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    15/01/2025

    Welcome au Milipol, salon français de la sécurité intérieure des États

    « Il y a une coproduction des armes par l’État français et l’industrie »

    Par Lina Rhrissi

    Dans son film Nous sommes des champs de batailles, disponible à prix libre depuis le 17 janvier 2025, le chercheur et militant Mathieu Rigouste montre comment les industriels de l’armement font du business avec la police et l’armée française.

    Armé d’une caméra, le chercheur Mathieu Rigouste s’est incrusté, entre le 14 et le 17 novembre 2023, au cœur de la machine sécuritaire mondiale. Milipol est un salon international parrainé par le ministère de l’Intérieur français, qui réunit les acteurs de la « sécurité intérieure des États » et se tient tous les deux ans à Paris. Nous sommes des champs de bataille, sorti le 17 janvier 2025, montre en images cet entre-soi où les armes sont des marchandises comme les autres. Le film documentaire indépendant met au jour une réalité cynique : ces industriels se servent de l’utilisation de leurs produits par la police et l’armée française comme d’un argument marketing imparable pour les vendre à d’autres pays.

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    L’auteur de La domination policière, une violence industrielle (éd. La Fabrique, 2012) sait qu’il est fiché par les renseignements depuis son interpellation violente par la police en 2013, qui a entraîné un procès. « Dans leur dossier de plainte contre moi, pour se couvrir, ils ont mis la fiche S [abréviation de « sûreté de l’État »] dans le dossier pour démontrer que j’étais sans doute un type très violent », raconte-t-il. Ce spécialiste revendique la pratique des sciences sociales depuis les luttes, pour éviter qu’elles « reproduisent des rapports de domination ». Les échanges filmés entre Mathieu Rigouste et les communicants tout-sourires du géant français Thalès ou de l’Américaine Axon sont entrecoupés de témoignages de proches de victimes des violences policières, comme Fatou Dieng, la soeur de Lamine Dieng, et de scènes avec celles et ceux qui luttent contre cette industrie militaro-sécuritaire.

    C’est facile de rentrer au Milipol quand on est fiché S ?

    C’est la troisième fois que j’y allais. À chaque fois, je me suis fait accréditer comme journaliste en faisant plusieurs demandes. Il y en a toujours environ une sur quatre qui passe. Sans doute parce que les contrôles sont aléatoires. Ce qui est fou, c’est que, grâce à mon accréditation, j’avais un badge fabriqué par le géant français de la surveillance numérique Idemia [accusé d’avoir vendu de la reconnaissance faciale à la Chine. , ndlr] qui me permettait d’aller partout.

    Ensuite, j’ai simplement dit la vérité à mes interlocuteurs, en mettant quand même un costume et en parlant leur langue. Ils sont entre eux et se disent qu’ils parlent à un journaliste spécialisé défense et sécurité. Ils ne me donnent pas accès à toutes les dynamiques illégales de ce business, comme les commissions et les rétro-commissions, mais ils délivrent rapidement les mécaniques officielles.

    Pourquoi c’est intéressant d’y aller pour toi ?

    Les salons de l’armement sont des endroits où se réunissent les industriels, les acheteurs, les États, des policiers, des militaires et des mercenaires pour concevoir, développer, avancer des contrats, etc. Il y a aussi des civils, beaucoup portent des symboles d’extrême droite, qui s’amusent à essayer les armes. C’est un espace pour comprendre les transformations de l’économie politique de la guerre et du contrôle. Bien sûr, personne ne parle jamais des millions de morts civiles faites par ces armes. Ça se passe comme si de rien n’était, dans un lieu où, deux semaines avant, il y avait le salon du fromage et, deux semaines plus tard, il y aura le salon de la chaise longue.

    Un représentant d’une marque française te dit qu’il est « plus facile d’exporter si on a déjà rayonné dans son pays ». C’est une stratégie partagée par tous les industriels de l’armement ?

    Les industriels de l’armement ont intérêt à ce que leurs produits soient estampillés par les ministères de l’Intérieur et des Armées. On peut même aller plus loin : il y a une coproduction structurelle et systémique de ces armes et de leur marché. C’est-à-dire que l’État et ces industries travaillent main dans la main à la conception, le développement et le budget de ces marchandises. C’est une dynamique qui n’est pas uniquement française. Les Israéliens viennent à Milipol vendre aux Français en valorisant le fait d’avoir déjà expérimenté leurs armes en Palestine.

    L’autre découverte dans le documentaire, c’est le pantouflage. Tu interroges notamment Laurent Pellegrin, le vice-président d’Idemia France, qui a été gendarme, préfet, membre du service des achats du ministère de l’Intérieur et directeur-adjoint de la DGSE

    On voit que la boucle est bouclée lorsque l’on trouve d’anciens préfets à la tête de ces industries et que l’on observe la réciproque avec d’anciens industriels régulièrement recrutés par le gouvernement. Leurs carrières sont organisées pour faire des allers-retours entre le public et le privé. Il faut casser le mythe d’une démocratie au service des citoyens. L’État est dirigé par une classe sociale qui gère ses intérêts et ceux-ci n’ont rien à voir avec les intérêts des classes populaires, leur sécurité ou leur bien-être.

    Tu fais le lien entre l’industrie de l’armement et la guerre d’Algérie (1954-1962), mais aussi les guerres contemporaines de la France au Sahel depuis 2003. Quel est le rapport ?

    Ce que l’industrie et l’État appellent « les opérations extérieures » ne servent pas seulement à vendre des armes, mais également à les tester. Chaque déploiement militaire permet aussi de montrer à tous les acteurs internationaux, devant la caméra, qu’on a un nouveau dispositif ou une nouvelle technologie qui fonctionne parfaitement bien. Cela génère forcément une course aux armements : la guerre au Sahel a permis une explosion des ventes de Rafales de Dassault. La guerre d’Algérie était déjà un grand laboratoire de développement de nouvelles armes pour la France. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le mythe de l’excellence française en matière de maintien de l’ordre est né. Un slogan publicitaire qui a permis à la France de devenir un acteur de premier plan sur ce marché.

    Le documentaire Nous sommes des champs de bataille est disponible depuis le 17 janvier 2025, à prix libre, sur le site mathieurigouste.net

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