pouvoir faire des « concerts dans le monde entier ». « Et puis j’aiderai les pauvres avec tout mon argent », lance-t-il fièrement. / Crédits : Nnoman Cadoret
Un jeune dessine un avion au sol, qui sera ensuite renommé « Air Côte d’Ivoire ». / Crédits : Nnoman Cadoret
Plus loin, les baskets multicolores de Killa réveillent l’ocre des monticules de feuilles mortes. Lui espère un jour emprunter mieux que les Airbus de la compagnie Air Côte d’Ivoire que viennent de crayonner ses camarades sur le goudron. « Moi, ce sera jet privé et concerts dans le monde entier », parade-t-il, avant de tempérer : « Et puis j’aiderai les pauvres avec tout mon argent. » Reste à savoir quand. Après une session de dancehall improvisée, les rêves de Killa se heurtent aux fenêtres brisées des murs de l’école où il s’apprête à passer une nouvelle nuit :
« Bon, je me donne deux, trois, ans. Le temps que ces histoires de papiers se débloquent, que tout aille mieux. »
Trois mois dans la rue
Dans l’autre cour, les ballons de foot, les cartes à jouer et les bâtonnets de Mikado ont plus de succès que les boîtes de craies. En plein « toro », Alpha, 16 ans, se remémore ce qui fut sa vie à Conakry, qu’il a quittée il y a déjà plusieurs années. À l’école, il était toujours dans le quinté de tête. « Parfois deuxième, parfois troisième, mais jamais après cinquième », lance-t-il fièrement. Il était excellent en maths mais préférerait étudier l’économie, « plus d’opportunités ». Il lui a fallu partir : un « problème familial », sur lequel il ne souhaite pas s’épancher. Depuis trois mois, il vit comme la plupart des jeunes présents dans l’école à la rue, vivotant entre les spots pour échapper aux réveils nocturnes des forces de l’ordre. Quand la peine est trop grande le soir, avant de s’endormir, il fait comme tous les autres adolescents. « J’imagine mon père et ma mère qui me prennent dans leurs bras », confie-t-il sans ciller :
« Je les aime plus que tout. »
Dans une grande salle, plusieurs jeunes ont installé leurs couvertures pour dormir. / Crédits : Nnoman Cadoret
En plein « toro », Alpha, 16 ans, se remémore ce qui fut sa vie à Conakry, qu’il a quittée il y a déjà plusieurs années. Depuis trois mois, il vivait comme la plupart des jeunes présents dans l’école à la rue. / Crédits : Nnoman Cadoret
Assis côte-à-côte sur un banc à la peinture défraîchie, quatre adolescents se repassent le film, sous les premiers bourgeons des platanes, des après-midis dans les collines et sur les plages de Guinée. Mohammed a vu pour la première fois la neige en Italie, lorsqu’il a traversé à pied les pistes de la « Voie Lactée » depuis Clavière, pour rejoindre Briançon. « Elles étaient hautes comme le bâtiment en face, là. Des montagnes entières de neige. C’est super impressionnant. » Il s’étonne que la neige recouvre en réalité de seulement quelques mètres d’épaisses couches de roche, et s’enquiert aussitôt de leur composition. « Chez nous, c’est beaucoup de sable, ou du granit. » De la France, ils espèrent d’abord voir la Tour Eiffel et le Parc des Princes. Mohammed s’arrête :
« Mais bon, d’abord, il y a le recours (2). La vérité, c’est que pour l’instant, on ne pense qu’à ça. »
« D’abord, il y a le recours. La vérité, c’est que pour l’instant, on ne pense qu’à ça. » / Crédits : Nnoman Cadoret
(1) Selon un décompte le jeudi 13 avril, les jeunes exilés seraient désormais « entre 230 et 250 » dans l’école.
(2) Le recours de minorité, face au juge pour enfants.
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